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Série d’été « Qu’est-ce que le libéralisme ? » – Entretien avec François Facchini

Cet été, Contrepoints vous propose une série d’entretiens sur le libéralisme avec plusieurs de nos auteurs et des invités spéciaux. François Facchini est professeur d’économie à l’université Panthéon-Sorbonne.

 

Comment définissez-vous le libéralisme ?

Le libéralisme est une doctrine. Une doctrine est un système qui implique de la part de ses auteurs un jugement de valeur accompagné d’un programme de reconstruction sociale lorsque ce jugement se formule en une condamnation totale ou partielle du monde économique actuel.

Le libéralisme comme doctrine porte comme idéal la souveraineté individuelle contre toutes les formes de souveraineté politique qui place au-dessus de l’individu une organisation transcendante comme l’État. L’individu souverain est l’individu qui n’a personne au-dessus de lui, qui a le droit de diriger sa vie, de choisir ses valeurs, de consentir à tout ce qu’il fait de lui-même et de ses ressources. L’idéal libéral est en ce sens éthique. Il réside dans le fait que « toutes les relations entre hommes doivent idéalement reposer sur un libre consentement et non sur la coercition, soit des autres individus, soit de la part de la société, telle qu’elle est politiquement organisée » (Knight [1939], p.5).

 

Vous considérez-vous comme un libéral et pourquoi ?

Sous cette définition, je suis libéral, car je suis très attaché à ma souveraineté et au respect de la souveraineté d’autrui. Ce respect ne signifie pas l’indifférence, mais l’acceptation du désaccord, de l’absence de consensus. Il y a dans le libéralisme l’idée que les hommes sont hétérogènes. Il y a une prédominance de l’altérité. Il faut accepter que les autres soient différents, qu’ils ne pensent pas tous pareils. Cela ne veut pas dire que les autres, comme soi, ne soient pas exposés à l’erreur (vrai et faux) et au mal. C’est l’autre dimension qui explique mon adhésion à cet idéal du libre consentement. Si je n’ai rien au-dessus de moi, cela signifie que je suis maître de mon destin. Mon inconscient, mon milieu familial, ma culture, et même l’histoire ne me dictent pas mes choix. Je suis en dernier ressort le seul responsable de mes choix.

Ma volonté guide ma vie. Ce qui m’arrive de bien et de mal est la conséquence de mes choix. J’ai conscience que je peux me tromper ou avoir raison, mais aussi que je peux faire le mal, provoquer la peine, blesser, mais aussi réconforter, apaiser, aimer, etc. Le libéralisme met au cœur de la vie de chacun le libre arbitre. C’est ce libre arbitre qui me conduit dans la bonne comme dans la mauvaise direction. Je ne suis pas le jouet du destin. Je ne suis pas comme un bouchon au milieu de l’océan qui est balloté par les courants et les intempéries. Je suis souverain. Cette souveraineté a une nature fondamentalement morale. Elle ne peut s’exercer que si personne ne vient se substituer à moi lors de mes décisions, que si personne ne tient le stylo-plume avec lequel j’écris mon histoire, ma vie. Le libéral place ainsi la morale au cœur de sa vie, car il sait qu’il est le seul responsable de ce qui lui arrive, mais aussi de ce qu’il fait aux autres. La liberté rend ainsi chacun extrêmement vigilant vis-à-vis des conséquences de ses choix sur les autres et sur lui-même.

 

Quels sont les auteurs libéraux de référence ?

Les auteurs libéraux de référence sont tous les intellectuels qui donnent au libre arbitre une place dans leur étude de l’humain et des ordres sociaux. Lorsqu’Hayek écrit que les ordres sociaux sont les conséquences des décisions humaines, mais pas de leurs desseins, il indique bien que l’Homme est souverain et responsable de ses choix, et il ajoute que cela ne veut pas pour autant qu’il peut tout faire, que tout lui est possible. La souveraineté ne peut pas être confondue avec la puissance. Le libéralisme devient ici une théorie de l’impuissance sociale. Il impose l’humilité, humilité du chercheur, du scientifique qui savent que les ordres sociaux sont complexes, et que de ce fait ils échappent à la volonté individuelle. Ma vie est de ma responsabilité, mais l’ordre social ne l’est pas. L’impuissance politique joue ici un grand rôle dans la manière dont j’analyse le pouvoir politique. À chaque élection on ne peut que réaliser son impuissance politique. L’impuissance de l’électeur n’est pas cependant la chose la plus grave.

Ce qui est plus grave c’est l’impuissance de l’État, car s’il n’en a pas conscience, cela peut le conduire à renforcer toujours plus son pouvoir pour réaliser ce qu’il veut. Comme il échoue, il se dit qu’il lui faut encore plus de pouvoir, sur la consommation, sur les revenus (impôt), sur les règles qui président au jeu social. Ce mécanisme d’auto-renforcement a des conséquences catastrophiques sur les libertés individuelles, mais aussi sur le bon fonctionnement des ordres sociaux, car il favorise la concentration du pouvoir et la centralisation des décisions. Ce qui limite le volume de connaissance utilisé pour gérer dans leur ensemble les ordres sociaux. L’État croit qu’en concentrant tous les pouvoirs il va pouvoir surmonter ses faiblesses, son impuissance, mais c’est un leurre, un leurre dangereux et liberticide, contraire au principe de la souveraineté individuelle.

Pour cette raison, Hayek me paraît le penseur le plus important du XXe siècle, car il permet de comprendre l’échec des politiques publiques et la tendance naturelle du pouvoir à en vouloir toujours plus, car à partir du moment où les élites politiques ne comprennent pas qu’elles sont impuissantes face à la complexité des ordres sociaux, elles échouent dans leur projet et l’interprètent toujours mal, comme la conséquence d’un pouvoir insuffisant. Elles exigent alors encore plus de pouvoir. Je ne pense pas que le libéralisme est comme un simple outil pour protéger ma souveraineté contre le pouvoir politique. Le libéralisme apprend aussi que le pouvoir peut être totalitaire, complet, et pourtant toujours impuissant, autrement dit incapable de réaliser ses projets. L’histoire échappe toujours aux plans des dirigeants politiques. Il faut alors que ces derniers le comprennent et décident de se retirer, ne pas vouloir revendiquer la souveraineté, une souveraineté qui par construction entre en contradiction avec la souveraineté individuelle. On retrouve ainsi les liens intimes qu’il y a entre le libéralisme et la connaissance du bien et du vrai.

 

Pourquoi le libéralisme est-il si mal compris en France ?

Les ouvrages de Serge Schweitzer, Le libéralisme : autopsie d’une incompréhension et Kevin Brookes Why neo-liberalism failed in France : political ideology of the spread of Neo-liberal ideas in France 1974-2012 donnent des réponses intéressantes et documentées à cette question.

Pour ma part, je privilégierai une explication politique. C’est parce que la démocratie libérale parlementaire s’est transformée progressivement en technocratie que les Français sont hostiles à l’économie de marché, et les économistes au libéralisme. La technocratie est un gouvernement par la science, et mécaniquement de la science. Elle oblige les hauts fonctionnaires et le pouvoir politique à financer par l’impôt les sciences qui lui sont utiles. Les sciences économiques lui sont utiles si elles produisent une science du gouvernement, autrement dit des outils pour prévoir la croissance, planifier ses investissements, évaluer ses politiques et/ou justifier de nouvelles interventions capables de lui donner plus de pouvoir.

Ce financement par l’impôt crée des rentes pour tous les économistes qui répondent favorablement aux demandes du gouvernement. Il donne un avantage comparatif à tous les économistes ayant l’espoir de pouvoir construire une ingénierie sociale. Les ingénieurs économistes sont la figure de cette transformation. Ils monopolisent alors tous les lieux d’expertise et réussissent progressivement à faire croire qu’ils parlent au nom des sciences économiques. Il devient de plus en plus difficile de justifier une position anti-dirigiste et pro-marché. C’est donc parce que le régime de connaissance français est fait pour répondre aux attentes des technocrates que tout ce qui conduirait à critiquer le planisme, le scientisme et l’idéal d’un gouvernement par la science est sous-financé par l’impôt et devient inaudible.

 

Deux réformes libérales prioritaires à mettre en place ?

La première réforme libérale prioritaire devrait alors être de dénationaliser la science, de démanteler les politiques scientifiques qui, par construction, sont non neutres et créent des effets de découverte autrement dit des dépendances de sentier. Si tous les économistes financés par l’impôt sont keynésiens, institutionnalistes ou dirigistes, le consensus en science économique devient l’échec du marché. Le retour d’une concurrence loyale entre les programmes de recherche non biaisé par l’impôt et les intérêts des administrations qui choisissent de financer un programme plutôt qu’un autre est en ce sens une priorité. Cela ne suffit pas de dénationaliser l’école. Il faut aussi que la science, qui est diffusée dans le corps social par l’école, soit produite dans un ordre pluraliste et qui ne dépend pas de l’arbitraire des choix scientifiques du gouvernement.

L’autre réforme est financière. Il faut mettre en œuvre un frein à l’endettement comme en Suisse. La Suisse au cours des années 1990 a été confrontée à une forte hausse de son ratio d’endettement. Rien de comparable au taux français, mais cette hausse avait été jugée suffisamment néfaste par la population pour qu’une votation inscrive dans la Constitution fédérale un frein à l’endettement (debt brakes). Cette loi approuvée par 85 % des Suisses par votation en 2001 vise à empêcher la formation de déficits publics chroniques et finalement le montant du stock de dettes. Il inscrit dans la Constitution, par son article 126, le principe de l’équilibre à terme entre les dépenses publiques et les recettes.

Constitution qui dans son préambule écrit :

« Au nom de Dieu Tout-Puissant. Le Peuple et les cantons suisses […] arrêtent la Constitution que voici. Ils arrêtent l’article 126 que voici (Chapitre 3 Art. 126 Gestion des finances).

1) La Confédération équilibre à terme ses dépenses et ses recettes.

2) Le plafond des dépenses totales devant être approuvées dans le budget est fixé en fonction des recettes estimées, compte tenu de la situation conjoncturelle.

3) Des besoins financiers exceptionnels peuvent justifier un relèvement approprié du plafond des dépenses cité à l’al. 2. L’Assemblée fédérale décide d’un tel relèvement conformément à l’art. 159, al. 3, let. c.

4) Si les dépenses totales figurant dans le compte d’État dépassent le plafond fixé conformément aux al. 2 ou 3, les dépenses supplémentaires seront compensées les années suivantes.

5) La loi règle les modalités ».

 

Quels seraient les bienfaits de réformes libérales en France ?

Les bienfaits de ces deux réformes seraient immédiats. Le frein à l’endettement a permis de lutter efficacement contre la tragédie de la pâture commune budgétaire (Buchanan et Wagner[1]). Lorsqu’une ressource limitée peut être consommée par tout le monde, sans mécanisme efficace pour en limiter l’accès, les individus savent que s’ils ne l’utilisent pas, les autres le feront à leur place. S’ils ne pêchent pas la ressource halieutique pour la protéger de la surpêche et que les autres peuvent le faire, la ressource sera détruite, mais ils n’en auront pas profité. Les ressources communes de libre accès sont en ce sens exposées à la surexploitation. Tout le monde sait qu’être économe en ressources publiques ne signifient pas que ces dépenses vont baisser ou se stabiliser. Ne pas demander de subventions pour éviter la hausse des dépenses ne fait que laisser le champ libre aux autres. Contrairement à ce qui se passe dans le budget d’un ménage ou d’une entreprise, faire des économies c’est augmenter la part potentielle que les autres peuvent dépenser. Tout le monde a alors intérêt à demander le maximum de dépenses publiques. Le frein à l’endettement est l’équivalent d’une barrière à l’entrée, d’un quota de pêche. Il régule l’exploitation du commun budgétaire.

La dénationalisation de la science aurait des effets de long terme, en particulier sur la démocratie, car en voulant gouverner au nom de la science, la technocratie s’arroge le monopole de la vérité, le monopole ultime. L’État et ses scientifiques disent le réel. Le pluralisme que réaliserait la concurrence scientifique donnerait à voir des mondes différents, car chaque école de pensée, chaque religion, chaque doctrine, chaque idéologie, investiraient au gré des problèmes qu’elles rencontrent des recherches sur des domaines variés qui augmenteraient la diversité des connaissances disponibles, et par confrontation et délibération cela améliorerait la qualité des débats parlementaires, et plus généralement des débats politiques, car aujourd’hui la science est entre les mains de l’État, et les sciences sociales en particulier et tous les acteurs de la vie publique, les médias en particulier ne font que relayer sans le savoir les choix faits lors des arbitrages engagés pour fixer les orientations de la politique scientifique. Il faut ici relire La logique de la Liberté de Michaël Polanyi.

[1] Buchanan, J., and R.E., Wagner 1977. Democracy in deficit : the political legacy of Lord Keynes, New York, Academic Press-Holland.

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