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Anatole France : pourquoi il est urgent de réhabiliter cet écrivain mal-aimé

Anatole France : pourquoi il est urgent de réhabiliter cet écrivain mal-aimé

Fin des années 1970. Peu après son arrivée en exil en France, ayant fui la Tchécoslovaquie soviétisée, Milan Kundera évoque devant Cioran sa passion pour Anatole France. Le philosophe ricane : "Ne prononcez jamais ici son nom à haute voix, tout le monde se moquera de vous !" Des années plus tard, en 2009, Kundera consacrera à Anatole France un chapitre de son essai Une rencontre. Pourquoi ce dernier s’est-il retrouvé sur la "liste noire" alors qu’il aurait mérité une autre postérité ? "Jeune homme, écrit Kundera, j’essayais de m’orienter dans le monde en train de descendre vers l’abîme d’une dictature dont la réalité concrète n’était prévue, voulue, imaginée par personne, surtout pas par ceux qui avaient désiré et acclamé son arrivée : le seul livre qui a été capable de me dire alors quelque chose de lucide sur ce monde inconnu a été Les dieux ont soif."

A l’occasion du centième anniversaire de la mort d’Anatole France, Calmann-Lévy a eu la bonne idée de rééditer Les dieux ont soif, ce classique délaissé paru en 1912 qui peint avec clairvoyance et esprit la dérive de la Terreur. Né à Paris en 1844, élu à l’Académie française en 1896, Prix Nobel de littérature en 1921, France était une icône de son vivant – rappelons qu’il a en grande partie inspiré à Proust le personnage de Bergotte. Mais dès sa disparition en 1924, les choses se compliquent. Les surréalistes publient contre lui le pamphlet collectif Un cadavre. Aragon voit en lui un "exécrable histrion de l’esprit". Aussi suffisant que d’habitude, André Breton argumente vaseusement : "Avec France, c’est un peu de servilité humaine qui s’en va. Que soit fêté le jour où l’on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l’opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur." Trois ans plus tard, le remplaçant à son fauteuil sous la Coupole, Paul Valéry enfonce le dernier clou : dans son discours de réception, il parvient à ne pas prononcer une seule fois le nom d’Anatole France ! Depuis, le pauvre homme est considéré comme l’écrivain académique par excellence, un éteignoir officiel, un double de Paul Bourget – bref, le sommet de la ringardise.

Celui qui en est resté à cette idée reçue sera surpris en lisant pour la première fois Les dieux ont soif : c’est un livre éclatant de vérité, de vitalité et même de mordant. Il faut ici expliquer d’où vient Anatole France. Disciple de Voltaire, ami de Zola et de Jaurès, collaborateur de L’Humanité, il a fait ses études au collège Stanislas et a été élevé par un père, Noël France (quel nom !), qui fut soldat de Charles X puis est devenu libraire, spécialisé dans la période révolutionnaire. Bien avant d’écrire Les dieux ont soif, le jeune Anatole a donc été biberonné à une érudition lui permettant d’éviter de tomber dans le sectarisme. Cela est remarquablement expliqué par Guillaume Métayer (spécialiste d’Anatole France et chercheur au CNRS), qui signe la préface de cette nouvelle édition.

Avant d’essayer de comprendre la chute de France, on lui demande quand il situerait son apogée (reconnaissance, notoriété et influence). "Cela nécessiterait une recherche spécifique, nous répond-il. Il me semble qu’un point important est son élection à l’Académie française en 1896 puis son intervention dans l’affaire Dreyfus, donc autour de 1900, et la parution de l’un de ses chefs-d’œuvre, Histoire contemporaine. La politique lui a donné une très grande notoriété dont les innombrables rues, collèges, stations Anatole-France sont la trace. Sa notoriété et son influence n’ont cessé de croître mais une note dissonante a commencé à s’y mêler. Le ver était dans le fruit car la politique est toujours clivante. Et l’unanimité, elle aussi, peut dangereusement se retourner contre un artiste, le transformer en symbole d’une époque révolue. C’est exactement ce qui s’est produit avec Anatole France."

"La génération qui a exécré France en est aussi l’héritière"

Guillaume Métayer partage-t-il la thèse de la "liste noire" évoquée plus haut ? "Oui, j’ai eu parfois l’occasion d’en parler avec Milan Kundera et je crois aussi que le snobisme a joué un grand rôle dans la chute d’Anatole France. Je pense que les surréalistes se sont comportés comme des terroristes : des gens qui frappent tellement fort qu’ils impressionnent une partie du public et donnent une direction à l’Histoire. Car malheureusement le terrorisme ne suscite pas que l’effroi mais a souvent un effet d’entraînement plus ou moins tacite. Ils ont donné le ton et ensuite chacun y est allé de son coup de griffe, voire de son coup de pied de l’âne." Dans ce "chacun", on retrouve en premier lieu un certain Paul Valéry, dont Guillaume Métayer nous explique l’agressivité : "Il en voulait à Anatole France d’avoir refusé de publier son maître hermétique Mallarmé dans Le Parnasse contemporain – le programme esthétique personnel de France était plutôt le retour à une forme classique et intelligible. Mais il faut ajouter à la rancune poétique la haine politique : les sorties antisémites de Valéry dans sa correspondance contre le dreyfusard Anatole France le suggèrent. J’y ajouterais la rivalité ordinaire d’une génération envers ses aînés et trop de ressemblances pour ne pas se détester. Quand on y regarde de près, la génération qui a exécré France en est aussi l’héritière, par son classicisme notamment…"

Au fond le drame de France n’est-il pas d’avoir été trop fin dans un pays grossièrement polarisé entre droite et gauche ? Guillaume Métayer appuie cette thèse : "Anatole France était un homme de gauche. Il a défendu Dreyfus, promu la loi de séparation d’Emile Combes, a même publié un Salut aux Soviets avant de se désolidariser des premiers procès soviétiques… Etait-il un écrivain de droite ? C’était un homme d’une grande subtilité et honnêteté intellectuelles. Il a très vite compris que les Lumières ne devaient pas se figer en dogme et en mythe, sous peine de se contredire, voire, comme avec la Terreur, de devenir l’inverse de ce qu’elles devaient être. Animé par un goût très prononcé pour le passé et l’ancienne France, il n’a jamais été partisan de la table rase et a toujours cherché des continuités profondes derrière le théâtre de l’Histoire. Il a aussi exploré les liens possibles entre les deux blocs opposés, droite et gauche, et tenté de comprendre la pensée de son adversaire au lieu de la diaboliser. C’est un modèle de liberté d’esprit associé à une grande humanité. Sans doute cette délicatesse d’intelligence et de cœur le rend-elle difficilement récupérable dans les périodes d’embrigadement."

Dans la jeune génération, on ne connaît guère qu’un fan d’Anatole France : le virevoltant François-Henri Désérable. Il s’était révélé en 2013 avec Tu montreras ma tête au peuple, un recueil de nouvelles se passant pendant la période révolutionnaire. Pour lui, ça ne fait pas un pli : "Bien sûr qu’il faut réhabiliter Anatole France ! Il n’y a que trois grands romans sur la Révolution : Quatrevingt-treize de Victor Hugo, Les Onze de Pierre Michon et Les dieux ont soif, qu’on ne lit plus hélas, à cause de ces satanés surréalistes qui ont frappé France de damnatio memoriae, cette condamnation post-mortem à l’oubli qui existait dans la Rome antique." En 1924, la tête de France était tombée dans le panier des six bourreaux derrière Un cadavre (Aragon et Breton, mais aussi Eluard, Delteil, Soupault et Drieu La Rochelle). Un siècle plus tard, en sus de cette réédition bienvenue, Guillaume Métayer vient de publier Ainsi parlait Anatole France (Arfuyen). Et le 14 et le 15 octobre, il lui consacrera un colloque en Sorbonne. France sera-t-il enfin redécouvert ? Il en vaut la peine.

Les dieux ont soif, par Anatole France. Calmann-Lévy, 223 p., 26 €.

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