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Gavin Mortimer : "La France est en pole position en matière de nullité politique"

C’est sans doute l’un des Britanniques les mieux renseignés sur la politique française, dont il chronique les tourments pour le magazine conservateur The Spectator. Et c’est peu dire que, ces derniers temps, ses articles concernant la crise politique que traverse la France ont souvent frisé le registre de la consternation… Loin d’excuser Emmanuel Macron, qui "laisse derrière lui des Français anxieux" et "aux abois", l'historien et écrivain Gavin Mortimer retrace les origines de la "colère" qu’il perçoit dans l’Hexagone, où il vit depuis plus de 12 ans. Et explique pourquoi, selon lui, c’est au Nouveau Front populaire de gouverner, "point barre".

Loin de donner un blanc-seing à ses lieutenants, ni même au Rassemblement national (qui "bénéficie de l’incohérence qu’il y a en face"), Gavin Mortimer juge pourtant qu’il faut arrêter de dire de La France insoumise et du Rassemblement national qu’ils sont "hors de l’arc républicain". Et n’épargne personne. "Pour comprendre pourquoi nous vivons une période assez extraordinaire en termes de menaces (…), il ne faut pas sous-estimer la nullité de nos politiques", juge-t-il. Entretien.

L’Express : "Macron se voit en protecteur des Français, et il est convaincu que l’'anxiocratie' permanente est le moyen le plus efficace de maîtriser son peuple réfractaire", écriviez-vous en 2022. Deux ans plus tard, pensez-vous que cette disposition a joué un rôle dans la crise politique que nous vivons ?

Gavin Mortimer : Quand on secoue les peurs des Français comme Macron l’a fait sans apporter de solutions, sans se poser véritablement la question de "pourquoi" les extrêmes continuent de grimper dans les urnes, on ne peut pas espérer que cela finisse bien. Les résultats des deux derniers scrutins sont la preuve que cette anxiocratie dont Macron a été le maître d’œuvre n’a pas eu les effets attendus : ni son discours de la Sorbonne, en avril 2024, lors duquel il s’était posé en sauveur de l’Europe face à Poutine, ni même le fait d’avoir agité l’hypothèse d’une "guerre civile" en cas de victoire des extrêmes aux législatives, ne semblent avoir eu de prise sur le vote des Français.

Macron ne convainc plus, mais surtout, il laisse derrière lui des Français anxieux, aux abois pour qu’une alternative émerge. Début juillet, pendant l’entre-deux tours, je me suis rendu au rassemblement contre l’extrême droite organisé Place de la République, et quelque chose m’a beaucoup marqué : la haine à l’égard de Macron y était aussi présente (sinon plus !) que celle du RN…

Emmanuel Macron est-il seul en cause ?

Non. Après les résultats du scrutin des européennes, plusieurs journaux britanniques se sont empressés d’expliquer qu’après l’arrivée de Donald Trump aux Etats-Unis, puis le Brexit en Grande-Bretagne, la France amorçait son virage vers la révolte. Je ne suis pas d’accord. Je crois que la France a en fait été la première nation à montrer des signaux de colère. Ce, en 2005, lorsqu’une majorité s’était exprimée contre la ratification de la Constitution européenne, et que Jacques Chirac avait choisi d’ignorer ce résultat. Ses successeurs, Sarkozy, Hollande et aujourd’hui Macron, ont poursuivi dans cette voie. Savez-vous combien de referendums ont eu lieu entre 1958 et 2005 ? Dix. Combien après 2005 ? Zéro.

Je crois également que la fameuse note du think tank Terra Nova, qui préconisait en 2011 que la gauche se détache des ouvriers et employés pour se tourner vers une nouvelle majorité électorale urbaine a scellé la migration d’une bonne partie des Français des classes populaires vers les extrêmes. Macron, comme d’autres avant lui, n’a pas su voir cela. Je suis un grand fan de Jérôme Fourquet, dont j’ai relu l’un des ouvrages récemment : en 2017, le pourcentage de députés appartenant à la classe supérieure était de 69 %, 23 % provenait de la classe moyenne, contre 8 % des classes populaires. Ce décalage entre les inquiétudes des classes qui se reportent vers les extrêmes et ceux qui prétendent les représenter était une bombe à retardement. Marine Le Pen comme Jean-Luc Mélenchon ont su voir cela, et investir le champ laissé en jachère par Emmanuel Macron et son clan. Enfin, je dis "son clan", mais l’incapacité des politiques à regarder plus loin que leur nombril, que nous observons en ce moment-même, me semble incontestablement transpartisane.

Vous ne semblez pas être "fan" de l’offre politique en France

Cela peut sembler surprenant, mais je crois que pour comprendre pourquoi nous vivons une période assez extraordinaire en termes de menaces mais surtout de gestion de celles-ci (les crises internationales, les crises sanitaires, les crises de démocratie…), il ne faut pas sous-estimer la nullité de nos politiques. Je dis "nos" car si la France se place en pole position en la matière, cette dimension concerne malheureusement une bonne partie des démocraties occidentales. Nous n’avons jamais eu une génération de politiciens aussi peu talentueux, pour ne pas dire médiocres à souhait. Je ne dis pas cela pour le plaisir, je pense qu’il y a une explication tout à fait rationnelle !

Quelle est-elle ?

L’âge moyen des députés qui siègent dans votre hémicycle est d’environ 49 ans - c’est-à-dire ma génération. Or qu’avons-nous connu ? L’émergence de partenariats commerciaux entre la Chine et la Russie, les guerres en Yougoslavie, de loin, mais aussi un monde relativement harmonieux dans une bonne partie de l’Occident. Autrement dit, nous avons grandi avec des yeux relativement naïfs sur le monde qui nous entourait.

Vos politiques baignent dans la morale. Je suis bien navré de le dire, mais ils se comportent comme des enfants

Jordan Bardella, Gabriel Attal, même Manuel Bompard, qui sont plus jeunes, n’ont pas d’expérience. Ça n’est pas un jugement, c’est un fait : ils n’ont jamais connu autre chose que la politique, ou très peu ! C’est devenu un cliché, mais ça n’en est pas moins vrai : de Gaulle, Thatcher, leur vie avait été marquée par la guerre – on ne les aurait jamais imaginés se prélasser dans des petites guéguerres partisanes ou des élans de panique face à la hauteur de la tâche... Deux travers contemporains qui contribuent à donner l’impression aux Français qu’il n’y a plus de maître à bord.

Juger de la qualité de notre classe politique à l’aune d’une question de génération, n’est-ce pas un peu réducteur ?

J’y arrive. Je crois que leur nullité crasse tient aussi à ce que j’appelle la "tyrannie de la moralité", et qui s’illustre, ces temps-ci, particulièrement à gauche. La droite et l’extrême droite pensent bien entendu que la gauche a tort sur à peu près tout, mais elles ne refusent pas le débat. La gauche, à l’inverse, ne pense même plus que les idées de la droite et de l’extrême droite sont détestables, elle pense carrément qu’elles sont diaboliques et refuse donc tout dialogue. C’est pourquoi nous avons pu assister au spectacle consternant d’une Mathilde Panot ne serrant pas la main de Jordan Bardella, ou d’un Raphaël Glucksmann refusant de mettre un pied sur CNews pour le débat sur les élections européennes.

Vos politiques baignent dans la morale. Je suis bien navré de le dire, mais ils se comportent comme des enfants qui babillent entre eux tandis que les adultes (les électeurs) demandent le calme. Le plus désespérant, je crois, est que vos politiques pensent en prime qu’ils peuvent traiter les Français comme si c’était eux, les enfants, des nouveau-nés qui n’auraient ni mémoire ni rancune.

Dans votre critique, vous ne mentionnez que la gauche…

Ce que je décris n’est pas le travers d’un bord spécifique mais – et c’est malheureux - une nouvelle caractéristique de la France. Pour le Britannique que je suis, voir des footballeurs appeler à faire front contre les extrêmes, c’était une expérience (la presse britannique ne demande pas à ses footballeurs comment ils votent parce qu'elle ne pense pas que ce soit pertinent)… Mais plus sérieusement, il me semble que la France souffre d’un excès de moralisation qui, jusqu’ici, était effectivement davantage le fait de la gauche.

C’est d’ailleurs une autre grande erreur commise par Emmanuel Macron. Quand Elisabeth Borne, alors Première ministre, avait qualifié le RN d’"héritier de Pétain", le président l’avait recadrée en disant que "l’on ne combat pas l'extrême droite avec les mots des années 90". C’était assez symptomatique de la ligne qui était jusqu’ici la sienne : combattre les extrêmes par des arguments politiques. Et il avait entièrement raison ! Mais il a fini par faire comme les autres. En témoigne sa récente sortie concernant l’alliance d’Éric Ciotti avec le RN, qu’il a qualifiée de "pacte du diable"…

Pourquoi est-ce un problème ?

Quand Emmanuel Macron s’enfonce dans le registre du diabolique par opposition au divin, et la gauche dans celui du bien contre le mal, ce qu’ils sont en train de faire, c’est dire aux électeurs du RN qu’ils votent pour un parti immoral. De même, lorsque les députés Renaissance refusent de soutenir le RN et LFI pour des postes à l’Assemblée, c’est un crachat qu’ils envoient à la figure des électeurs des deux partis - qui ont rassemblé un nombre de voix extrêmement important à eux deux. Il est temps d’arrêter de constamment dire de ces partis qu’ils sont "hors de l’arc républicain". Ces mots sonnent creux pour leurs électeurs lorsqu’il n’y a pas de solution alternative.

Concernant le Rassemblement national, vous avez souvent dénoncé une campagne en vue de le "discréditer". Mais le parti lepéniste ne s’est-il pas discrédité tout seul, notamment en investissant une ex-preneuse d’otages, ou encore des candidats ayant tenu des propos racistes, antisémites et sexistes ?

Ce qui me gêne, c’est l’entreprise de "fascisation" dont le RN a fait l’objet. Oui, plusieurs de leurs candidats se sont révélés problématiques et, pour avoir beaucoup travaillé sur la Seconde Guerre mondiale, je suis très au fait du passé indéfendable des fondateurs du RN. Et oui, ils auraient dû être plus vigilants. Mais le fascisme, si l’on est rigoureux, ça n’est pas ce que nous observons aujourd’hui. Pourquoi est-ce un problème d’employer un tel vocabulaire ? Parce que, nous y revenons, les électeurs (même ceux qui ne votent pas pour le RN) ne sont pas aveugles : tandis que le parti de Marine Le Pen est attaqué de la sorte, et non sur son programme, La France insoumise, dans le même temps, ne subit pas le même sort alors qu’elle n’est pas en reste en termes de comportements problématiques.

Si l’on tolère que le parti de Jean-Luc Mélenchon investisse un candidat "fiché S", on ne peut pas dans le même temps s’indigner qu’une ex-preneuse d’otages condamnée en 1995 se présente sous la bannière RN. Évidemment qu’il y a des racistes qui votent pour le RN, mais ce serait n’avoir jamais regardé autour de soi que de ne pas voir que beaucoup de Français votent aujourd’hui pour ce parti parce qu’ils se sentent déclassés, par pour leurs idées sur l’immigration ou la sécurité.

Vous pensez donc que le RN s’est normalisé ?

Je pense que sa stratégie des cols blancs commence à porter ses fruits, même s’il est encore loin de son but, comme on a pu le voir. Mais je pense aussi qu’il bénéficie de l’incohérence qu’il y a en face : si l’on s’inquiète d’une résurgence des méthodes fascistes, alors il faut regarder ce qui se passe du côté des autoproclamés "antifascistes" tels les militants issus du mouvement de la Jeune Garde qui auraient agressé, selon le Canard enchaîné, un adolescent de 15 ans dans le métro parisien parce que "supposé juif".

Quelle serait, d’après vous, l’issue la plus démocratique à la crise politique que nous vivons ?

Le Nouveau Front populaire est arrivé en tête. C’est donc à lui de gouverner, point barre. Il y a des règles, on peut juger qu’elles sont désuètes compte tenu de la reconfiguration du paysage politique (et à titre personnel, je le pense), reste que ce sont elles qui sont en vigueur en ce moment-même. Toute tentative de Macron de former une coalition du centre en incluant quelques notables du NFP comme François Hollande ira droit à la catastrophe. Il doit au contraire montrer qu’il a compris que 1) le NFP est arrivé en tête, 2) le RN a obtenu un tiers des votes.

Il est urgent d’arrêter de donner dans le "virtue signaling" à coups de tweets, et de prendre acte de ce qui s’est produit. Qu’importe si (et c’est sans doute ce qui s’est passé) beaucoup d’électeurs centristes se sont reportés sur le NFP par crainte de voir le RN arriver en tête, sans penser un instant que la coalition de gauche arriverait véritablement en tête. Est-ce que je pense qu’au pouvoir, le NFP serait un désastre compte tenu de son programme économique et social ? Bien sûr. Est-ce que, dans un monde idéal, il ne faudrait pas que le NFP, Renaissance et le RN forment une coalition ? Absolument. Mais les urnes ont parlé, un démocrate ne peut pas dire le contraire. La France est dans l’état que nous lui connaissons, il faut faire avec.

Dans un article, vous écriviez que "la réalité est que la France est un pays déchiré par la colère et le ressentiment. Les riches contre les pauvres, les villes contre les provinces, les Somewheres contre les Anywheres et les progressistes contre les conservateurs. Leur seul point d'accord est que leur président est à blâmer pour le désarroi". Emmanuel Macron ne pourra se représenter pour un troisième mandat. Y a-t-il une personnalité susceptible, selon vous, de rassembler les Français en 2027 ?

Quoi que l’on pense d’Emmanuel Macron, sa force de caractère est extraordinaire. Ses soutiens lui vouent un culte, mais comme il est devenu un poison, tous ceux qui l’ont côtoyé sont désormais contaminés. Darmanin, Attal, Philippe, Le Maire, certains voudront sans doute jouer un rôle en 2027, mais aucun ne sera victorieux. La marque "Macron" est trop vérolée. Le macronisme avait commencé à être malade lors des législatives de 2022, quand il n’avait pas eu de majorité absolue, mais il est définitivement mort dimanche dernier, quand il a perdu une centaine de sièges.

Marine Le Pen ressortira du bois, elle est plus solide que Bardella. C’est d’ailleurs un facteur que le RN a sous-estimé, sa jeunesse. Même en France personne ne veut d’un Premier ministre de 28 ans. Quant à Mélenchon, il aura 75 ans en 2027. Je n’y crois pas, et j’espère qu’il n’y croit pas non plus. Raphaël Glucksmann et Marine Tondelier ? Ils me semblent susceptibles d’avoir un poids, mais ils restent trop urbains pour rassembler. A mon avis, c’est François Ruffin qui s’imposera comme la figure (et je l’espère) de la gauche qui, par l'écoute et la compréhension, renoue avec les classes populaires, notamment dans la France périphérique.

Mais tout ceci n’est que conjecture, il reste encore trois ans. Le RN aura toute latitude de poursuivre sa stratégie de la cravate sans subir les affres du pouvoir. D’ici là, je me permets de suggérer de regarder ce qui se passe en Grande-Bretagne où, malgré les divergences de lignes et les crises, nos politiques se comportent de façon beaucoup plus démocratique… Peut-être est-ce là votre problème. Nous avons eu le Brexit, l’assassinat d’une députée travailliste en 2016, les dérives de Jeremy Corbyn (notre Jean-Luc Mélenchon à nous). Nos politiques ont appris de leurs erreurs. En témoigne l’élection de Keir Starmer et la remarquable passation de pouvoir avec Rishi Sunak.

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