Nathan Hill écrit le visage de l’Amérique
Au fond, il pourrait être un auteur de best-sellers parmi d’autres. On le rencontre chez son éditeur à Paris et Nathan Hill est parfait, souriant, poli, très pro. Son premier roman, Les Fantômes du vieux pays (Gallimard 2017) a été un succès et le nouveau le sera sans doute aussi.
Bien-être pourrait être présenté comme une simple histoire d’amour : Elizabeth et Jack se sont rencontré·es au moment de leurs études à Chicago, il et elle vivaient dans un quartier ouvrier en voie de gentrification. Vingt ans plus tard, l’endroit est définitivement bobo, Elizabeth et Jack sont toujours ensemble et projettent de s’installer dans une banlieue verte. Nathan Hill raconte avoir écrit le premier chapitre – Jack et Elizabeth tombant amoureux·se – alors qu’il était lui-même étudiant.
Nos existences imaginées
Il l’a relu vingt-cinq ans plus tard et aujourd’hui il en sourit : “À 20 ans j’avais l’impression d’avoir écrit un texte hyper-romantique, et que ce couple était très romantique. À 40 ans, ayant été marié depuis, je me suis rendu compte qu’ils étaient surtout idiots et naïfs.” Aussi a-t-il poursuivi leur histoire, observant minutieusement l’évolution de leur relation. Car Elizabeth et Jack sont issu·es de milieux sociaux très différents, et si à leurs débuts il et elle étaient persuadé·es que l’amour triompherait de tout, Hill souligne les déterminismes qui les guident, creusent les incompréhensions et les contraignent à mille adaptations pour entretenir, à leurs propres yeux, l’image d’un couple parfait.
À travers son roman se lit une passionnante analyse critique de la société américaine, notamment avec l’histoire de la famille d’Elizabeth, millionnaires sûrs de leur bon droit et censés s’être enrichis à la sueur de leur front, en réalité grâce à des ancêtres escrocs. L’auteur retrace aussi, à travers l’histoire de Jack, le sort de la classe moyenne des provinces rurales et met en lumière les différents subterfuges utilisés pour entretenir le rêve américain. Au final, son roman montre qu’un couple, comme une nation, se construit sur des mythologies.
Mais, ce sont les mythologies d’aujourd’hui qui semblent l’ébranler. Nathan Hill rappelle avoir écrit ce livre durant la pandémie. “J’ai initialement voulu écrire sur l’amour, mais toutes sortes d’inquiétudes sont venues parasiter ce projet.” Il avoue être déstabilisé par le nombre d’Américain·es désormais séduit·es par des vérités parallèles. Ainsi le père de Jack, vieux monsieur qui ne s’informe que sur Facebook. Hasard du calendrier, le livre sort en France alors qu’au même moment les États-Unis sont en pleine campagne présidentielle, et qu’on voit s’affronter deux versions antagonistes de l’Amérique à travers le duel Kamala Harris/Donald Trump, un candidat républicain qui avait inventé le concept de “faits alternatifs” pour justifier ses mensonges quand il était président.
L’observatoire des histoires
Le roman de Nathan Hill se révèle d’autant plus éclairant pour comprendre ce contexte : sa construction même ressemble à l’état fragmenté de la société USA, sorte de puzzle parsemé de photos où le passé des deux protagonistes se dévoile dans le désordre. S’il en parle avec modestie, sans doute peut-on voir là une tentative de repenser l’art romanesque à l’Américaine. “Au début des années 1990, je me suis intéressé à la naissance d’Internet et j’étais dans un groupe d’artistes travaillant sur les liens hypertextes qui permettent de sauter d’une page à une autre, et donc d’une histoire à une autre. L’idée ici était de s’inspirer de ce principe.” Aussi ce roman est un agencement de faits collectifs et privés, de croisements entre histoire de l’art, histoire nationale et histoires familiales.
Né en 1975, l’auteur a grandi dans l’Iowa, comme Jack. Il est parfois question dans le livre de ce lointain lieu de l’enfance. Il en parle et soudain l’image de gamins faisant du vélo dans la rue et s’interpellant d’une maison à l’autre se glisse dans la conversation. Hill rappelle que le Midwest reste “encore à ce jour la région que l’on survole quand on va de New York à Los Angeles, une zone oubliée”.
Est-ce là qu’est né le regard qu’il porte sur l’évolution de son pays et qui lui a permis d’être l’écrivain qu’il est ? “Je me suis habitué à être loin du centre névralgique des choses, à observer avec distance les hiérarchies sociales, à être toujours en retrait. Et j’étais très solitaire quand j’étais enfant, c’est un excellent entraînement pour devenir un écrivain.” Quelques pages magnifiques du livre font surgir une prairie en flammes. Et Nathan Hill raconte qu’il a beaucoup pleuré en écrivant cette scène, mais, retranché derrière son sourire poli, il n’en dira pas plus.
Bien-être de Nathan Hill. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru (Gallimard), 688 p., 26 €. En librairie le 22 août 2024.