Lana Del Rey renverse Rock en Seine
Elle termine sur un remerciement exalté à “la ville la plus romantique du monde”. Étant elle-même l’une des artistes les plus romantiques de la pop du XXIe siècle, on saura l’apprécier. Et Lana Del Rey aura rappelé qu’elle est “très heureuse d’être là” durant cette heure trente généreuse d’une vingtaine de morceaux (auxquels manquent quelques tubes comme Ultraviolence et Blue Jeans), face à une foule qui commençait à s’agiter face à son retard. Une foule comme on n’en a jamais vue à Rock en Seine. Mais si vingt minutes de délai sont peu imaginables pour un festival aussi millimétré, ce n’est pas grand-chose pour Lana Del Rey, qui aurait pu même ne jamais apparaître.
Comme une vision
D’ailleurs, elle disparaîtra. Ou presque. Avant la conclusion menée tambour battant de Young & Beautiful, la chanteuse quitte la scène pour se préparer au rappel. Mais, seulement accompagnée d’un piano à queue, elle revient sous forme d’hologramme, robe longue à la Gatsby, pour interpréter la ballade minimale Hope Is a Dangerous Thing. Mi-fantôme, mi-fée, elle est bouleversante : “Ne me demandez pas si je suis heureuse, vous savez que je ne le suis pas/J’ai erré les larmes aux yeux dans ma chemise de nuit/Sylvia Plath 24 h sur 24 h/L’espoir est dangereux pour une femme comme moi/Mais je l’ai”.
C’est un étrange décor auquel on a eu droit ce soir, une cathédrale baroque rehaussée de verdure, flanquée de barres de pole dance et d’une Harley-Davidson. Quand le profane et le sacré se rencontrent à Hollywood… En toute logique, Lana Del Rey fait son entrée sur une vidéo convoquant Marilyn Monroe et Elvis ou encore John Wayne. L’auditoire exulte à perte de vue. D’autant qu’elle est superbe, dans une robe noire Chanel ceinturée, façon baby-doll sexy, et perchée sur ses bottes. Sa chevelure coiffée à la sixties est plus claire que lors de son dernier concert en France, à l’Olympia, en juillet 2023.
Cris de joie lorsqu’elle entonne Body Electric : “Elvis est mon papa/Marilyn ma mère/Jésus mon meilleur ami / Nous n’avons besoin de personne/Puisque nous nous avons les uns les autres.” Cette ferveur des fans, prêts à camper des heures sous la pluie pour elle, est un indéniables points forts des performances de Lana Del Rey, qui le cultive et n’hésitera pas à s’arrêter pour demander si tout va bien quand ça s’agite un peu trop au loin.
Un concert au sommet
Autour d’elle, une quinzaine de danseuses, de toutes morphologies et de toutes couleurs de peau, et trois fabuleuses choristes, qui l’accompagneront notamment sur le gospel de The Grants. Moment de grâce. Un guitariste à la mine torturé comme elle les aime, une basse, une batterie, un claviériste. Et ça envoie sec du riff nerveux : alors qu’elle s’apprête à sortir un album de country, Lasso (on regrette d’ailleurs qu’elle n’ait pas présenté son single Tough, en duo avec Quavo), Lana Del Rey cultive une veine rock infiltrée de soul et de R’n’B.
Des palmiers défilent sur les écrans durant Doin’ Time, des éventails miroitants se déploient sur le toujours imparable Summertime Sadness. Sur Pretty When You Cry, elle est filmée allongée et en contre-plongée, cernée de ses danseuses languissantes, lumières bleutées, quelque part entre David Lynch et Madonna. Magnifique. Le monologue de Ride offre l’occasion de projeter un méli-mélo d’images de ses débuts (si on l’a déjà vu à l’Olympia, on ne s’en lasse pas) avant qu’elle embrase le parc de Saint-Cloud avec l’immense Born to Die, chanté comme elle ne l’a jamais chanté jusqu’ici, descendant de la scène pour se rapprocher du public. “C’est un tel rêve d’être avec vous ce soir. Ça fait dix ans que j’ai joué ici. C’était comme si c’était hier, ou il y a cent ans.”
En effet, on se souvient de ce concert quelque peu balbutiant de 2014, où, si elle avait certes l’auditoire acquis à sa cause, beaucoup lui avaient reproché ses approximations vocales. Aujourd’hui, le show de Lana Del Rey est savamment huilé, elle n’affronte plus rien seule, dotée d’une équipe vouée à ce que tout réponde à ses chansons sadcore et son esthétique de diva stellaire. Laquelle s’illustre particulièrement lors d’un Bartender interprété à une table de cabaret, avant de tourner presque nonchalamment autour de la barre de pole danse, enchaînant des mouvements très lents, comme en suspension.
Incarner le rêve
Les montées de pression sont rares dans les performances de Lana Del Rey, la grandiloquence des arrangements et le haut potentiel émotionnel de ses morceaux justifiant sans doute une telle économie qu’on devine non feinte. Car, pour revenir à ce passage en hologramme, la chanteuse n’a jamais perdu son air absent – au monde, à elle-même, moins à un public qu’elle observe sous ses longs cils de starlette. Elle maîtrise son show mais prend donc son temps, quitte à le faire flotter un peu, sur Did You Know That There’s a Tunnel Under Ocean Blvd – qui succède à un interlude musical reprenant le générique des Feux de l’amour (sic).
Sa trilogie déjà éprouvée à l’Olympia, Norman Fucking Rockwell, Arcadia et Video Games, fonctionne toujours à merveille, avant un dénouement auquel se mêle un étonnant et enthousiasmant foxtrot. Ce 21 août 2024 à Saint-Cloud, on était en Amérique. Celle des mélanges improbables et des apparats kitsch, celle d’un rêve majestueux et des échecs cuisants, celle des rednecks chapeautés de Stetsons et de la sophistication des desperate housewives. Fantasmée, revisitée, empreinte dans ses pores dépressifs, l’Amérique de Lana del Rey n’existe pas, mais ce soir, elle nous l’a rendue bien réelle.