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L'injure a son mot à dire dans le débat public

L'injure a son mot à dire dans le débat public

N’est-ce pas faire injure à l’invective en politique que de la réduire à un symptôme d’un débat public qui s’affaisse plutôt que d’y voir l’indice d’un réel pluralisme ? « Plus une assemblée est politisée, plus la violence verbale voire physique est forte », rappelle le politiste Cédric Passard.

« En politique on ne discute plus, on insulte », notait au XIXe  siècle, le journaliste et romancier Aurélien Scholl dont la plume acérée lui a coûté quelques duels.Les duels, en France, ont depuis disparu au point que le dernier, le 21 avril 1967, a, par son anachronisme, valu plus de moqueries que d’admiration pour leur courage aux deux adversaires : Gaston Defferre, député SFIO et maire de Marseille, et René Ribière, député gaulliste du Val d’Oise, soucieux de réparer son honneur après qu’en plein débat parlementaire, l’élu socialiste l’avait mortifié d’un cinglant « Silence, abruti ! »« Sous la IIIe  République, pointe le politiste Cédric Passard, réussir en politique supposait entre autres de savoir se faire insulter et réagir par une meilleure insulte. Moins risquée que de croiser le fer, l’insulte est bien le dernier bastion de la politesse, comme le dit la linguiste Dominique Lagorgette. Insulter quelqu’un, c’est rester dans la communication même si l’invective peut déboucher sur la violence physique. D’aucuns y voient une catharsis, d’autres l’inscrivent dans un continuum menant de la violence verbale à la violence physique. Tout dépend, en fait, du contexte historique. »« Depuis la IIIe  République, poursuit-il, les débats se sont “judiciarisés”. En attestent les sanctions prononcées à l’encontre de tel ou tel député lors de la précédente mandature. L’insulte, cependant, est consubstantielle à la politique ; sa critique, aussi : Platon, dès l’Antiquité grecque, ne demandait-il pas l’interdiction des propos désobligeants au motif qu’ils pervertissaient, selon lui, la démocratie ? »

Badinguet habillé

Mais la démocratie se paie de mots, au propre comme au figuré. « Longtemps insulte, relève le politiste, le terme “sans-culottes” a été revendiqué par les révolutionnaires les plus radicaux. De même, le terme “démocrate” a quitté le registre de l’insulte pour devenir une catégorisation politique au cours du XIXe  siècle. »Ce même siècle avait 52 ans quand Victor Hugo a élevé au rang d’art l’insulte en prenant pour cible Napoléon III, l’écrasant sous le poids de la comparaison avec son oncle illustre : « Se faire de la France une proie, grand Dieu ! Ce que le lion n’eût pas osé, le singe l’a fait ! Ce que l’aigle eût redouté de saisir dans ses serres, le perroquet l’a pris dans sa patte ! La civilisation, le progrès, l’intelligence, la révolution, la liberté, il a arrêté cela un beau matin, ce masque, ce nain, ce Tibère avorton, ce néant ! » Voilà Badinguet habillé pour la postérité…« L’art oratoire, insiste Cédric Passard, avait une grande importance au XIXe siècle et l’insulte, qu’elle fût ciselée avec les réparties de Georges Clemenceau et Paul de Cassagnac, ou ordurière, notamment dans les colonnes de la presse pamphlétaire, en était une des manifestations les plus prisées. Loin d’être jugée scandaleuse, l’insulte faisait partie du jeu politique ordinaire. Certes, les Républicains modérés la condamnaient, opposant la raison à la passion. »

La différence entre hier et aujourd’hui, parce qu’il y en a une, tiendrait ainsi autant au contexte qu’à la perte par le verbe de sa verve. L’élégance comme la grossièreté ne peuvent transgresser les valeurs d’une époque : « Traiter quelqu’un de menteur, de lâche ou de traître, est moins infamant aujourd’hui qu’après la défaite de Sedan, en 1870, en pleine construction du patriotisme. Et si l’affaire Dreyfus mêlait ainsi forfaiture et antisémitisme, l’insulte antisémite, raciste ou sexiste est aujourd’hui proscrite. »

Indice de politisation

L’appauvrissement du discours politique semble aussi entraîner dans sa chute l’insulte. « Sous la IIIe République, reprend Cédric Passard, le personnel politique était plus lettré qu’aujourd’hui. Bien des élus avaient, pour métier, l’avocature, le journalisme ou l’enseignement. De surcroît, les bons mots étaient souvent préparés. Victor Hugo ou Henri Rochefort, par exemple, les travaillaient sur des carnets. »Si la « qualité » des injures dépend de l’esprit de leurs auteurs, leur quantité découle des courants qui agitent le cercle très fermé des hémicycles : « Plus une assemblée est politisée, plus la violence verbale voire physique est forte. Ainsi, le 23 janvier 1898, le comte de Bernis asséna-t-il un coup sur la nuque de Jean Jaurès qui venait de le traiter de “lâche” et de “misérable”. À l’inverse, moins politisé, plus technocratique, le Parlement européen enregistre moins d’insultes. »

« L’insulte, appuie le politiste, est, par son excès, l’expression d’un pluralisme bien réel. La virulence est généralement moins le fait des partis modérés que des plus radicaux. De même, les acteurs déjà installés dans l’espace politique cèdent moins à l’outrance que les nouveaux venus désireux de s’y faire une place, donc de se faire entendre, connaître et reconnaître. »

Faire peuple

L’insulte est aussi un marqueur social au même titre que la tenue vestimentaire. « Les premiers ouvriers au Parlement, rappelle Cédric Passard, avaient apporté leur franc-parler, depuis repris et copié par d’autres… n’appartenant pas toujours aux classes populaires. La conflictualisation est un outil politique, notamment pour capter les classes populaires. La France insoumise (LFI) ne s’en prive pas au risque d’un rejet, peut-être calculé, par les commentateurs politiques. Le Rassemblement national (RN), désormais en quête de respectabilité, y renonce, préférant la “stratégie de la cravate”. Ces deux mouvements partagent, en outre, un imaginaire du tribun. »Et quand s’en prendre aux convictions – argumentation ad hominem – ne suffit plus, l’insulte vise celui qui les développe – argumentation ad personam*. « Dans l’actuel champ politique, tempère le chercheur, les attaques ad personam sont moins possibles car le discrédit frappe souvent plus et d’abord l’auteur de l’insulte que la personne qui la subit. Et les condamnations judiciaires s’avèrent dissuasives. Reste que, sur fond de connivence, insulter et être insulté soudent les groupes des protagonistes. »

Réseaux sociaux, internet, chaînes d’info continue : l’injure a trouvé de nouveaux terrains de jeu. « Des pamphlétaires plus ou moins anonymes, il y en a toujours eu, conclut Cédric Passard, mais pas avec une telle puissance de diffusion. Seul le personnel politique, et pas toujours, se soumet encore aux règles de la civilité. Les caméras et les micros sont partout, les écrans aussi. C’est la fin du “off”. Le doigt d’honneur du garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, au Palais Bourbon, ne pouvait passer inaperçu ! » (*) Arthur Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raisonJérôme Pilleyre

Lire. Cédric Passard (sous la direction de), Les usages politiques de l’insulte, Classiques Garnier, 2024, 27 €

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