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Il y a 30 ans, Portishead sortait “Dummy”

On a du mal à concevoir que Dummy, album dont l’intense coloration crépusculaire évoque spontanément l’automne-hiver, soit sorti en plein cœur de l’été. C’est pourtant bien le cas, son atterrissage dans les bacs ayant eu lieu très exactement le 22 août 1994. Le lendemain, lui succédait Grace de Jeff Buckley (lire notre critique de 1994). Plutôt corsé, le mois d’août 1994, et placé sous l’empire du noir soleil de la mélancolie.

Album iconique de la mouvance trip-hop, qui traversa tout en langueur plus ou moins vibrante les années 1990, il est largement reconnu comme l’un des disques majeurs de cette décennie – et bien au-delà. Il révèle au monde Portishead, groupe à géométrie variable dont le noyau dur se compose de trois membres, d’âges et d’horizons musicaux différents : Geoff Barrow (né en 1971), Beth Gibbons (née en 1965) et Adrian Utley (né en 1957).

Marquant les 25 ans de la sortie de Dummy, ce mois d’août 2019 ne donne néanmoins lieu à aucune célébration particulière. Pas de réédition, contrairement à ce qui s’était passé en 2014, pour le vingtième anniversaire. Pas davantage d’édition spéciale ou Deluxe, Geoff Barrow se déclarant résolument hostile à ce type d’opérations qu’il juge purement mercantiles (non sans raison, le plus souvent). Encore moins de concert, le groupe – en pause à durée indéterminée – ne s’étant pas produit sur scène depuis 2015.

 Un groupe rétif aux interviews

Afin de ne pas totalement ignorer cet anniversaire, Geoff Barrow et Adrian Utley ont choisi d’accorder quelques très rares entretiens. Joints via Skype en pleine torpeur aoûtienne, les deux hommes, qui partagent de toute évidence une très grande connivence, se montrent très loquaces et vivaces, chacun rebondissant allégrement sur les paroles de l’autre, les deux digressant et blaguant volontiers. “Nous n’avons jamais vraiment tenu à célébrer ces dates anniversaires, même si on nous y incite, explique Geoff Barrow. Là, nous avons simplement eu envie de parler un peu de Dummy : c’est le maximum que nous pouvons faire en matière de célébration !

Quant à Beth Gibbons, elle reste silencieuse une fois de plus, toujours aussi rétive aux interviews. Il lui est tout de même parfois arrivé de sortir de cette farouche réserve, par exemple au printemps 1995. Elle s’était alors longuement confiée aux Inrocks (hebdo n° 4, 4 avril 1995), déclarant notamment : “J’ai l’impression que Portishead est une étape, pas une destination : je ne sais pas où je serai demain. Pour l’instant, chanter dans ce groupe me permet d’éviter la dépression nerveuse. C’est déjà pas si mal.

En 1991, rencontre de Geoff Barrow et Beth Gibbons

Originaire du sud-ouest de l’Angleterre, Portishead emprunte son nom, nimbé d’un léger halo de mystère, à celui d’une petite ville côtière, située à une vingtaine de kilomètres de Bristol, en face du pays de Galles. C’est là, aux côtés de sa mère divorcée, que grandit Geoff Barrow, le principal instigateur du groupe. Après avoir tâté de la batterie au sein de groupes de rock sans lendemain durant son adolescence, Geoff Barrow se tourne vers le hip-hop et les platines à la fin des années 1980.

Travaillant comme assistant opérateur aux studios Coach House, à Bristol, au début des années 1990, le jeune homme y côtoie Massive Attack durant l’enregistrement de Blue Lines (1991), autre album séminal du trip-hop. Il croise également Tricky et Neneh Cherry, pour laquelle il compose et coproduit le morceau Somedays, figurant sur l’album Homebrew (1992).

Dès qu’il a du temps libre, Barrow l’emploie à s’aguerrir techniquement et à bricoler sa propre musique, en utilisant en particulier un sampler de la marque Akai. À la recherche d’une chanteuse pour enrichir ses productions musicales, il auditionne plusieurs candidates sans succès. La destinée pop étant pleine de surprises, il va trouver la voix espérée dans un contexte pour le moins improbable.

Geoff Barrow et Beth Gibbons se rencontrent en effet en 1991 lors d’un atelier collectif organisé dans une agence pour l’emploi de Bristol et destiné à aider au financement de projets personnels. Étant les seuls à avoir une activité dans le domaine de la musique, ils lient aussitôt connaissance. Depuis plusieurs années, Gibbons écume la scène des pubs de Bristol avec un petit groupe, interprétant notamment des reprises de Janis Joplin, l’une de ses idoles. Conquis par le chant de Beth, Geoff lui propose de mener un projet musical avec lui. Elle accepte : Portishead est né.

Beth Gibbons et Geoff Barrow en 1994 Renaud Monfourny

Du duo au trio

Ensemble, ils commencent à composer des morceaux, lui se chargeant de la musique, elle du chant et des paroles. Parmi ces morceaux initiaux figure Sour Times, dans lequel Barrow veut insérer une partie de guitare. Il s’adresse alors à Adrian Utley, un guitariste qui gravite dans la scène jazz britannique depuis les années 1980. Les deux hommes se sont rencontrés aux studios Coach House et, malgré leur différence d’âge, se sont très vite sentis sur la même longueur d’onde.

“Ça faisait un moment que j’évoluais dans la sphère du jazz, je jouais avec de très bons musiciens, mais je m’ennuyais, confesse Adrian Utley. J’étais en quête d’autre chose, je ne voyais plus quoi faire de différent dans le jazz. Au début des années 1990, j’ai découvert le hip-hop, de nouvelles façons de faire de la musique. J’étais prêt pour ça, prêt pour une nouvelle aventure. La rencontre avec Geoff a été une sorte d’épiphanie, dans un rapport de très grande stimulation réciproque.

À partir de fin 1992-début 1993, Utley intègre Portishead, dont il va devenir un élément aussi discret qu’essentiel. Le trio ainsi constitué s’attelle à la réalisation de premières maquettes avec l’ingénieur du son Dave McDonald, pilier de la scène de Bristol. L’apport de celui-ci est tel durant cette période formatrice – incluant l’enregistrement de Dummy – qu’il est souvent considéré comme le quatrième membre du groupe.

Les demos attirent l’attention de plusieurs labels et un contrat est signé courant 1993 avec Go! Discs, un label londonien indépendant plutôt pop (The La’s, The Beautiful South, The Trash Can Sinatras…), mais ouvert également à d’autres styles.

Bouillonnement créatif et expérimental

Dès lors, Barrow, Gibbons, Utley et McDonald se lancent dans la conception d’un album, avec le concours de divers autres musiciens, issus pour la plupart de l’entourage d’Utley, à commencer par le batteur Clive Deamer, qui va devenir un membre scénique régulier pour les tournées.

Nécessitant au total environ dix-huit mois entre 1993 et 1994, l’enregistrement va se dérouler dans trois studios différents. La majeure partie s’effectue entre les murs de State of Art, un petit studio de Bristol utilisé avant tout par les groupes débutants. Le travail se poursuit aux studios Coach House, nettement mieux équipés, et se finalise aux studios Moles, autres studios importants de la région (situés à Bath) où va être réalisé le mixage.

“Nous tentions plein de choses différentes, nous n’étions pas figés sur un plan, les morceaux évoluaient tout le temps”

“À la base, j’avais vraiment envie de faire un disque de pur hip-hop, déclare Geoff Barrow. Avec le chant et les mélodies de Beth, c’est devenu autre chose, mais je ne voulais surtout pas diluer les parties musicales pour les faire rentrer dans le format d’une chanson. Je voulais que ça sonne comme quelqu’un chantant sur des rythmes à la Wu-Tang Clan.”

Ayant une idée précise de ce qu’il veut obtenir et faisant preuve d’une exigence presque maniaque, en particulier au niveau de la texture sonore, Barrow – qui n’a alors que 22 ans – partage pleinement avec Utley et McDonald cette obsessionnelle quête musicale, résolument expérimentale. “Il nous arrivait d’avoir des divergences, mais nous étions tous les trois d’accord sur la manière dont l’album devait sonner, remarque Adrian Utley. Nous tentions plein de choses différentes, nous n’étions pas figés sur un plan, les morceaux évoluaient tout le temps. C’était une découverte permanente.

Pendant des mois, les trois hommes vont donc s’enfermer de longues heures en studio, bidouillant, triturant, discutant, essayant, échouant, essayant encore, échouant mieux, modelant et remodelant sans cesse la matière musicale en train de prendre forme. S’agissant de la composition, ils suivent une méthode tout à fait originale. Ils enregistrent d’abord des parties musicales, les gravent sur des disques acétate et en extraient ensuite des fragments pour les retraiter comme des samples. S’y ajoutent de “vrais” samples de morceaux divers (Isaac Hayes, The Weather Report, Lalo Schifrin, War…)

Naissance de Dummy

Le tout est ensuite méticuleusement agencé puis mis en relief par la production, qui apporte de multiples nuances sonores (échos et craquements, notamment). De son côté, Beth Gibbons œuvre en solitaire à l’écriture des textes. Elle rejoint les autres en studio seulement de temps en temps pour enregistrer les parties vocales et prendre part aux échanges sur le travail en cours. “Son avis était très important pour nous, notamment pendant la phase de mixage”, souligne Adrian Utley.

Au terme de cet intensif processus collectif, Dummy se concrétise finalement sous la forme d’un disque, mis en vente le 22 août 1994. Outre le nom du groupe et le titre de l’album, la pochette bleutée arbore au recto une image nébuleuse sur laquelle on distingue une jeune femme assise, visiblement mal en point. La jeune femme s’avère être Beth Gibbons, et l’image provient de To Kill a Dead Man, court métrage de dix minutes réalisé peu avant la sortie de l’album, à l’initiative de Portishead, dont l’unique intérêt réside dans la musique (instrumentale).

De la même manière, Dummy se révèle infiniment plus gratifiant pour les oreilles que pour les yeux. Album à la fois sophistiqué et épuré, d’une beauté altière, il distille un spleen profond et voluptueux au long de onze morceaux : un grand disque de l’intranquillité. Portées par le chant envoûtant de Beth Gibbons, tout en puissance contenue, les paroles expriment une taraudante difficulté d’être.

Exemptes néanmoins de pesanteur, elles flottent au-dessus de compositions musicales hautement singulières, qui oscillent avec superbe entre hip-hop ténébreux, soul lustrée, jazz spectral, cabaret blafard et musique de film vintage – Geoff Barrow vouant une admiration sans borne à Ennio Morricone, Bernard Herrmann, Lalo Schifrin, John Carpenter et autres maestros de la BO.

Dave McDonald, Beth Gibbons, Adrian Utley et Geoff Barrow en 1997 Archives Barclay

“Nous n’avons jamais eu autour de nous de personnes chargées de prendre des décisions à notre place”

Succès international

Suscitant l’enthousiasme de la presse anglaise, l’album fait succomber les journalistes dans de nombreux autres pays, notamment en France – où le groupe donne son premier concert hors d’Angleterre (aux Trans Musicales le 30 novembre 1994). Dans Les Inrocks (mensuel n° 59, octobre 1994), Jean-Daniel Beauvallet évoque une fracassante entrée en matière”, ajoutant plus loin, visionnaire : “À son rythme, absent, [l’album] tient d’un bout à l’autre en haleine, profond, riche et impressionnant comme peu de disques le seront cette année. Cette décennie.”

Couronné par le prestigieux Mercury Music Prize en 1995, Dummy réalise en outre des ventes considérables à travers le monde. Il totalise aujourd’hui près de quatre millions d’exemplaires écoulés. Geoff Barrow reçoit tout cela comme une révélation :

Je n’ai jamais pensé que j’étais doué pour quoi que ce soit. J’étais encore très jeune à l’époque, pas du tout assuré. Pour moi, le succès de Dummy, ça voulait dire : ‘Oui, tu peux faire quelque chose de bien.’ Par la suite, ça nous a aussi permis de faire les choses comme nous le voulions, sans contrainte. Nous n’avons jamais eu autour de nous de personnes chargées de prendre des décisions à notre place. Nous avons toujours pris nos propres décisions et construit nous-mêmes notre chemin.”

Après cet accueil triomphal, le groupe se retrouve propulsé roi du trip-hop, héraut malgré lui d’un mouvement auquel il a toujours refusé d’adhérer. Trip-hop, ça ne veut rien dire, c’est juste une façon de catégoriser, affirme Adrian Utley. Nous n’avons jamais voulu sonner comme Massive Attack ou Tricky, par exemple. Nous avons cherché à tracer une voie personnelle.” Les radios et les chaînes de télé musicales diffusent massivement l’album, en particulier les trois singles Sour Times, Numb et Glory Box.

Des titres repris dans la publicité et le cinéma

Le cinéma et la publicité se l’approprient également. On entend par exemple Glory Box dans Chacun cherche son chat (1996) de Cédric Klapisch et Beauté volée (1996) de Bernardo Bertolucci, ainsi que dans une pub pour le parfum Champs-Elysées de Guerlain, Sophie Marceau y déambulant en noir et blanc sur la plus célèbre avenue de Paris. Dans Le Dossier M (Flammarion, 2017), Grégoire Bouillier écrit : “Après le grunge, le trip-hop. […] Le spleen le plus définitif. La solitude la plus catastrophée. […] Après Portishead ? Rien. Rien ne parlant véritablement de nous et de nos problèmes. Rien qui nous défende.”

Disque de chevet pour toute une génération, Dummy va influencer quantité de groupes et de musicien.ne.s – de Morcheeba à James Blake, en passant par Jay-Jay Johanson, Alpha, Sneaker Pimps, Lamb, Soapkills, Burial ou encore Goldfrapp. Vingt-cinq ans après sa sortie, ce pur concentré de mélancolie n’a rien perdu de son pouvoir enivrant, bien au contraire. On peut le vérifier au mieux en le réécoutant au casque, pour y découvrir encore des replis et des détails.

À la fin de l’interview avec Geoff Barrow et Adrian Utley, on ne résiste pas à la tentation de leur demander si l’on peut espérer voir arriver bientôt un quatrième album de Portishead, le dernier (Third) datant de 2008. Après avoir imité le bruit de la friture sur la ligne et effectué quelques circonvolutions, Geoff Barrow finit par déclarer : Si le vent souffle assez fort pour nous pousser à nous réunir de nouveau, il y aura un quatrième album de Portishead. Sinon, il n’y en aura pas.”

Des paroles sibyllines qui portent à croire que le suspense risque de se prolonger encore un peu… En attendant cet hypothétique nouveau chapitre, on peut toujours se tourner vers Dummy, source inépuisable de fascination et de délectation.

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