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Christophe Jaffrelot : "L’Occident a signé un chèque en blanc à l’Inde"

Christophe Jaffrelot :

Les 8 et 9 juillet derniers, le Premier ministre indien, Narendra Modi, s’est rendu en visite officielle à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine. Une décision difficilement compréhensible pour la Maison-Blanche : pourquoi le chef de la plus grande démocratie du monde se rend-il en Russie, au moment même où le monde occidental se retrouve à Washington pour le sommet de l’Otan ? Quelques jours avant cette visite décriée, le Secrétaire d’Etat adjoint américain Kurt Campbell avait tenté de convaincre le ministre des Affaires étrangères indien, Vinay Kwatra, de reprogrammer la rencontre, selon le Washington Post.

En vain. En représailles, l’ambassadeur américain en Inde, Eric Garcetti, a incité l’Inde, lors d’une conférence de presse, à ne pas "prendre pour acquise la relation" entre les deux pays. Mais Washington peut-il ramener à la raison l’impossible Narendra Modi ? Christophe Jaffrelot, politologue français spécialiste du sous-continent indien et directeur de recherche à Sciences Po, explore cette question.

L’Express : Comment définir les relations entre l’Inde et les États-Unis ?

Christophe Jaffrelot : Pour reprendre la phrase du leader communiste italien Enrico Berlinguer (1922-1972), nous pourrions les qualifier de "convergences parallèles". Les deux Etats sont - de plus en plus - sur la même longueur d’onde, mais cela n’induit pas nécessairement de rapprochement entre eux. Certes, il y a davantage d’échanges diplomatiques entre les deux pays - en témoigne la présence de l’Inde dans le Quad, coopération quadripartite de sécurité impliquant les Etats-Unis, le Japon, et l’Australie. Cette alliance permet à Washington d’avoir des relais d’influence dans l’Indopacifique, face à la Chine. Les manœuvres militaires conjointes sont aussi de plus en plus fréquentes ; le commerce d’armes et de technologies militaires se développe. La relation économique est aussi renforcée : Bengalore, la Silicon Valley indienne, regorge d’entreprises américaines.

Pour autant, les deux nations ne sont pas alliées, au sens strict du terme. L’Inde reste très attachée à son "plurilatéralisme", un autre mot pour exprimer son non-alignement. Modi ne revendique aucune appartenance - que ce soit vis-à-vis du camp chinois, russe ou occidental. Il garde plusieurs fers aux feux – là où feu il y a… Le monde multipolaire bénéficie beaucoup à l’Inde, qui multiplie ses liens avec tous les pôles. Au lieu de se distancier de la Russie, elle en reste suffisamment proche, au point que Modi se rende en visite officielle à Moscou - un véritable cadeau pour Poutine, qui peut ainsi sortir de son isolement. En outre, l’Inde a contourné les sanctions occidentales, ce qui en dit long sur son refus d’appartenance à l’Occident. Tout en se disant plus proche des Américains, l’Inde est toujours aussi peu alignée sur les Etats-Unis…

À qui Modi envoie-t-il un message lorsqu’il rend visite à Vladimir Poutine ?

Il est difficile de croire que c’est à Biden. C’est d’abord à Poutine qu’il s’adresse, mais aussi à la Chine, qui reste la principale hantise de l’Inde. Le rapprochement entre la Russie et la Chine inquiète beaucoup New Delhi et Modi s’efforce donc de rassurer Poutine sur sa proximité très relative avec Washington. Pour le Premier ministre indien, c’est également un moyen d’éviter le rapprochement entre la Russie et le Pakistan - un mouvement qui se dessine en filigrane.

En quoi cette relation avec Moscou est-elle importante pour New Delhi ?

D’abord, sur le plan militaire. L’Inde dépend énormément des pièces détachées, des formations et des transferts de technologies de la Russie. L’Inde a aussi besoin de son pétrole, qui lui fait économiser des milliards de dollars. Cette relation est aussi importante pour les raisons diplomatiques, comme nous l’avons vu. Elle permet à l’Inde de montrer qu’elle ne dépend d’aucun pôle. C’est d’ailleurs tout l’enjeu pour New Delhi : se positionner en chef de file du "Sud global", comme durant la guerre froide, avec les non-alignés. L’ambition de Modi est de s’imposer comme un camp à part entière face aux Occidentaux ou à la Chine. Cela vaut aussi dans les instances multilatérales où un pays vaut une voix, comme l’OMC. Mieux vaut donc y multiplier ses alliés.

Comment Washington gère-t-il cette relation à double tranchant ?

Washington vit de plus en plus mal le plurilatéralisme indien. Le porte-parole du Département d’État américain a qualifié la visite de Modi en Russie de "nouvelle difficile à avaler". En temps ordinaire, les Etats-Unis auraient moins de mal à l’accepter, mais en période de crise, cela met en difficulté la diplomatie américaine. Après le bombardement de l’hôpital pour enfants de Kiev, Modi s’est fendu d’un communiqué pour justifier sa visite à Moscou, mais la nouvelle n’a pas été bien reçue par la Maison-Blanche.

L’Inde va-t-elle, pour autant, changer d’attitude ? Rien n’est moins sûr. Modi est tellement convaincu que les Etats-Unis ont besoin de l’Inde pour contrer la Chine qu’il se croit en mesure d’en abuser. Quand, l’an dernier, Modi a été reçu en invité d’honneur par le président Macron pour le défilé du 14 juillet, j’avais publié une tribune dans Le Monde indiquant que l’Occident en général, et la France en particulier, faisant un pari risqué en misant sur l’Inde, un pays dont le gouvernement souscrivait de moins en moins aux valeurs démocratiques. Depuis, ce diagnostic a été conforté par la résilience de la relation entre l’Inde et la Russie, mais aussi par l’expulsion de deux journalistes français en janvier dernier. L’Occident a signé un chèque en blanc à l’Inde. Nous portons des espoirs déraisonnables sur un pays qui cultive l’équidistance et dont nous acceptons les camouflets. En réalité, l’Inde a plus besoin de l’Occident que l’inverse. En 2020, par exemple, lors des tensions à la frontière sino-indienne, les Américains ont fourni les images satellites dont l’Inde avait besoin. Mais nous continuons à penser l’inverse.

L’arrivée d’un Trump à la Maison-Blanche peut-elle bouleverser la donne ?

Cela risque de bouleverser un certain nombre de rapports de force. La proximité entre Poutine et Modi ne sera tout d’abord plus un problème, et cela peut fluidifier le dialogue entre les trois puissances, aux dépens de la démocratie. En revanche, le nationalisme obsidional de Trump risque de poser des problèmes sur les plans commercial et migratoire. Il y a aux Etats-Unis une immigration indienne très importante contre laquelle Donald Trump risque de vouloir lutter, au détriment de l’entente entre les deux pays. Les incidences d’un retour de Trump au pouvoir risquent donc d’être contrastées.

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