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Jacques Audiard fait sa profession de foi antivirile avec le sublime “Emilia Pérez”

Sur le papier, c’est de l’excès de zèle. Jacques Audiard, raisonnablement considéré il y a dix ans comme la signature la plus macho du cinéma d’auteur français, infatigable enlumineur de violents mâles à fêlures entourés d’utilités féminines (Un prophète, 2009, De battre mon cœur s’est arrêté, 2005), prend depuis trois films un tournant ostensiblement dévirilisé, entamé par un western de crise masculine (Les Frères Sisters, 2018), poursuivi par une romance chorale mâtinée de dénonciation du slut-shaming et de liberté sexuelle (Les Olympiades, 2021).

Emilia Pérez pousse le bouchon jusqu’à l’ode transgenre, cuisinée dans une mixture extrêmement improbable de film de cartel et de comédie musicale. Très librement inspiré d’un personnage furtivement mentionné dans le roman Écoute de Boris Razon, le long-métrage raconte le recrutement par un baron narco mexicain d’une avocate qui va l’aider à la fois à simuler sa disparition et à devenir une femme, puis, quelques années après, leurs retrouvailles, mêlant un ambigu regroupement familial à une entreprise de rédemption criminelle consistant à venir en aide aux familles de victimes du trafic de drogue – le tout, donc, en chansons, écrites notamment par Camille.

À la croisée des genres

On compte déjà quatre ou cinq degrés de trop-pleins et de régimes a priori incompatibles dans un tel résumé, sans même mentionner la question de la langue (Emilia Pérez est tourné et chanté en espagnol, que ne parlent pourtant ni sa parolière, ni son réalisateur, ni même l’une de ses interprètes, Selena Gomez), qui en principe devrait finir de conduire le film à la catastrophe. Pourtant, dès ses premières minutes, il décolle très haut, s’imposant par la seule force de sa conviction – ainsi que celle de son interprète principale, Zoe Saldaña, à qui quinze ans de blockbusters sur fond vert (dans les sagas Avatar et Avengers) ont légué une frappante maîtrise de son corps.

Il souffle dans le résultat un vent presque caraxien, des plages d’emportement irrépressibles, associant dans un même mouvement la musique et la destinée : une vie à réinventer se nourrit de ferveur, et donc de chant. L’acte de foi de la renaissance d’Emilia ne peut carburer qu’au lyrisme. Le film passe, tout autant, par des moments de retombée lucide et de sidération antithétique : on ne peut pas y croire sur la durée.

Un kaléidoscope jubilatoire

La cohabitation forcée du deuxième acte, entre l’ancienne famille du caïd croyant porter son deuil et ce dernier métamorphosé en femme d’affaires maquillée en cousine, est une bonne image de son hétérogénéité insoluble : évidemment qu’il ne peut que finir par s’abîmer dans ses incohérences – à commencer par l’impasse morale du personnage, qui finance trop commodément le salut de son âme grâce à des cacahuètes piochées dans l’inépuisable fortune de ses crimes passés.

On ne saurait pourtant balayer l’effet d’embrasement jouissif qu’a produit en nous le film – pour la première fois, la rédemption antivirile d’Audiard ne fait pas l’effet d’un calcul malin et dégage une impression de sincérité, toute dysfonctionnelle fût-elle. Son meilleur film ?

Emilia Pérez de Jacques Audiard, avec Zoe Saldaña, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez. En salle le 21 août.

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