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Est-il possible de compenser l’impact environnemental d’un voyage en avion ?

Est-il possible de compenser l’impact environnemental d’un voyage en avion ?

Dans l’entrée, les valises sont prêtes, les sacs à dos sont bouclés. Après des mois de réflexion, de débats et de préparation, la famille Jacinovic s’apprête enfin à s’envoler pour le Canada. Un grand voyage de trois semaines que les parents avaient promis de longue date à leurs deux enfants. La certitude d’apercevoir des orignaux dans les forêts boréales, et peut-être même de croiser des baleines dans la région du Bas Saint-Laurent suscite déjà l’excitation de la famille. Pourtant, à la veille du départ, nos quatre écolos culpabilisent. Car à bien regarder, il leur sera impossible de compenser le coût environnemental de leur voyage.

La famille a bien tenté de réduire au maximum les conséquences environnementales de ce voyage. Premièrement le vol se fera sans escale. Le prix du billet est un peu plus élevé, mais les émissions sont bien moindres. Pour éviter d’aggraver leur bilan, le choix a été fait d’adopter un tourisme plus vertueux : une fois dans le pays, la famille va privilégier les mobilités douces. Pas de road-trip en SUV, mais l’utilisation des moyens de transport en commun pour se rendre dans les plus beaux parcs naturels. Les activités seront aussi orientées dans ce sens. Au programme : randonnée, activités en kayak, ou à vélo. Et même les nuitées sont surveillées, en privilégiant les hébergements collectifs et les campings.

Malgré ces précautions, les calculettes de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) s’affolent. Selon le décompte de la plateforme, un vol aller-retour Paris-Montréal, équivaut environ à 1,6 tonne de CO2 par passager, soit près de 6,5 tonnes émises par notre famille. "Un aller-retour c’est environ 1 013 repas avec du poulet", s’inquiète le plus jeune. Le père, un grand amateur de viande rouge, constate que son vol Paris-Montréal représente l’équivalent de 138 repas avec du bœuf. Les méninges s’agitent pour équilibrer l’aller-retour. Le paternel devrait donc se passer de steak pour les 276 prochains repas… Autant dire plus de deux ans sans viande. "Impossible du jour au lendemain", souffle-t-il.

Pour s’accorder un voyage en avion long-courrier, une autre solution serait d’accepter de ne plus jamais voler en Europe. "Facile !", se dit le second : les trains de nuit connaissent un nouveau développement et plusieurs lignes à grande vitesse permettent de rejoindre les pays voisins. Coté énergie en revanche, les marges de manœuvre paraissent limitées. Dans leur appartement de 90 m2 fonctionnant au gaz, les Jacinovic pourraient passer une année entière sans se chauffer. Mais cela ne leur permettrait d’économiser que la moitié du CO2 dépensé pour leur aller-retour à Montréal, soit 3 500 kg de gaz à effet de serre. Pire encore, pour arriver à compenser un aller simple, la mère devrait abandonner complètement l’utilisation de la voiture durant un an et trois mois.

La marche est si haute que la famille s’est même posé la question d’avoir recours aux plantations d’arbres pour absorber les émissions de gaz à effet de serre produites par les moteurs de leur Airbus. "Pas question !", a répondu le père. Les articles du quotidien britannique The Guardian, ainsi que de l’hebdomadaire allemand Die Zeit ont révélé en 2023 que la très grande majorité des crédits carbone certifiés par le standard de référence, Verra, utilisés par des grandes entreprises parmi lesquelles la compagnie EasyJet, étaient en réalité des "crédits fantômes".

Coincés par le budget carbone

En cherchant un peu sur Internet, l’aînée est pourtant tombée sur une solution alléchante : l’entreprise française EcoTree propose une solution clefs en main pour s’occuper de nos tonnes de carbone en trop. Cette fois, les arbres sont plantés en France et en Europe, le calcul de l’absorption du CO2 est clair — "un arbre absorbe environ 25 kilos de CO2 par an" indique le site —, et toutes les opérations forestières sont validées par un organisme de certification. Avec plus de 6 tonnes de CO2 émises pour leur aller-retour Paris-Montréal en classe Economy, notre famille devrait donc acheter au minimum six crédits carbone auprès d’Ecotree pour équilibrer son bilan.

Une bonne solution ? Pas vraiment, répond Jérôme du Bouchet, spécialiste de l’aviation au sein de l’ONG Transport et environnement. "Malgré ce qui peut être promis, ces certificats posent de nombreux problèmes de suivi, et ces tonnes de CO2 émises dès à présent prendront des années à être absorbées par les arbres. Or on a besoin de réduire dès à présent nos émissions". Exit donc le recours aux crédits de CO2. D’autant que tout cela coûte cher. A environ 75 euros le crédit vendu par EcoTree, l’addition aurait plombé le budget de la famille de l’ordre de 450 euros.

En fait, les Jacinovic ont beau chercher une solution, ils sont coincés par leur budget carbone, soit la quantité maximum d’émissions de gaz à effet de serre que chaque individu peut émettre annuellement, pour ralentir le changement climatique. D’année en année, ce seuil théorique ne cesse de se réduire en raison de l’accumulation de CO2 et méthane dans l’atmosphère. "Cette réflexion en budget carbone est une déclinaison simplifiée des Accords de Paris. On sait calculer la quantité maximale d’émissions qui permettra au monde de maintenir le réchauffement climatique sous la barre de 1,5°C depuis 1900. En divisant ce chiffre par le nombre d’habitants sur Terre, on obtient cette cible d’environ 2 tonnes par personne en 2050", explique Martin Régner, de l’Ademe. Un vol Paris-Montréal consommerait donc la quasi-totalité du capital carbone d’un individu.

L’expert l’avoue lui-même, en réalité, la cible de 2 tonnes de CO2 par an et par personne est pour le moment impossible à atteindre. Car au-delà de nos actions, une bonne partie des services publics que l’on consomme quotidiennement sont encore très carbonés. Le fonctionnement des hôpitaux, le chauffage de salles de classe, et même les gaz à effets de serre émis par l’armée dans le cadre de ses missions représentent une part importante de notre empreinte carbone individuelle. Dans son calculateur l’Ademe estime cette part "mutualisée" des émissions à 1,3 tonne par individu. "Il est important d’en prendre conscience, pour comprendre que tous les efforts ne reposent pas sur le citoyen. L’Etat, les collectivités, les entreprises, doivent jouer leur rôle dans la réduction des émissions pour également réduire cette part", explique Martin Régner.

"Certes ces changements individuels doivent advenir le plus vite possible, mais on s’adresse avant tout au collectif et à l’Etat en premier lieu", abonde Béatrice Jarrige, économiste et cheffe de projet "mobilité longue distance" au sein de The Shift Project. Aussi intimidant qu’il soit, l’objectif de 2 tonnes de CO2 par an et par personne ne doit pas faire oublier qu’il s’agit avant tout d’une trajectoire. En prenant en compte les émissions d’un Français moyen, cette baisse devrait être d’environ 6 % par an. "Il s’agit d’un chemin progressif, nous ne sommes pas encore en 2050, il reste 25 ans pour avancer. Mais il faut désormais résolument prendre cette voie", souligne le spécialiste de l’Ademe.

Ce discours déculpabilisera sans doute quelques familles. Mais pas les Jacinovic pour qui le voyage marque aussi l’adoption d’un mode de vie plus vert. Le père s’est ainsi engagé à réduire la viande à deux repas par semaine, mais cela ne lui permettra de réduire son empreinte carbone que de 7 %. Côté enfants, qui sont de grands consommateurs d’habits neufs, privilégier la seconde main n’apporte qu’un faible réconfort : à peine 1 % de leur empreinte serait ainsi réduite… En revanche, tous constatent que s’ils décidaient de ne plus voyager en avion, le bilan annuel de leurs gaz à effets de serre serait réduit de près de 15 %. L’argument fait mouche… A quelques heures de s’envoler, la famille se fait une nouvelle promesse : celle de prendre le train lors de ses prochains voyages.

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