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Un été littérature – 17) Littérature étrangère

culture
Petit florilège parmi tant d’œuvres auxquelles nous pourrions penser. Abstraction faite de la littérature russe, qui pourra faire l’objet d’un volet à part entière. Par Johan Rivalland

La cité des nuages et des oiseaux, d’Anthony Doerr

En voyant l’épaisseur de ce gros roman d’environ 700 pages qui m’a été offert, j’ai de prime abord été un peu effrayé. J’ai perpétuellement tant de lectures qui m’attendent, et d’autres qui m’attirent, que cela impliquait de devoir renoncer à un certain nombre d’entre elles. Le temps est compté, comme chacun sait, et pour une telle lecture, il en faudrait du temps ! Pourquoi diable faire si long ? Mais finalement, je peux dire que ce livre se lit bien, qu’il est suffisamment agréable et captivant pour que cela ne se transforme pas en obstacle.

Du temps il est justement question dans ce roman. Car il s’agit d’une plongée à travers le temps. Depuis Aristophane, et surtout Diogène dont il va être question. Une histoire de la transmission des écrits, souvent difficile, parfois impossible, d’autres fois partielle et fragmentaire, voire miraculeuse. Qui traversent le temps tant bien que mal, parlant à des esprits de différentes époques, en différents lieux, les réunissant sous une interprétation commune, pouvant aussi comporter sans doute certaines nuances ou interrogations relatives au lieu et à l’époque.

Nous suivons ici plusieurs personnages, en différents endroits, vivant à différentes époques, passées, présente et futures.

– La Constantinople de 1439 à 1452 (dates bien évidemment pas choisies au hasard et qui sont sans doute les passages du livre qui m’ont le mieux permis de me plonger véritablement dans l’Histoire, de ressentir des lieux et une époque que je n’avais croisés au mieux que dans des livres d’Histoire).

– Une petite ville de Californie dans les années 2000, puis 2020, avec un détour par la Corée en 1951, permettant de mieux comprendre le profil et la psychologie de différents personnages dont les vies vont se croiser et même s’entrechoquer.

– Un futur possible, par certains côtés inquiétant, quelque part peut-être dans l’espace. Avec ses questions existentielles et ses liens avec les passés que constituent les deux époques précédentes.

Le tout est entremêlé dans une alternance de chapitres courts qui évitent l’ennui éventuel de la lecture et permettent surtout d’établir des liens qui apparaîtront peu à peu à la manière de l’assemblage des pièces d’un puzzle, éclairant l’histoire, le sens, l’évocation du mystère de la légende de la Cité des nuages et des oiseaux.

Un roman qui est le prototype même de l’évocation du voyage à travers le temps, l’espace, la nature humaine, la recherche de sens, les questionnements, que favorisent la lecture. Un véritable hommage à la puissance du livre et de l’écriture.

Anthony Doerr, La cité des nuages et des oiseauxAlbin Michel, septembre 2022, 704 pages.

 

La trilogie des jumeaux, d’Agota Kristof

Le grand cahier est le premier volume de La trilogie des jumeaux d’Agota Kristof (les deux suivants étant La preuve et Le Troisième mensonge). Attention aux âmes sensibles, il s’agit d’un roman d’un style très particulier et d’une grande dureté.

Structuré en mini-chapitres de deux ou trois pages (ce qui est très pratique et agréable pour la lecture et l’avancement à son rythme dans le livre), l’évocation est d’un style très froid, terriblement factuel, relativement dénué d’émotion, du moins en apparence.

L’histoire de deux très jeunes jumeaux, amenés par leur mère à la campagne chez leur grand-mère qu’ils ne connaissaient pas, loin de la ville où ils résidaient, ravagée par la guerre et les bombardements. Qui supplie celle-ci de recueillir ses garçons le temps de la guerre. Une grand-mère grossière, hostile et bien peu accueillante, pas vraiment consentante, avec qui ils vont devoir cohabiter.

Armés de leur gémellité constituée en vraie force, donnant le sentiment qu’ils forment une unité parfaite, indépendante, entreprenante, nous allons découvrir avec stupeur un duo tour à tour hors du commun, inquiétant, d’une force mentale impressionnante, d’un étonnant ascétisme pour des enfants, pas du tout attirés par les amusements mais entièrement dévoués aux apprentissages, découvertes, épreuves physiques et mentales.

On sent que l’auteur, qui a fui la Hongrie du temps de l’URSS, est profondément imprégnée des horreurs de la guerre, de l’ambiance étouffante des États totalitaires, de l’aliénation et l’absurdité qu’ils induisent. D’où certainement la dégénérescence des propos, la crudité des situations, qui sont extrêmement choquantes, à tel point qu’on s’interroge par moments sur ce qui motive Agota Kristof à aller si loin, tant la perversion froidement décrite ne paraît pas indispensable au récit.

Il faut certainement avoir vécu soi-même un bon lot d’horreurs, ou avoir peu de foi en l’être humain, pour s’engouffrer aussi loin dans les tréfonds de l’horreur humaine. Ou vouloir dénoncer des choses dont on sait qu’elles existent mais sont tues par pudeur.

Le deuxième volume de cette trilogie est structuré différemment du premier. Aux chapitres ultra-courts fragmentés en petites séquences dont la narration très froide s’égrenait à chaque fois sur deux ou trois pages, succèdent des chapitres bien plus longs et habituels dans l’univers de la littérature.

Sous une apparence de vie moins tourmentée et de sentiments davantage révélés, règne cependant une vision bien sombre de l’humanité, et les horreurs sont toujours présentes. La condition humaine semble comme condamnée à errer dans un quotidien mu par l’incertain et la langueur du temps.

Si la crudité des situations, qui m’avait frappé dans le premier volume par son caractère extrêmement choquant, est un peu moins présente (nous sommes maintenant plutôt en temps de paix, même si on comprend que nous ne sommes pas pour autant en régime de liberté) et que l’on retrouve un peu plus d’humanité, à la crudité succède parfois la cruauté, qui était déjà présente mais n’a pas totalement disparu.

Et une nouvelle fois je me suis interrogé sur ce qui a pu amener Agota Kristof à aller si loin dans l’évocation des perversions. Toujours avec cette relative froideur inquiétante.

Ayant fui un régime totalitaire, on se dit qu’elle en a probablement conservé cette noirceur qui semble la hanter et l’a probablement conduite à l’écriture afin d’extérioriser les fantômes qui la poursuivent. Néanmoins, le roman se lit bien, malgré son atmosphère si particulière et si lourde.

Les dernières pages sont surprenantes et en rupture partielle avec ce qui précède, annonçant un troisième volet encore différent, marqué par une nouvelle rupture de style. Et cette fois, nous passons au « je ». Mais quel « je » ? Car on s’y perd un peu dans ce « jeu » du « je ». Et là sa situe aussi la deuxième rupture…

Car on entre dans une certaine confusion volontaire. La confusion voulue par l’auteur, confusion des temps, confusion des lieux, confusion du narrateur. De quoi être un temps perdu. Certainement l’auteur a-t-elle voulu cette sensation schizophrénique qui mène à ce sentiment d’aliénation du lecteur, pour être au plus proche de ce qui se passe dans l’esprit narratif.

Mais la seconde partie de ce troisième volet éclaircit enfin l’histoire. Et on ne lâche alors plus le livre. On comprend mieux tout le sens de l’histoire, du drame qui se joue, qui s’est joué. Et là encore, il est question de ruptures. Mais, bien sûr, je n’en dis pas plus.

On ressort finalement du livre… rompu ; et quelque peu abasourdi. Comme on l’est après une histoire sombre et bouleversante qui continue de vous hanter un peu après la lecture.

Agota Kristof, Le Grand cahier (tome 1), La Preuve (tome 2), Le Troisième Mensonge (tome 3), Points édition, mars, avril, septembre 1995, 3 x 192 pages.

 

Le Loup des steppes, de Hermann Hesse

Ce célèbre roman d’Hermann Hesse est assez étonnant sur la forme comme sur le fond. Un préambule, une préface qui n’en est pas une mais fait bien partie de l’œuvre, des carnets d’un style qui m’ont fait penser à Stefan Zweig pour les quelques premières dizaines de pages, au milieu desquels s’intercale un traité sur le Loup des Steppes, avant que le cours de la narration des carnets ne reprenne et s’accélère progressivement…

De quoi surprendre, d’autant que le style devient de plus en plus enfiévré, bien distinct rapidement de Zweig et bien propre à Hermann Hesse par conséquent, aucun doute.

Au centre du roman, on trouve une analyse riche et complexe des contradictions internes du personnage, son ambivalence, la dualité de sa personnalité (que la lecture du traité viendra remettre en cause, évoquant non la simple dualité, mais les facettes multiples que revêt toute personnalité, à l’instar du sujet central de Luigi Pirandello dans son Un, personne et cent mille).

À travers son personnage, l’auteur s’interroge sur la vie, la mort, le sens de l’existence, l’intégrité, la société bourgeoise, l’absurde, l’esprit de solitude, la question du suicide, l’art, la culture, les Immortels, et à l’inverse, le commun, le conformisme, la légèreté, l’évasion dans la fête et la distraction.

Le personnage principal, véritable force de caractère, profondément intègre, austère et solitaire, oscille perpétuellement entre son côté humain, capable d’ouverture et de douceur, et son côté loup solitaire, aux contours plus obscurs. Cela donne un portrait complexe d’un personnage ambivalent et pétri de doutes, fragile dans le fond et propice à l’autodestruction, refusant la compromission et la servitude volontaire.

« L’homme de pouvoir est détruit par le pouvoir, l’homme d’argent par l’argent, l’homme servile par la servilité, l’homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit pas sa liberté ».

Complexe et paradoxale liberté, qui suppose en réalité une réelle exigence, à ceux qui en comprennent les fondements. Ambivalence encore lorsque le personnage éprouve un mélange d’attirance et de rejet de la société bourgeoise, dont la vitrine est synonyme de confort et de bien-être apparent, mais dont l’essence est incompatible avec ses exigences d’homme libre.

Voici le portrait qu’il en fait :

« On ne peut vivre intensément qu’aux dépens de soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n’est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de sa ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d’une parfaite tranquillité morale ; il rejette le désir au profit d’un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d’une température agréable. Le bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité, angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner. Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré, la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle ».

C’est au milieu de ces réflexions, de ses doutes et contradictions, de son errance relative et de sa vie solitaire au sein de logements bourgeois, que le Loup des steppes va faire une rencontre… qui va l’écarter de son chemin d’errance pour le jeter dans le trouble, le paradoxe, voire la débauche, jusqu’à la transformation… ou la déchéance ?…

Un roman étonnant, perturbant, aux contrastes saisissants, qui met parfois mal à l’aise. Une œuvre forte, originale et singulière.

— Hermann Hesse, Le Loup des steppes, Le Livre de Poche, 224 pages.

 

La visite de la vieille dame, de Friedrich Dürrenmatt

Excellente pièce de théâtre de Friedrich Dürrenmatt sur la perversion de l’âme humaine et ce Maudit argent ! qui corrompt.

Une vision pessimiste où personne ne semble épargné, quel qu’il soit, chaque personnage semblant sombrer dans cette sorte de schizophrénie collective qui fait présenter sous les dehors de la justice la pire des compromissions.

Et à ceux qui pensent que « l’argent ne fait pas le bonheur », nulle meilleure illustration que cette histoire qui, sous couvert de la recherche d’une opulence artificielle, va conduire tout un village vers la damnation. Malgré de « belles » idées, comme celle du personnage de l’artiste local, selon lequel « la vie est triste, l’art est gai ».

Certains personnages sombraient dans les délires des théories du complot pour expliquer l’état de faillite avancée dans lequel se trouve cette petite ville à l’abandon (« C’est un coup monté par les francs-maçons », « Une machination des Juifs », « La haute finance est derrière », « Les communistes ! »). Un reflet de l’époque qui est celle de Friedrich Dürrenmatt (et dont les relents sont toujours hélas tenaces). Mais nulle profondeur ou âme qui se voudrait plus élevée, tout en pressentant ses faiblesses (le Proviseur), ne résiste au tourbillon de l’avidité. Une sorte de contagion à la Rhinocéros, de perte du libre-arbitre par une forme d’hallucination collective, de perte du sens commun, où chacun pratique le reniement.

Et c’est là qu’intervient cette vengeance de la vieille dame contre cet amour de jeunesse contrarié qui, par les ressorts hélas classiques de la corruption vont tendre à pervertir les plus belles âmes. Par un processus infernal, presque inexorable, digne d’une tragédie grecque.

Il y a quelque chose aussi ici du Comte de Monte-Cristo ou, comme le suggère l’un des personnages lui-même du mythe de Médée.

La vieille dame a du vécu. Elle a le sens de la psychologie, et surtout la connaissance de la nature humaine. Son plan est machiavélique. Mais qui est le plus coupable de ce qui semble se préparer ? Elle ou ceux qui s’apprêtent à abandonner leur âme au profit de la plus honteuse des compromissions ?

— Friedrich Dürrenmatt, La visite de la vieille dame, Le Livre de Poche, 159 pages.

 

La mère, de Pearl Buck

Le personnage féminin au centre de ce roman est cantonné dans un lieu unique, celui de sa ferme dont elle ne bougera pas, assumant courageusement son rôle de mère et d’exploitante agricole, malgré toutes les difficultés et la rudesse de sa condition.

Un roman fort et marquant sur la condition féminine et le courage exceptionnel dont cette mère fait preuve. Un roman qui a marqué ma jeunesse et durablement mon esprit, de manière bien plus efficace que n’importe quel militantisme féministe racoleur et engagé.

Si je me rappelle bien de l’histoire, ce personnage sans doute représentatif de la Chinoise de l’époque se retrouve seule avec ses enfants et l’exploitation à tenir au prix de rudes efforts, et soumise aux aléas qui pèsent inéluctablement sur les récoltes, alors que son mari a disparu du jour au lendemain sans dire un mot, après avoir déserté le foyer conjugal à plusieurs reprises avec des fréquences accrues sans jamais rien exprimer à son épouse, qui se doit d’être soumise à son mari. Un roman parfaitement évocateur de la condition des femmes dans de nombreux pays et à différentes époques.

— Pearl Buck, La mère, Le Livre de poche, juillet 1971, 222 pages.

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