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"La révolution promise n’a pas encore eu lieu" : IA générative, l’ombre de la bulle

Les profits liés aux progrès de l’IA générative pourraient ne pas être aussi rapides qu’espérés. En parallèle, les dépenses en investissement sont massives.

Prestige rare, son nom évoque à lui seul une technologie. OpenAI, le père de ChatGPT, a été le premier à démontrer toute la puissance de l’intelligence artificielle générative au monde entier. Mais en tire-t-il vraiment profit ? D’après le média The Information, la start-up californienne pourrait perdre 5 milliards de dollars en 2024. Une somme colossale malgré un succès populaire – 180 millions d’utilisateurs actifs –, et des abonnements individuels commercialisés au tarif de 20 dollars par mois. Ce précurseur n’est pas le seul à voir rouge. Les effectifs d'Inflection AI, un temps son concurrent, ont été absorbés par Microsoft, faute de perspectives économiques satisfaisantes. Stability AI, dans la génération d’images, a dû licencier du personnel. Ces dernières semaines, plus de 1 000 milliards de dollars de capitalisation boursière se sont envolés outre-Atlantique, dont une large partie dans les compagnies focalisées sur cette technologie. Même les bons résultats, mardi, de Microsoft, n’ont pas rassuré les investisseurs. La firme de Redmond, en dépit d’une progression de 29 % de ses ventes sur Azure, son service cloud essentiel à la diffusion de l’IA, a chuté en Bourse jusqu'à près de 7 %, avant de remonter durant la séance.

Il flotte, dans l’atmosphère, comme un parfum d’excès d’enthousiasme. De bulle ? Dans un retentissant rapport, la banque Barclays a récemment écrit que les analystes de Wall Street s’attendaient à ce que les entreprises de la Big Tech dépensent environ 60 milliards de dollars par an pour développer des modèles d’IA génératives jusqu’en 2026, mais qu’elles ne récolteraient qu’environ 20 milliards de dollars par an de revenus dans le même laps de temps. Ces investissements - majoritairement physiques dans les data centers, les puces ou les serveurs - seraient par ailleurs suffisants pour produire 12 000 outils équivalents à ChatGPT d’OpenAI, précise Barclays.

Un effort qui apparaît démesuré, alors que la monétisation de ces solutions est pour le moment peu claire. D’une part, parce qu’il existe avec l’IA open source, souvent accessible gratuitement, une concurrence qui rivalise en pertinence et en précision avec les solutions fermées commerciales. Et tout simplement car la technologie n’a pas convaincu pour l’instant ses utilisateurs finaux. "Pour de nombreuses entreprises, le ROI (retour sur investissement) n’est pas encore très positif sur leurs cas d’usage de l’IA générative. Et parfois, même si elles ont de bonnes idées, elles ne sont pas prêtes à les déployer. Nos clients déplorent le manque de fiabilité de la technologie, les trop gros volumes des modèles et une spécialisation insuffisante", souligne auprès de L’Express Chadi Hantouche, directeur associé au cabinet Wavestone, en charge de l’IA. "Qui a besoin d’une Ferrari pour aller chercher son pain ?". La même question se pose pour le grand public. Hormis ChatGPT, seul sur sa montagne, qui émerge vraiment dans son sillage ?

L’inconnu des gains de productivité

Depuis la célèbre bulle "Dotcom", avec l’échec d’une cohorte de startups lancées dans l’Internet au tournant des années 2000, ou le flop récent du "métavers", la Tech se méfie grandement des euphories. Ce sentiment s’est cristallisé, dans l’IA, avec l’essor de Nvidia, le roi des GPU - ces puces spécialisées dans le calcul informatique - dont la capitalisation boursière a atteint 3 000 milliards de dollars en juin, surpassant alors Apple et Microsoft. Les services cloud de Microsoft, Amazon ou Google où sont diffusés les modèles d’IA ont également consolidé leur domination et engrangé de juteux bénéfices. Les fabricants de serveurs ont rempli leurs carnets de commandes pour plusieurs années. Une petite fraction de l’écosystème s’est donc taillé la part du lion. Ailleurs, pour ChatGPT comme pour une myriade de start-up - plus de 200 déjà lancées en France dans le domaine - le mur de la rentabilité demeure insurmontable. Au-delà du manque de maturité de la technologie, cela s'explique par les coûts énormes de l’énergie dépensée pour faire fonctionner leurs programmes.

En parallèle, Daron Acemoglu, chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), a refroidi les perspectives alléchantes projetées par des confrères, mais aussi des banques ou des cabinets de consulting, à propos des gains de productivité permis par l’IA. Ils ne seraient que de l’ordre de 0,5 %, et dans un horizon de dix ans. Le PIB n’en profiterait pas, contrairement à ce qu’avancent de nombreux spécialistes, à l’exemple, en France, du duo Anne Bouverot et Philippe Aghion. Les auteurs d’un rapport remarqué sur les bénéfices liés à l’IA générative tablaient sur des gains allant de 250 à 420 milliards d’euros durant les dix ans à venir. "Compte tenu de l’orientation et de l’architecture de la technologie de l’IA générative, les changements véritablement transformateurs ne se produiront pas rapidement et peu d’entre eux, voire aucun, ne se produiront probablement dans les dix prochaines années", a affirmé Daron Acemoglu. Un peu comme dans l’informatique, dont les bénéfices ne s’étaient concrétisés que plusieurs décennies après sa naissance. Un certain optimisme perdure, malgré tout. "Dans l’IA générative, la révolution promise il y a un an et demi n’a pas encore eu lieu, note Chadi Hantouche. Mais elle arrivera."

"Le risque de sous-investir est plus grand"

"La matérialisation des gains de productivité se fera à des rythmes différents selon les secteurs", estime Bastien Drut, directeur de la stratégie et de la recherche économique chez CPR Asset Management, une société de gestion d’actifs. Et dans des secteurs spécialisés, comme la recherche de médicaments, le développement informatique, les outils de gestion de la force de vente, liste-t-il, "l’adoption est beaucoup plus rapide donc les gains sont déjà clairs".

Plus largement, dans l’IA, "la demande se situe bien au-dessus de l’offre", d’après son confrère Wesley Lebeau, gestionnaire de portefeuilles chez CPR Asset Management. Un constat réalisé à partir de la demande de puces, qui ne faiblit pas. D’autres indicateurs sont également rassurants, comme la stratégie payante de Meta dans l'IA open source, l’arrivée d’Apple sur ce marché ou la sortie par Nvidia d’un tout nouvel écosystème qui devrait augmenter la puissance de calcul disponible, tout en réduisant les coûts énergétiques associés. "Il existe toujours, au tout début d’un cycle d'innovation, une mise en place de l’infrastructure qui peut être importante et très coûteuse", explique Wesley Lebeau. Pour l’IA, cela nécessite notamment des data centers spécialisés qui ne verront parfois pas le jour avant 2027 ou 2028. Ce sera le cas en France pour le data center de Petit-Landau construit par Microsoft, pour plus de 2 milliards d’euros. "Cela ne remet pas en cause le pari à moyen ou long terme", conclut l’expert.

De toute façon, les personnalités à l’origine du boom de l’IA n’envisagent pas de changer de stratégie. "Nous assistons à la naissance et à l’évolution d’une technologie que je crois être aussi importante que l’électricité ou Internet. L’IA peut être le fondement d’une nouvelle base industrielle qu’il serait sage pour notre pays d’adopter", a écrit il y a quelques jours Sam Altman, le PDG d’OpenAI, dans une tribune au Washington Post. Cette perspective n’a pour lui pas de prix. Il prévoit par exemple de lever 7 000 milliards de dollars pour créer des usines spécialisées dans la confection de puces IA. Ses pertes estimées pour 2024 avec ChatGPT n’entament visiblement pas ses ambitions.

"Le risque de sous-investir est considérablement plus grand que le risque de surinvestir pour nous", a de son côté affirmé le patron de Microsoft Sundar Pichai. Dans la Big Tech, la peur de rater le moment, le fear of missing out en VO, et l’intense concurrence entre ses acteurs, l’emportent toujours sur le reste. Dans un billet de blog paru à la mi-juillet, le capital-risqueur de Sequoia, David Cahn, ne voit dès lors aucune raison pour que le rythme des investissements ralentisse. Quand bien même ces derniers mettraient du temps à générer des profits. La Big Tech a les moyens de dépenser. Elle n’a peut-être pas le choix. "Les géants du cloud voient l’IA à la fois comme une menace et une opportunité et n’ont pas le luxe d’attendre de voir comment la technologie évolue, écrit David Cahn. Si vous n’acquérez pas la terre, l’électricité et la main-d’œuvre maintenant, quelqu’un d’autre le fera à votre place."

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