World News in French

Annie Le Brun, poétesse rebelle et fidèle représentante du surréalisme, est morte

Grande spécialiste de l’œuvre de Sade, la poétesse et philosophe Annie Le Brun est décédée à 81 ans, en Croatie, ce lundi 29 juillet. Elle disparaît l’année même du centenaire de la naissance du surréalisme, son ultime pied de nez aux conventions de son époque, qu’elle abhorrait, en marge de tout.

Serait-ce le “hasard objectif” théorisé par son maître André Breton, qui éclairerait la mort d’Annie Le Brun, à l’âge de 81 ans, l’année même où l’on célèbre les 100 ans du surréalisme ? À quelques semaines de l’ouverture d’une grande exposition au Centre Pompidou sur l’histoire du mouvement – dont elle fut à la fois une exégète avertie et une actrice impliquée, jusqu’à sa dissolution en 1969 –, cette disparition ne peut être un hasard ou une coïncidence qu’à condition de ne pas croire dans les signes secrets que la vie envoie.

Alors même qu’elle détestait les commémorations, disparaître au moment même où l’on célèbre l’aventure intellectuelle, poétique et artistique de sa vie ne peut être qu’un signe ironique. De l’ironie, elle n’en manquait pas, pas plus que de la sévérité, de l’inflexibilité et de la rudesse, tant elle réprouvait son époque, avec une radicalité théorique nourrie de ses lectures avisées des avant-gardes littéraires, de Breton (qu’elle rencontre en 1963 et accompagne jusqu’à sa mort, en 1966) à Debord, de Bataille à Sade. De ce dernier, qu’elle connaissait à la perfection, en rappelant qu’il avait mis le premier la pensée à l’épreuve du corps, elle tira un essai marquant, Soudain un bloc d’abîme, Sade (Pauvert, 1986).

Rien ne lui convenait dans son temps – elle est née en 1942, à Rennes : ni les dérives de la société de consommation, dénoncées dès les années 1960 par les situationnistes, ni les fausses promesses de la modernité, ni le néo-scientisme, ni la raréfaction de l’air pur, ni l’émergence d’une “pseudo-littérature” et d’une “pseudo-poésie”, ni l’invasion d’une novlangue technocratique, ni les “séductions du totalitarisme marchand”, ni “l’enlaidissement du monde”, esthétique et politique, ni le dévoiement des images par la marchandisation de l’art et la culture numérique, ni la grandiose “transmutation de l’art en marchandise et de la marchandise en art…”, comme elle l’analysait dans son dernier essai, La Vitesse de l’ombre (Flammarion, 2023).

Éternelle insoumise

À ses yeux intransigeants, où une douceur secrète transparaissait dès lors qu’on y prêtait attention, nos contemporain·es avaient perdu le goût du rêve, de la passion, de l’insurrection lyrique, de la “sauvage innocence”, de la “beauté vive”, ce “ce qui n’a pas de prix”, pour reprendre le titre de l’un de ses autres récents livres (Stock, 2018). Son rejet massif des dérives de l’art contemporain ne l’avait pas empêchée de jouer les commissaires de deux grandes expositions : l’une sur Sade au musée d’Orsay en 2014, et l’autre sur l’œuvre de la peintre (et amie) surréaliste Toyen au musée d’Art moderne de Paris en 2022.

Sa position d’éternelle insoumise et de révoltée au cœur du monde contemporain, cette façon d’assumer ses colères en-dehors des codes admis au sein de la communauté intellectuelle auraient pu lui conférer un statut de réactionnaire invétérée, au sens d’une anti-moderne, épuisée par l’idée même d’une pensée qui se donnerait un horizon d’émancipation possible.

Pourtant, en dépit de cette radicalité critique, qui la mit par exemple à contre-courant dès les années 1970 du mouvement féministe – qu’elle regardait souvent avec méfiance –, Annie Le Brun a échappé à ce piège de la réduction statutaire. Elle n’était pas plus réactionnaire qu’elle n’était progressiste ; elle était simplement hors de tout, irrécupérable, ne revendiquant qu’un seul geste : celui cher aux surréalistes de “lâcher tout”, de se tenir à l’écart de toute institution et de toute injonction morale, dans une grande et féconde “désertion intérieure”.

La puissance d’une écriture au scalpel

Dans l’un de ses grands ouvrages, réédité cette année, Qui vive : Considérations actuelles sur l’inactualité du surréalisme (Flammarion), Annie Le Brun rappelait ce mot de Georges Bataille, une autre figure de proue de son panthéon littéraire : “En matière d’arrachement de l’homme à lui-même, il y a le surréalisme et rien.”

L’arrachement de l’homme à lui-même, aux diktats de son époque, ce fut le combat de sa vie, même si elle aurait probablement moqué le mot “combat”, trop associé au motif du militantisme. Par-delà ses aspirations, ses coups de griffe, ses révoltes à contre-temps de son époque, son œuvre restera marquée par la puissance d’une écriture au scalpel, traversée par un souffle lyrique souvent impressionnant.

“De ne m’être jamais prise pour un écrivain ni de n’avoir jamais projeté de faire œuvre, j’ai écrit seulement pour savoir où j’allais”, écrivait-elle dans le récent recueil de ses textes, L’Infini dans un contour (Bouquins, 2023). “Il s’ensuit que façon d’être, façon de penser, façon d’écrire sont alors si imbriquées que tout y fait sens. Aucun soir ne ressemble à un autre, surtout quand la formulation d’une impression, d’une sensation et même d’une idée en dépend…” Insoumise jusqu’au bout, Annie Le Brun laisse derrière elle une œuvre libre, sévère, radicale, grâce à laquelle la littérature la plus subversive, de Sade à Bataille, aura connu sa plus fidèle complice. À rebours de tout.

Читайте на 123ru.net