Andranic Manet : “Nous, les acteurs, on est des peintures, mais on est aussi peintres de nous-mêmes”
Poète, chevalier des temps modernes. Il y a un peu de cela chez Andranic Manet, de l’anachronique et du contemporain. Jean-Paul Civeyrac l’avait sans doute senti en lui confiant, après sa première apparition dans la comédie de Thomas Sorriaux (La Dream Team, 2016) et une autre chez Katell Quillévéré (Réparer les vivants, 2016), le rôle principal de Mes provinciales (2018), dans lequel il incarnait un parfait héros romantique monté à Paris pour poursuivre ses études et vivre sa vie.
Depuis, Andranic Manet balade son visage anguleux, ses grands yeux bleu-vert, son “grand corps bizarre” – c’est lui qui le dit –, sa voix grave et tremblée dans le cinéma français. On l’a vu chez Thomas Salvador (La Montagne, 2022), Béatrice de Stael (Vacances, 2022), Victoria Musiedlak (Première affaire, 2023), mais surtout chez Katell Quillévéré et Hélier Cisterne, dans Le Monde de demain, série sur le début du hip-hop en France et l’avènement du groupe NTM, où il se glissait avec une dextérité féline et une douce flamboyance dans la peau de Dee Nasty, DJ mythique et pourtant un peu oublié de l’histoire.
Fana de littérature
Andranic Manet arrive au café où nous lui avons donné rendez-vous une matinée de fin juillet, beau survêt sombre, casquette plaquée sur ses longs cheveux noués, d’habitude hirsutes au cinéma. Dans sa main droite, un smartphone, outil “de dingue” mais dont il se méfie (pas d’Insta), dans sa gauche un recueil de poésie de l’écrivaine franco-ivoirienne Véronique Tadjo (Latérite, suivi de Déclinaison du temps premier) – on sent l’objet indispensable, toujours là, au fond d’une poche.
La littérature, le goût des mots tiennent depuis longtemps une place particulière dans la vie d’Andranic Manet, 27 ans, né à Cergy de parents russes : il cite Hemingway, Fitzgerald, Salinger. Et la littérature russe ? “J’en parle même pas !” Ado, au lycée, il enchaîne les scènes ouvertes, freestyle et autre battles, et se rêve clairement comme “l’Eminem français”, avant d’être poussé gentiment vers le théâtre : “C’était une façon de me dire ‘tu rappes pas très bien, mais t’as un truc quoi’.”
S’ensuit le parcours classique et prestigieux du jeune premier : classe libre du Cours Florent, conservatoire et même passage par la Fémis (programme Égalité des chances), où il réalise à 19 ans Repos, premier court métrage autour d’une maison de retraite : “Je trouve qu’on ne filme pas assez les gens âgés au cinéma, je rêverais de faire un film où les héroïnes sont des femmes âgées.” Pas étonnant qu’il cite Umberto D. (1952) de Vittorio De Sica, “l’histoire d’un vieil homme au fond du gouffre, qui accumule les dettes”, et La Gueule ouverte (1974) de Maurice Pialat, “très dur et très vrai sur la mort comme une façon d’être entouré”, pour films de chevet.
“Né trop tard dans un monde trop vieux”
Réaliser à nouveau, il y pense, mais pas pour tout de suite. Il semble attendre le moment opportun, fonctionne à l’instinct mais pas à la précipitation. Quand il termine un film et rebascule dans ce drôle de temps qu’est la vie, Andranic fait du théâtre, du doublage, voyage, écrit de la musique pour lui ou pour d’autres, regarde des films, retrouve ses ami·es et l’horizon dégagé du Val-d’Oise, sa terre d’enfance et celle des impressionnistes qui le passionnent : “C’est bien de revenir à l’état primaire et luxuriant de la vie de temps en temps.”
Il trouve d’ailleurs dans la pratique du dessin des inspirations pour étoffer son jeu : “Nous, les acteurs, on est des peintures, mais on est aussi peintres de nous-mêmes, ce qui est paradoxal. Si tu réussis à transposer une émotion sans parler au cinéma ou au théâtre, t’as tout gagné, pas besoin d’expliquer par la parole. Dans la vie, on parle peu, ou quand on parle, on comble par des banalités.”
Sa parole à lui, généreuse, articulée, révèle un tempérament aussi réfléchi que rêveur. Tout au long de la discussion, Andranic Manet ne cessera de citer différent·es auteur·rices, exprimant un naturel passionné plutôt qu’un étalage de savoir. Tout chez lui respire le légendaire et le romanesque : “Né trop tard dans un monde trop vieux, je crois que c’est Musset qui disait quelque chose comme ça”, lance-t-il quand on l’interroge sur son rapport à l’époque, qu’il dit légèrement décalé sans être passéiste.
Interprète plus qu’acteur
Au cinéma, il rêve de jouer Nicolas de Staël, “grand et russe” comme lui, mais les films, il les choisit principalement en fonction des rencontres. C’est ce qui l’a conduit à pénétrer dans l’univers des frères Larrieu, sans savoir au préalable quel rôle lui serait confié. Il apprécie chez le duo sa modernité, sa tendresse, et son amour pour les acteur·rices : “Ils sont à la fois expérimentés, et comme des enfants, très éveillés sur le plateau, attentifs au moindre détail.” Lui aussi essaye de garder ce truc enfantin quand il joue : “La maturité, c’est conserver le sérieux quand on jouait enfant.”
Andranic se dit “interprète” plus qu’“acteur” – “Je trouve ça plus juste, la partition existe, toi tu es là pour l’interpréter à ta façon” –, et le choix du mot trouve un juste écho avec la sincère modestie et l’engagement qui émanent de lui. Le terme “carrière” l’effraie. Il préfère se voir comme un funambule, “un nomade qui navigue entre les châteaux forts des gens”.
À l’affiche du Roman de Jim d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, avec Karim Leklou et Laetitia Dosch. En salle le 14 août.