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Leadership : montrer ses émotions, une arme à double tranchant

Leadership : montrer ses émotions, une arme à double tranchant

Elle restera comme l’une des images fortes de l’entre-deux tours des législatives. Celle qui a donné un coup de projecteur sur Marine Tondelier. Abondamment relayée sur les réseaux sociaux, on y voit la cheffe des écologistes, au lendemain du premier tour, au bord des larmes, réagissant sur France Inter aux propos de Bruno Le Maire qui, deux minutes plus tôt, venait de refuser d’appeler à voter pour les candidats LFI face au RN. "En colère et atterrée", elle y fustige le futur ex-ministre de l’Economie, "un lâche et un privilégié", et ne cache pas le sentiment qui l’envahit, rapidement trahie par sa voix qui se brise. Une émotion assumée, dont on voit aux réactions positives suscitées, qu’elle n’a pas desservi son propos. Au contraire.

De celles de Valéry Giscard d’Estaing, en 1994, pris d’une vive émotion à l’idée de voir les troupes allemandes défiler à côté des françaises lors de la cérémonie du 14-Juillet, à Barack Obama évoquant les enfants tués par armes à feu, les larmes des leaders ne sont pas une nouveauté. "La lecture de ce genre d’images aurait été très différente il y a encore trois décennies, explique Christian Le Bart, professeur des universités en science politique et auteur de Les émotions du pouvoir. Larmes, rires, colères des politiques (Armand Colin, 2018). Jusque dans les années 1990 prédominait l’idée qu’un politique devait se contenir, contrôler ses émotions, comme un médecin urgentiste devait garder son sang-froid". Avant de devenir un outil communicationnel comme un autre, et d’être, par conséquent, une forme d’expression de moins en moins rare : "Là où le contrôle de soi, le professionnalisme, apporte une forme de distance par rapport au monde, les larmes rapprochent, elles sont une expérience universelle", développe l’enseignant.

"Les larmes ne vont pas toujours nous servir"

Loin d’être perçue comme vulnérable, Marine Tondelier a véhiculé lors de son passage radio le 1er juillet un sentiment de sincérité renvoyant celui qui venait de la précéder à l’antenne à une image de politicien froid. Et cela semble avoir rencontré un certain écho dans l’opinion. Selon un sondage Elabe pour Les Echos paru jeudi 11 juillet, la cote de popularité de la leader écologiste a progressé de plus de 10 points en un mois, pour atteindre 20 % d’opinions favorables. "Les larmes sont vues comme un signe d’humanité à condition qu’elles ne soient pas feintes et qu'elles renvoient à des valeurs collectives", ajoute le politologue. Des sanglots de défaites personnelles seraient, par exemple, vécus comme bien moins légitimes. De même, elles s’inscrivent dans une grammaire médiatique : "Au milieu du conseil des ministres, il serait malvenu de pleurer !".

"Les larmes peuvent parfois nous desservir" confirme Marion Fortin, professeure des universités en comportement organisationnel à la Toulouse School of Management : "bien qu’elles suscitent généralement des intentions de soutien, il existe un risque pour que les individus en pleurs soient vus comme moins compétents." Pour être perçues comme adaptées, les émotions doivent donc être exprimées à bon escient avec le bon dosage, au bon moment et au bon endroit. Soit une forme d’intelligence émotionnelle, selon un concept popularisé en 1995 par le psychologue américain Daniel Goleman. "Les larmes doivent être considérées comme appropriées dans le contexte culturel, ajoute l’enseignante. Or, on sait qu’elles ne vont pas être accueillies de la même manière en fonction des pays mais aussi des genres."

"Un terrain miné pour les femmes"

L’expérience classique des chercheurs John et Sandra Condry (Sex differences : A study of the eye of the beholder, "Child Development", 1976) est ainsi révélatrice des clichés véhiculés autour de l’expression des émotions. Face aux sanglots d’un nourrisson, les participants qui pensaient voir une fille percevaient ces larmes comme de la tristesse, ceux qui pensaient avoir affaire à un garçon y voyaient… de la colère. "Ces stéréotypes vont se traduire par une socialisation différenciée, ajoute la spécialiste des dynamiques d’équité au travail. On apprendra plus aux petites filles, par exemple, à exprimer leurs émotions et à lire celles des autres." Un atout, certes, "très bénéfique pour les interactions de groupe", mais attention, poursuit l’experte : "Le partage de sentiment au travail est aussi un terrain miné pour les femmes. Elle peut les pénaliser, en particulier pour toute manifestation de colère."

L’expression des émotions en public est donc un exercice périlleux. Il est possible d’améliorer ses capacités à les transmettre mais "cela prendra du temps", assure Marion Fortin. "C’est une compétence héritée en partie de la socialisation et qu’on ne peut pas changer à 100 %. Un fragment tient aussi à la personnalité de chacun". Un mouvement s’opère, en revanche, en parallèle : le regard porté sur le sujet. "Dans le management, l’émotion a longtemps été vue comme quelque chose de négatif qui nous distrayait de la performance, alors qu’on sait maintenant qu’elle est essentielle", ajoute la spécialiste. Dans le monde de la recherche, nos sentiments n’ont ainsi jamais autant été examinés. Selon l’Annual Review of Psychology de 2014, la production annuelle de publications scientifiques traitant du rôle de l’émotion dans la prise de décisions est, en effet, passée d’un peu moins de 50 en 2001 à près de 450 en 2013.

Enfin, signe des temps : le succès de Vice-Versa 2, en salles depuis le 19 juin. Ce film des studios Pixar propose une plongée au sein du cerveau - et des émotions - de Riley, devenue, depuis le premier volet, adolescente. Avec plus d’un milliard de recettes dans le monde en trois semaines, il est en passe de devenir l’un des films d’animation les plus rentables de l’histoire… Reconnue comme un véritable sujet d’intérêt et davantage acceptée socialement, l’expression émotionnelle rencontre un écho particulier chez les nouvelles générations au travail. "On le constate dans les start-up avec des patrons qui ont moins de filtres, confirme Marion Fortin. Mais attention, tout partager peut aussi poser des problèmes !".

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