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Dépression, bipolarité, schizophrénie… La psychanalyse au révélateur de la science

Dépression, bipolarité, schizophrénie… La psychanalyse au révélateur de la science

C’était au début des années 1980, il y a plus de quarante ans. Mais Dominique Campion, psychiatre à l’hôpital de Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime) et directeur d’un groupe de recherche en neurogénétique à l’Inserm, s’en souvient encore. "Cette année-là, une psychiatre parisienne, membre de l’Ecole de la cause freudienne, créée par le psychanalyste Gérard Miller, prend la tête du service de psychiatrie", se remémore-t-il. Elle veut tout revoir, tout changer.

"Un matin, elle me convoque avec deux autres internes pour nous dire que la situation est catastrophique, que cela ne peut pas durer et demande : 'Vous voyez bien le problème ?'". Interloqués, les trois internes restent cois. "Le pavillon de psychiatrie s’appelle Les peupliers ! Peut, plier, répète-t-elle en détachant les syllabes. Cela déstructure les patients !" Et voilà le pavillon de psychiatrie de Sotteville-lès-Rouen rebaptisé "Jacques Lacan", du nom du plus célèbre psychanalyste français. "Evidemment, les patients se sont tout de suite mieux portés", ironise Dominique Campion.

Des erreurs de diagnostic

L’anecdote, qui illustre les bizarreries de la psychanalyse et de ses tenants, pourrait prêter à sourire. Mais elle est loin d’être isolée. Surtout, ces dérives sont parfois bien plus graves. Comme l’histoire de ce préadolescent admis en urgence pédiatrique au centre hospitalier "Fondation Vallée" à Gentilly (Val-de-Marne), en 2013, en raison d’idées suicidaires en lien avec un harcèlement scolaire. "Le compte rendu médical évoque des symptômes typiques d’un trouble du déficit de l’attention avec une hyperactivité sévère (TDAH) : un enfant agité, qui n’arrive pas à se canaliser et qui coupe la parole", explique Thomas Villemonteix, maître de conférences en psychologie à l’université Paris VIII.

L’adolescent sort pourtant de l’hôpital avec un traitement antipsychotique lourd et un diagnostic de "dysharmonies psychotiques". Un terme issu de la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA), d’inspiration psychanalytique, un manuel qui décrit et définit les maladies mentales et leurs symptômes. "Le CFTMEA, encore utilisé de nos jours, n’a pourtant aucun fondement scientifique", déplore le chercheur. Ce jeune homme n’avait aucun des symptômes des troubles psychotiques décrits dans les classifications internationales. Sa mère était évidemment mortifiée du diagnostic".

Heureusement, un diagnostic de TDAH est finalement posé, quelque temps plus tard, par une pédopsychiatre ayant fait l’évaluation à partir des critères des classifications internationales. Un traitement adapté est mis en place. Quelques années plus tard, l’enfant est devenu major de sa promotion de pompiers. "Mais ce cas montre que les psychanalystes peuvent être dangereux quand ils refusent les classifications internationales des troubles mentaux au profit de leur propre cadre théorique", souligne-t-il.

Les bases théoriques de la psychanalyse dénoncées

De fait, la très large majorité des médecins partagent ces critiques. "La littérature psychanalytique sur l’étude des causes des troubles psychiques n’a aucun fondement scientifique, aucune reconnaissance internationale ni aucune preuve de validité scientifique, confirme le Dr David Masson, psychiatre au centre psychothérapique de Nancy et responsable médical du centre CURe Grand Est Lorraine. Et les théories sur le complexe d’Œdipe ou préœdipien dans la construction de l’individu, ainsi que celles sur les troubles mentaux provoqués par la perturbation de la construction de l’inconscient n’ont jamais été validées scientifiquement", insiste-t-il.

Dans son livre L’Inconscient freudien : y a-t-il quelque chose à sauver ? (Odile Jacob), Dominique Campion a même tenté de confronter les théories psychanalytiques à la science, et en particulier aux neurosciences. Loin de produire un ouvrage à charge, le chercheur tente de déterminer si les concepts psychanalytiques peuvent avoir un sens du point de vue biologique, notamment à l’aide d’imageries du cerveau. Les refoulements et les pulsions, deux concepts centraux de la psychanalyse, y sont analysés. Le bilan est pour le moins contrasté.

Ainsi, le concept de pulsion peut correspondre, en une certaine mesure, à celui de la motivation en neurosciences. Freud ne s’est pas non plus trompé en posant l’hypothèse que le "moi conscient" n’a rien d’immédiat, puisque en neurosciences, la conscience de soi se construit également de manière progressive pendant les premières années de la vie. En revanche, la notion de refoulement en tant que mécanisme de défense pour le psychisme doit être a minima reformulée. Et si les neurosciences reconnaissent l’importance des processus inconscients de traitement de l’information par le cerveau, elles balaient le concept freudien de l’inconscient qui serait une entité unifiée douée de buts et de stratégies.

1980, la psychanalyse anglo-saxonne se standardise

Même les plus fervents psychanalystes reconnaissent les faiblesses de leurs théories. Mais certains tentent de porter le combat sur un autre terrain, celui de l’efficacité de leur pratique pour soigner les troubles mentaux. "Cela est un peu subtil, mais la théorie doit être dissociée des pratiques, car il s’agit avant tout de psychothérapeutes qui aident les patients à analyser leur vie grâce à des principes actifs, comme l’autoanalyse, la prise de recul, le repérage de certains schémas de comportements, qui peuvent être dissociés des théories de Freud, de Lacan ou Klein", note le Pr Villemonteix. Et là, le débat est un peu plus ouvert. Car ces dernières décennies, la communauté scientifique a produit des centaines d’études évaluant l’efficacité des thérapies psychanalytiques.

"Tout est parti des Etats-Unis. Dans les années 1980, les mutuelles qui prenaient en charge les thérapies comportementales et cognitives (TCC) et les psychanalyses ont décidé de demander des preuves de l’efficacité de ces méthodes", explique le psychiatre et clinicien Patrick Lemoine, auteur de A quoi servent les symptômes (Odile Jacob). Une explosion d’études scientifiques se produit alors : tous les troubles mentaux y passent. Afin que leurs pratiques puissent être évaluées, tous les praticiens standardisent leurs approches. Les psychanalystes proposent alors des séances plus encadrées, avec une durée limitée, un nombre défini dans le temps et des manuels qui décrivent leurs outils. Quelques années plus tard, les premières études tombent : les preuves d’efficacité des TCC pour les troubles anxieux et la dépression semblent solides. Celles de la psychanalyse, plus limitées. Surtout, elle ne semble pas fonctionner pour les indications que donnait Freud, dont les phobies, l’hystérie et les névroses.

Une efficacité démontrée pour les dépressions légères

Depuis, de nombreux travaux ont étoffé nos connaissances. "Il existe désormais des preuves solides d’efficacité de la psychanalyse pour certains troubles, notamment la dépression", reconnaît le Pr Villemonteix. Ainsi, une "revue parapluie" (une compilation de méta analyses, qui elles-mêmes compilent les résultats de dizaines ou centaines d’études, ce qui constitue l’un des niveaux de preuves les plus élevés) publiée en 2023 dans World Psychiatry montre que la psychanalyse se révèle efficace dans la dépression légère chez l’adulte et certains troubles anxieux. Une méta analyse publiée en 2024 dans la revue Journal of Clinical Psychology tend à confirmer ces résultats.

Une autre, publiée en 2021 dans World Psychiatry compare l’efficacité de toutes les formes de psychothérapies dans la dépression. "Les résultats montrent que les différentes méthodes sont assez proches en termes d’efficacité, même si les TCC sont nettement plus étudiées que les autres. Par contre il peut y avoir des différences en termes d’acceptabilité et d’adhésion", indique le Dr Wayne Guillaume, psychiatre responsable du service du CAP Bastille, à Paris. Autrement dit ? Toutes ces thérapies tendent à se ressembler, voire à s’unifier. "Une autre explication est que les médecins qui se prêtent à ces études ont une approche éclectique de la psychothérapie et qu’il existe sans doute des dénominateurs communs de ce qui est efficace", avance le psychiatre.

Chez les enfants et les adolescents enfin, une méta analyse publiée en 2021 dans Frontiers in Psychology suggère que la psychanalyse pourrait avoir des effets positifs sur les troubles anxieux ou dépressifs, bien que la qualité des études analysées dans cette synthèse soit contestable, selon les experts. "De plus, il existe des méthodes qui fonctionnent bien mieux chez les jeunes, dont les TCC et la thérapie interpersonnelle", souligne le Dr Guillaume. En revanche, aucune étude, à ce jour, n’a apporté de preuve de l’efficacité de la psychanalyse dans le traitement des troubles sévères, comme la bipolarité ou la schizophrénie, ni pour les troubles du spectre autistique ou les troubles du comportement alimentaire, comme le soulignent notamment les résultats de la très sérieuse revue Cochrane. Dans ces cas, ce sont les traitements médicamenteux, les TCC et les thérapies interpersonnelles qui fonctionnent.

Le grand bazar des psychanalyses françaises

"Surtout, il est important de souligner que ce ne sont pas n’importe quelles pratiques de la psychanalyse qui sont évaluées dans ces recherches, mais les approches psychodynamiques à l’anglo-saxonne", précise le Pr Villemonteix. Un fait logique, puisque celles-ci se sont standardisées afin d’être comparables. "Ces pratiques sont-elles similaires à ce que l’on retrouve dans des cabinets en France ? On peut en douter", poursuit-il. Le Dr Hugo Baup, psychiatre au centre hospitalier de Périgueux, abonde : "Les approches anglo-saxonnes n’ont rien à voir avec’le divan français', où on embarque des gens sur des années, avec des séances qui peuvent durer quelques minutes comme plus d’une heure et où il existe autant de méthodes que de psychanalystes." Résultat, il est quasiment impossible de mesurer leur efficacité.

Ce qui arrange bien les psychanalystes français, qui refusent depuis toujours toute forme d’évaluation, bien souvent au prétexte que la psychanalyse serait irréfutable. "Ils affirment qu’elle renvoie vers l’inconscient, une profondeur cachée que seul l’expert peut connaître. Le psychanalyste a donc toujours le dernier mot puisque ceux qui la réfutent ne font qu’exprimer leurs résistances. Ce type de raisonnement est comparable à celui des homéopathes, qui rejettent la science en prétextant qu’on ne peut évaluer leur méthode avec ce qu’ils appellent l’allopathie [NDLR : le terme des homéopathes pour désigner la médecine classique]", décrypte le Dr Lemoine. Cette justification leur permet aussi de se défendre. Ainsi, lorsque des chercheurs, professionnels de santé ou associations de parents d’enfants autistes (qui ont été les premières à fustiger les dégâts de la psychanalyse) dénoncent de graves erreurs ou retards de diagnostics, les psychanalystes ont beau jeu d’attribuer la faute au thérapeute et non à leur discipline.

Ces derniers avancent également que l’alliance thérapeutique entre un praticien et son patient - le degré de confiance, qui peut être bénéfique - est difficilement évaluable par la science. Ce qui est vrai. Mais cette alliance se retrouve pourtant dans toutes les autres approches. Par ailleurs, les études qui ont tenté de savoir si cette alliance serait plus bénéfique pour la guérison des patients que les techniques psychothérapeutiques n’ont pas réussi à répondre à la question, comme le démontre une étude publiée en 2019 dans Annual Review of Clinical Psychology. L’alliance thérapeutique a donc bon dos. "Et de toutes les manières, les psychanalystes français se plaisent à répéter que la question de l’efficacité de leurs méthodes sur les symptômes n’est absolument pas le problème de la cure", ajoute Dominique Campion. Au moins, c’est clair.

La psychanalyse en déclin, mais toujours très influente

Tous les experts constatent néanmoins que la psychanalyse est en perte de vitesse en France. Les nouvelles générations de médecins n’y sont plus systématiquement biberonnées, comme c’était le cas il y a encore dix ou vingt ans. "Notre milieu est vraiment en train de s’améliorer", assure le Dr Guillaume. Pour autant, elle est loin d’avoir disparu et reste très implantée chez les facultés de psychologie, mais aussi dans les centres médico-psycho-pédagogiques, ces établissements qui proposent des consultations et des soins à des enfants et des adolescents, ou encore dans certains services d’hôpitaux. "Cela peut s’expliquer par le fonctionnement en vase clos du milieu psychiatrique français et parce que de nombreux services se réfèrent encore à des bases de données bibliographiques purement françaises (comme Cairn), plutôt que les bases internationales", explique-t-il.

L’organisation des services de psychiatrie à l’hôpital, qui dépend du chef de service et de ses propres penchants, fournit un autre élément de réponse. "Cela a beaucoup d’avantages en termes de structuration, d’organisation et de proximité de l’offre de soins, mais aussi des désavantages si les techniques mises en œuvre ne sont pas adaptées. C’est cela qui peut aussi expliquer des disparités gigantesques en fonction des secteurs", estime le Dr Masson.

Surtout, la psychanalyse continue d’exercer son influence dans d’autres domaines, qui la regardent avec bienveillance. En particulier les médias, mais auss la culture populaire et même les tribunaux, où des experts psychanalystes livrent leurs analyses des accusés et témoins sans aucune légitimité scientifique. Une situation à mettre sur le compte d’une longue tradition française et sur le charisme de ses porte-parole, de Jacques Lacan à Françoise Dolto, qui ont réussi à ériger la psychanalyse comme philosophie de haute volée dans les salons parisiens, mais aussi une technique de soin quasi mystique séduisant les élites et tous ceux qui aiment parler d’eux dans de beau décorum, avec des tapis persans au sol et des masques africains au mur. "Elle peut en tout cas être vue comme un outil de développement personnel intéressant, tempère le Dr Guillaume. Mais aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de soigner des troubles psychiques précis, il convient davantage de recommander des thérapies qui ont démontré leur efficacité."

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