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Peindre caché dans le Lot pendant l’Occupation

Du 8 juin au 29 décembre 2024, au Musée Henri Martin, à Cahors, une exposition passionnante réunit sept peintres qui ont vécu et travaillé dans le petit village tout proche de Marminiac.

Priscilla Fougères, commissaire de l’exposition, et Cécile Léon, petite-fille du peintre Jean Léon, présentent dans quatre salles du Musée récemment rénové des œuvres, des photos, des documents, des lettres de Roger Bissière, Charlotte Henschel, Jean Léon, Walter LeWino, Alfred Manessier, François Rylsky et Nicolas Wacker.

Céret, Cassis, Saint-Rémy, Aix-en-Provence, Pont-Aven, Auvers-sur-Oise, Barbizon sont réputés être des hauts lieux de la peinture. Peu nombreux sont ceux qui connaissaient ce village du Quercy où, dans les années 1930, quelques peintres de Montparnasse venaient travailler l’été à Boissièrette à l’invitation de Roger Bissière, représentant de la Seconde École de Paris, qui y possédait une vaste maison et une chapelle à l’orée d’une forêt de chênes.

Cela dit, le département du Lot avait aussi séduit André Breton à Saint-Cirq-la Popie. Ossip Zadkine et son épouse, le peintre Valentine Prax, avaient acheté une maison noble dans le village des Arques, et installé un atelier dans une vaste grange. Proche d’André Malraux, Zadkine avait attiré son attention sur la belle église romane en triste état ; elle fut restaurée. Un Christ en bois d’ormeau dans la nef, et une piéta, dans la crypte, y sont exposés de façon permanente, tandis qu’autour du joli Musée qui abrite ses œuvres, quelques grandes sculptures en bronze sont installées dans son environnement immédiat.

A Montparnasse, Zadkine avait probablement croisé les peintres qui travaillaient sur le motif pendant l’été à Marminiac, situé à une dizaine de kilomètres des Arques. Se rencontraient-ils ?

 

Bissière et la Seconde École de Paris

Des artistes venus du monde entier rejoignirent l’Académie Ranson dont Bissière dirigeait l’atelier de peinture. Charlotte Henschel et Nicolas Wacker, puis Alfred Manessier, lorsque Bissière ouvrit en outre l’atelier de fresque en 1934. A Boissièrette, Léon et LeWino y furent bientôt rejoints par Rylsky. Ils exposent ensemble sous la bannière Témoignage, le groupe formé à Lyon, en 1936 par Marcel Michaud.

Roger Bissière (1886-1964) avait étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux, puis de Paris. Critique d’art et journaliste, il y vécut de 1910 à 1920. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il résida à Boissièrette. Il dût se consacrer aux travaux agricoles pour survivre. De retour à Paris en 1945, il recommença à peindre dans un langage pictural nouveau. Ses œuvres exposées dans les galeries parisiennes, furent l’objet de rétrospectives dans plusieurs musées européens. Il reçut le Grand prix national des arts en 1952 et une mention d’honneur lors de la Biennale de Venise en 1964, année de sa mort.

 

Boissièrette refuge pour les artistes persécutés

Certains amis de Bissière se trouvaient déjà dans le Lot, quand la guerre éclata en septembre 1939, tandis que d’autres furent mobilisés, ou internés dans des camps de concentration français. Il n’y en avait pas moins de 200 en France. Boissièrette devint alors un refuge pour ces sept peintres « ressortissants de puissances ennemies », ou Juifs, victimes des lois « raciales » promulguées par le gouvernement de Vichy. Les ressortissants allemands ou autrichiens fuyant l’Allemagne nazie, étaient systématiquement arrêtés, tout comme les Juifs. Jusqu’en 1942, les hameaux de Benauge, les Rigals, Boissièrette, situés dans la zone non occupée, furent à l’abri des rafles. Mais le 11 novembre 1942, la « zone libre » fut envahie, et toute la France occupée par la Wehrmacht.

LeWino, né à Londres en 1887, avait acheté une maison à Benauge, en 1925. Il vécut sous la protection de Roger Bissière à partir de 1940, après avoir échoué à rejoindre l’Angleterre. En 1943, ce dernier le dissuada de se rendre à une convocation de la Kommandantur de Cahors. Il le cacha dans son atelier jusqu’à la Libération.

A quelques kilomètres de Marminiac, la promulgation du 3 octobre 1940 de la loi portant statut des Juifs contraignit Zadkine, victime d’une dénonciation, à fuir le Lot. Il réussit à gagner les États-Unis grâce au journaliste américain Varian Fry qui, à Marseille, en peu de mois, sauva 2 500 Juifs et intellectuels antinazis en leur procurant un sauf-conduit pour quitter la France.

Charlotte Henschel (1892-1985) avait le malheur d’être à la fois juive et allemande. Née à Breslau, aujourd’hui Wroclaw, en Pologne, elle avait étudié aux Beaux-Arts de Breslau, puis de Berlin. Elle arriva à Paris en 1926 et s’inscrivit à l’Académie Ranson.

Dans la tourmente de la débâcle et de l’Occupation, Charlotte Henschel eut beaucoup de chance. Deux fois assignée à résidence, d’abord en tant qu’Allemande, puis en tant que Juive, elle fut internée au camp de triage de Puy-L’Évêque, puis aux Dames Noires à Cahors. Transférée au camp de Gurs, elle fut libérée grâce à l’entremise de Bissière. De retour au hameau des Rigals, fichée et assignée à résidence, elle s’installa dans une maisonnette d’une seule pièce, sans chauffage ni électricité, non loin de celle où s’était réfugié Alfred Manessier et de son épouse Thérèse. Ils y demeurèrent jusqu’au printemps 1941, puis retournèrent à Paris à l’appel de Bazaine. Alfred Manessier devint célèbre au lendemain de la guerre, et de nombreux prix internationaux couronnèrent son œuvre, dont le Grand prix de peinture de la Biennale de Venise en 1962.

Charlotte Henschel recommença à peindre après la guerre. Elle partageait son temps entre les Rigals et Paris. Elle exposa dans les galeries parisiennes et lyonnaises, ainsi que dans plusieurs musées en France et en Allemagne. Elle a légué des œuvres à la ville de Cahors. Un fonds Charlotte Henschel a été récemment créé au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme et, cette année, à l’occasion de cette exposition, un important catalogue dû à la plume de Priscilla Fougères a été publié conjointement par le MAHJ et le Musée Henri Martin.

François Scibor- Rylsky (1901-1970), dit Ahü, puis Rylsky, acheta une maison aux Rigals en 1930. Il étudia la peinture aux Beaux-Arts de Paris, également l’architecture. Fait prisonnier, il fut libéré en 1941 et retrouva son poste de direction artistique des grands magasins Aux Trois Quartiers. Proche de Bazaine et de Manessier, il s’engagea dans l’art sacré. A partir de 1948, il exposa à la Galerie Jeanne Bucher.

Nicolas Wacker (1897-1957) est né à Kiev, alors située dans l’Empire russe. Après la révolution d’Octobre, il réussit à quitter l’URSS porteur de faux papiers allemands. Il arrive à Berlin où il étudie les arts appliqués, la peinture et la philosophie. Il rencontre de Charlotte Henschel dans l’atelier de Karl Hofer et la rejoint à Paris. Il devient l’assistant de Bissière à l’Académie Ranson. Considéré comme allemand à cause de ses faux papiers, il est arrêté et interné à plusieurs reprises. Ayant réussi à prouver sa nationalité russe, il est libéré en novembre 1942 et accueilli avec sa compagne Madeleine par Bissière, à Boissièrette. Un an plus tard, il s’installe dans le hameau des Cazettes et construit des métiers à tisser. Il recommence à peindre en 1961, lors d’un séjour au sanatorium de Montfaucon, dans le Lot.

 

Survivre à Boissièrette pendant l’Occupation

Les tickets d’alimentation ne suffisaient pas ; il fallait trouver de quoi subsister. Bissière renonça à son art pour fabriquer du charbon de bois destiné au gazogène. Les peintres, installés dans des maisons primitives, et dans une grande pauvreté, se consacraient aux travaux agricoles avec la complicité d’Antonin et Pélagie Bargues (qui cachèrent une petite fille juive de six ans parmi leurs huit enfants, et furent nommés Justes parmi les Nations par l’Institut Yad Vashem en 1999) et du maire Molinié, qui alloua des tickets d’alimentation pour deux à Walter LeWino et son épouse Albertine.

Charlotte Henschel se voit dévolu la tâche de bergère. « Charlotte est préposée à la garde des moutons, mais j’ai l’impression que c’est plutôt les brebis qui la gardent ; elle court derrière elles affolée, et en a toujours perdu une partie. », se souvient un de ses amis.

Roger Bissière revint à Paris en 1945 et recommença à peindre dans un langage pictural nouveau. Ses œuvres furent exposées dans les galeries parisiennes, et fut l’objet de rétrospectives dans des musées européens. Il reçut le Grand prix national des arts en 1952 et une mention d’honneur lors de la Biennale de Venise en 1964, année de sa mort.

Jean Léon (1893-1985), ami de Bissière, l’artiste passionnant présenté dans cette exposition, découvre le Lot et y achète la maison des Rigals en 1928. Il s’y réfugie en 1939, puis rejoint la Résistance au sein des FFI au maquis de Plattu. Il avait étudié aux Beaux-Arts de Bordeaux dans la classe de peinture décorative de Gustave Lauriol (1842-1916) et Jean Artus (1868-1931), peintres décorateurs du Grand Théâtre de Bordeaux, avant de passer un an « en sculpture » chez Gaston Leroux (1854-1942), statuaire officiel de la ville, et enfin ses deux dernières années en peinture d’histoire chez Paul Quinsac (1858-1929) qui formait les futurs prix de Rome. Au début de la Première Guerre mondiale, il devance l’appel sous les drapeaux, s’engage et est blessé au Chemin des Dames. Après avoir passé neuf mois à l’hôpital, il est renvoyé au front, fait prisonnier sur le champ de bataille de la bataille de Verdun, puis interné au camp de Friedrichsfeld en Rhénanie, d’avril 1916 à janvier 1919. Il a vingt-six ans lorsqu’il est démobilisé, au mois de septembre 1919. A Paris, il vit avec sa compagne Laure Boffard-Coquat, alias Lolotte, alias Sibille, qui anime un atelier de tissage fréquenté par Bissière, LeWino, Aronson et le modèle Kiki de Montparnasse.

Jean Léon, décorateur et graphiste, crée de superbes vases et une assiette à la Poterie d’art de Ciboure. Mauboussin, Isabey, Siégel figurent parmi ses clients. Éclectique, Léon s’intéresse aussi aux inventions modernes pour l’exposition L’Art et la Science, au Palais de la découverte. Inventeur, avec son frère Joseph qui est ingénieur, il travaille à la sonorisation des salles de cinéma, et créent un système d’enregistrement sonore portatif, le MonoblocVV3. En 1948, Joseph Léon est nommé directeur général de Multimoteur devenu Elipson, en 1951. Jean travaille à ses côtés pour le dessin et la conception des modèles en plâtre, ainsi que pour les essais acoustiques.

Au lendemain de la guerre, Jean Léon apprend que sa sœur Sarah, dite Lollyse, dont il était très proche, a été déportée depuis le camp de Drancy et assassinée, au mois de mars 1943, au camp d’extermination de Sobibor. Cette mort atroce le plonge dans une profonde tristesse. Il peine à se remettre au travail. En 1945, il épouse Marie-Antoinette Meynard, dite Mimi, institutrice à Salviac. Convaincu d’exposer par le critique Jean Bouret, il présentera ses œuvres dans trois galeries parisiennes, au début des années 1960. Voici ce qu’écrit ce dernier dans sa préface pour l’exposition « Jean Léon : Refuge des forêts », galerie Jeanne Castel, 1961.

Jean Léon est mort en 1985, à l’âge de 91 ans, les pinceaux à la main. Sa tombe se trouve dans le petit cimetière de Boissièrette.

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