Royaume-Uni : derrière la victoire de Keir Starmer, ces enseignements préoccupants pour le Labour
Depuis le triomphe de Keir Starmer aux élections générales du 4 juillet, politistes et autres décortiqueurs de chiffres du Royaume-Uni jouent les trouble-fêtes. Car si la victoire des travaillistes, passés de 121 à 356 sièges, a été éclatante, infligeant aux Tories leur pire défaite en 200 ans, elle renferme cependant des enseignements préoccupants pour le Labour et l’avenir du pays.
La légendaire stabilité de la vie politique britannique (à la notable exception de la période post-Brexit 2016-2024) a une source : le scrutin uninominal à un tour qui écrase tout sur son passage. Mais cette stabilité est un trompe-l’œil démocratique. Si le nouveau Premier ministre Keir Starmer a battu tous les records en remportant 63 % des sièges à la Chambre des Communes (soit 412 des 650 sièges), c’est avec seulement 34 % des votes, guère plus que son prédécesseur, le tribun trotskyste Jeremy Corbyn, qui, avec 32,1 % en 2019, avait été largement battu par Boris Johnson (365 sièges pour les Conservateurs, 202 pour les Travaillistes). Ce qui explique la victoire de Starmer, c’est donc davantage la terrible défaite des Tories que la nouvelle assise populaire des Travaillistes.
Défiance de l'extrême-gauche
Autre ombre au tableau, l’aile ultragauche du Labour que Keir Starmer pensait avoir matée, a resurgi depuis les attentats du 7 octobre 2023, soit à l’intérieur du parti, soit à l’extérieur, en attaquant le Labour sur son flanc gauche. Certes, le parti a dissous ses groupuscules d’extrême gauche et expurgé ses éléments antisémites avec, désormais, un Jeremy Corbyn hors du parti. Toujours est-il que l’élection de six candidats indépendants (phénomène très rare pour un scrutin uninominal à un tour), dont des ex-travaillistes ayant ouvertement fait campagne sur le sujet de la Palestine avec des vues pro-Hamas, constitue une tendance que Starmer va devoir surveiller de près. Sans parler du fait que des candidats pro-Hamas sont également arrivés en deuxième position dans sept autres circonscriptions à forte population musulmane. La très populaire travailliste Jess Phillips, appartenant pourtant à l’aile gauche du parti, n’a été réélue à Birmingham Yardley qu’avec une avance de 693 voix sur un candidat d’extrême gauche pro-Palestinien.
Dès la mi-octobre, Starmer a souffert de la défiance d’une cinquantaine de ses députés pour ne pas avoir appelé à un cessez-le-feu immédiat à Gaza. Les chiffres montrent aujourd’hui qu’aux dernières élections, dans les circonscriptions comptant au moins 15 % de musulmans, le Labour de Starmer a perdu en moyenne 19,3 % des voix exprimées par rapport au Labour de Corbyn en 2019. Par clientélisme électoral, Jeremy Corbyn exploitait en effet cette partie de l’électorat musulman conservateur et virulent sur la question du conflit israélo-palestinien - filon amplement exploité à son tour, de l’autre côté de la Manche, par La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
Musulmans anti-Labour
Pour Patrick Maguire, co-auteur de Left Out : the inside story of Labour Under Corbyn (l’histoire secrète du Labour sous Corbyn, non traduit), l’arrivée à la Chambre des Communes de ces dissidents ayant battus les candidats Labour en faisant campagne sur Gaza "annoncent potentiellement cinq années très dures pour Starmer." Dans certaines villes du nord de l’Angleterre et anciennes cités minières, "les musulmans votent désormais contre le Labour. Les divisions ethno-religieuses définissent aujourd’hui les votes dans une ville comme Leicester, comme autrefois Belfast, en Irlande du Nord", lors des troubles entre catholiques et protestants.
A Leicester justement, l’un des stratèges du parti travailliste, Jon Ashworth, député sortant, a perdu son siège au profit de Shockat Adam, candidat indépendant, qui a déclaré : "Ma victoire est pour le peuple de Gaza !" Le même scénario s’est répété à Birmingham et à Blackburn. Et bien sûr, Jeremy Corbyn a été réélu pour la onzième fois dans son fief du nord de Londres, à Islington North. D’après Patrick Maguire, le conflit entre Israël et le Hamas à Gaza est susceptible d’être encore plus dévastateur pour le Labour que la guerre en Irak ne l’avait été pour Tony Blair : "Le Labour va être de plus en plus attaqué à sa gauche, notamment dans les territoires à forte population musulmane."
Keir Starmer compte sur sa carte maîtresse pour le tirer d'affaires. Elle s’appelle Shabana Mahmood. Nommée ministre de la Justice dans le gouvernement Starmer, cette musulmane pratiquante ayant vécu ses premières années en Arabie saoudite, et militante propalestinienne, se charge de faire le lien entre la direction du parti et son aile gauche. Cela suffira-t-il pour calmer ce nouveau feu ? Et pour combien de temps ?