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Et voici maintenant l’abominable « Jour du dépassement » capitaliste

La semaine dernière, le magazine Marianne nous a gratifiés d’une très jolie pièce d’anticapitalisme que je n’hésite pas une seconde à qualifier de légèrement primaire. Primaire dans sa méthode, primaire dans sa compréhension du rôle et du fonctionnement de l’entreprise, et finalement, primaire dans sa conclusion qui n’a d’autre objet, une fois de plus, que de scinder le monde économique entre les gentils travailleurs et les méchants capitalistes. Le tout bien médiatiquement enveloppé dans l’expression ô combien racoleuse de « jour du dépassement ».

Comme chacun sait, le monde court à sa perte, et toute l’humanité avec lui, pour trois grandes raisons :

Il est confronté au risque imminent d’effondrement écologique du fait de la prédation des humains, que dis-je, des capitalistes et eux seuls sur les ressources de la planète, dont notamment les énergies fossiles, facteurs de réchauffement climatique.

Il est confronté à l’écrasement de moins en moins discret de la justice sociale du fait de ce même principe de prédation appliqué par les mêmes capitalistes sur les salariés – cet aspect et le précédent ayant été résumés par les Gilets jaunes (du moins ceux, nombreux, qui se sont promptement sentis à l’aise dans la convergence des luttes anticapitalistes) par le slogan « Fin du monde, fin du mois, même coupables, même combat » ;

Il est confronté, enfin, à une domination patriarcale tellement implacable que d’après les recherches hautement scientifiques de Sandrine Rousseau, député Nupes-EELV, économiste et à ses heures, délatrice de la vie privée de ses collègues en prime time, nous serions maintenant entrés de plain-pied dans les affres d’une nouvelle ère dite androcène (du grec andros, individu masculin).

Pas seulement dans l’anthropocène (du grec anthropos, être humain) terme à connotation géologique mais non reconnu par les géologistes, que les écologistes utilisent volontiers pour caractériser l’impact global significatif des activités humaines sur l’écosystème ; pas seulement dans le capitalocène, terme que les écologistes les plus radicaux utilisent volontiers pour caractériser l’ère « du système capitaliste triomphant, incapable de contenir sa course effrénée au profit » – non, dans l’androcène, c’est-à-dire dans une époque où les coupables des problèmes de fin de mois/fin du monde sont les humains capitalistes du sexe masculin. Point.

Cette triple dérive est d’autant plus incontestable qu’elle est abondamment documentée, mesurée et chiffrée avec toute la rigueur attendue pour buzzer dans les médias et sidérer l’opinion.

C’est ainsi que l’effondrement écologique donne annuellement lieu au calcul du « jour du dépassement de la Terre », le 28 juillet 2022 en l’occurrence, c’est-à-dire ce jour à partir duquel l’humanité est censée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an. La plupart des spécialistes s’accordent à dire que ce concept manque cruellement de solidité scientifique, notamment parce qu’il brille dans le mélange des choux et des carottes, mais certains d’entre eux apprécient néanmoins de disposer d’un indice symbolique simple qui frappe les esprits. C’est bien ce qu’on voulait, non ? La nuance, la précision – pas vendeur ; et en plus, pas toujours en ligne avec l’idéologie.

C’est ainsi également que l’ONG Oxfam nous communique annuellement son baromètre sur les inégalités mondiales. Là encore, méthodologie plus que douteuse, mais conclusions alarmantes comme on les aime, qui s’imposent d’année en année à travers des formules chocs telles que « 62 personnes possèdent autant que la moitié de la population mondiale » (2016) ou « 8 hommes possèdent autant que la moitié de la population mondiale » (2017) – 8 hommes, pas femmes. Vous le voyez, le patriarcat capitaliste triomphant ?

Le fameux  jour du dépassement capitaliste

Si vous voulez du plus récent, sachez que « 252 hommes se partagent aujourd’hui [2022] plus de richesses que le milliard de filles et de femmes vivant en Afrique, en Amérique latine et aux Caraïbes réunies ». Et puis n’oublions pas Sandrine Rousseau, chronomètre en main, très occupée à traquer (et si possible criminaliser) le moindre écart dans le partage des tâches domestiques au sein des couples.

Il manquait cependant une pièce d’importance à ce branlant échafaudage, mais Dieu soit loué, l’oubli est enfin réparé. C’est le magazine Marianne qui s’est dévoué récemment à la cause en mettant au point un petit calcul permettant d’établir un « jour du dépassement capitaliste » : salariés des entreprises du CAC 40, sachez que depuis jeudi dernier, le 22 septembre 2022, vous travaillez exclusivement pour l’enrichissement des actionnaires ! Une date qui tend à avancer un peu plus chaque année.

Je vous avoue que je suis très agréablement surprise. J’avais dans l’idée que les salariés, qu’ils œuvrent dans le commercial, dans les achats, dans la production, dans le support numérique, dans les ressources humaines etc., travaillaient dès le 1er janvier à l’accroissement des résultats de l’entreprise, donc à l’accroissement de sa valeur, donc à la fois à l’enrichissement de ses actionnaires et à son développement à long terme, donc à sa capacité future de créer des emplois et du pouvoir d’achat.

Mais regardons la méthode retenue : parmi tous les décaissements réalisés au titre de l’année 2021 par les groupes du CAC 40, les journalistes de Marianne ont extrait les salaires payés aux salariés (cotisations sociales comprises) d’une part et les dividendes ou rachats d’actions versés aux actionnaires d’autre part. Ils ont additionné les deux chiffres (266 + 101 = 367 milliards d’euros), puis ramené chacun d’eux au total ainsi obtenu : 266/367 = 73 % – 101/367 = 27 %. Appliqués au 365 jours de l’année, ces pourcentages placent le jour de « partage de la valeur » entre le travail et le capital au 22 septembre.

Dans le genre mélange des choux avec les carottes et autres torchons et serviettes, très beau boulot ! Car précisément, il est impossible de mettre ces deux types de versements sur le même plan.

Autant les salaires sont versés contractuellement chaque mois, tout au long de l’année, indépendamment de la santé de l’entreprise, autant la politique de dividendes n’a rien d’automatique. Pour toutes sortes de raisons, conjoncturelles ou structurelles, en lien avec la tendance économique globale ou avec les difficultés spécifiques de tel ou tel secteur d’activité, il y a des années avec et des années sans.

Autant les salaires contribuent à la formation de la valeur de l’entreprise (et pourraient être remplacés par de la prestation de service rémunérée en honoraires), autant les dividendes font revenir une partie de la valeur créée dans les mains des investisseurs – c’est au moment où l’actionnaire a investi dans l’entreprise, c’est-à-dire acheté des titres, qu’il a apporté sa contribution à la création de valeur.

Et autant les salariés voient leur patrimoine s’accroître à chaque salaire versé, autant ce n’est pas le cas lorsque les actionnaires perçoivent leurs dividendes. Ils étaient déjà aussi riches avant le versement car le cours de l’action reflétait la valeur totale donnée par le marché à l’entreprise. Tous les versements de dividendes sont suivis d’un décalage du cours de l’action vers le bas. C’est logique : l’entreprise abandonne une partie de ses liquidités pour transformer une partie de la valeur créée en liquidités pour les actionnaires. Entre avant et après, toute chose étant égale par ailleurs, la valeur de l’entreprise baisse, tandis que le patrimoine de l’actionnaire reste identique.

Les auteurs de ce nouveau baromètre sont évidemment conscients de la, comment dire, simplicité un peu brute de leur approche. Ils consacrent d’ailleurs un paragraphe entier à énumérer ce dont ils n’ont pas tenu compte. L’impact de la fiscalité, par exemple. Oubli qui leur semble sans conséquence dans la mesure où l’État « verse aussi des subventions et fournit des services tant aux ménages qu’aux entreprises ».

Mais oubli néanmoins dérangeant. Car si l’on s’intéresse maintenant à une autre étude réalisée dans ce format un peu réducteur mais incluant les impôts, celle de l’Institut Molinari en 2019, on apprend que l’année précédente, les entreprises du CAC 40 ont généré 373 milliards d’euros de richesses au niveau mondial dont 71 % en salaires, 19 % au profit des États et 10 % en dividendes nets d’impôt – cette simple réparation change déjà pas mal la face des choses. Or depuis la précédente étude Molinari de 2016, ce sont les encaissements fiscaux qui ont progressé le plus.

De son côté, l’économiste Patrick Artus faisait remarquer en 2019 que la progression générale des salaires était supérieure à celle de la productivité. Si extravagance dans les versements de dividendes il y a, force est de constater que cela ne se fait pas au prix d’une compression des salaires.

Adoptons maintenant le point de vue des journalistes de Marianne : les actionnaires sont scandaleusement trop rémunérés ; ils captent de plus en plus de valeur tandis que les autres agents économiques voient leur part s’amenuiser d’année en année. On déduit forcément de ce discours que le statut des actionnaires est des plus enviables. Mais alors pourquoi la retraite par capitalisation est-elle si unanimement décriée ?

Qu’on ne me réponde pas : solidarité. Il n’y a pas de solidarité dans les déficits ; il n’y a pas de solidarité dans la mauvaise gestion, fût-elle merveilleusement collective ; il n’y a pas de solidarité dans un système de pensions laissé à la discrétion exclusive d’une entité étatique. Que nos anticapitalistes de combat commencent par résoudre leurs contradictions internes avant de nous asséner leurs très approximatives leçons de morale économique.

Première publication : 27 septembre 2022

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