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Le mécanisme du carry trade

C’est prendre un bien grand risque que d’écrire un article en août, alors que les Français sont en vacances. C’est aggraver son cas si, en plus, on propose de parler de crise financière qui n’a même pas eu lieu dans notre pays et qui est déjà oubliée ? Néanmoins « entre toutes les passions de l’esprit humain, l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir » (Bossuet). Aussi me pardonnerez-vous, sans doute, d’employer mon effort pour essayer d’interpréter l’ordre qui se masque dans le désordre créé par la nature humaine (aujourd’hui, on appelle ça les marchés). Car après tout, les désordres financiers, qui se sont déroulés d’une manière invisible et si éloignés de nos préoccupations et divertissements quotidiens, pourraient, peut-être, un jour nous arriver.

 

Il y a deux ou trois semaines, tout allait bien, les bourses au Japon et aux États-Unis étaient en plein boom. La semaine du 5 août a été marquée par une chute importante des bourses, le Nasdaq 100 a baissé de 10 % depuis son pic de la mi-juillet, la bourse au Japon a baissé de 12 %. Certes, les cours ont depuis remonté.

Comment expliquer cette baisse brutale et inattendue ? Les médias ont évité la difficulté en se concentrant sur le risque de récession aux États-Unis. C’est éliminer l’explication financière liée à cette crise.

Il semble qu’il y ait trois causes à la crise financière japono-américaine :

  1. L’appréciation brutale et forte du yen qui a déclenché une crise du carry trade
  2. Le retour à la normale des valeurs des prix des actions de l’IA qui avait pris des valeurs irréalistes, correction normale des marchés
  3. La crainte (infondée) de récession aux États-Unis

 

Bien que ces trois phénomènes soient interreliés, nous nous concentrerons sur le mécanisme du carry trade qui reste le plus mystérieux.

 

Une hausse de 25 points de base du taux directeur de la BoJ entraîne une panique financière

« Le battement d’ailes d’un papillon au Japon peut-il provoquer une tornade aux États-Unis et au Japon ? » Adapté d’Edward Lorenz.

Lundi 5 août, le Topix (indice boursier au Japon) chute de 12 % (le pire jour depuis 1987). L’indice a rebondi le jour suivant, mais reste inférieur à son pic.

La crise financière au Japon est essentiellement une crise due au dénouement (unwiding) brutal du carry trade. Le carry trade est une technique financière qui consiste, pour un investisseur (en France, on dirait sans doute un spéculateur), à emprunter dans la monnaie d’un pays au taux d’intérêt faible (le Japon) et investir dans la monnaie d’un pays au taux d’intérêt plus élevé (les États-Unis, le Brésil, le Mexique, le Pérou, etc.). L’investisseur emprunte donc en yen pour investir en dollar (ou une autre monnaie), il doit rembourser l’emprunt dans la monnaie d’origine (le yen). Il y a donc deux facteurs à prendre en compte dans le carry trade : l’évolution du différentiel de taux d’intérêt et l’évolution du taux de change yen/dollar.

Les taux d’intérêt japonais sont traditionnellement faibles. Afin de lutter contre la déflation, sous l’influence de H. Kuroda, le président de la BoJ de 2013 à 2023, le Japon a suivi une politique monétaire très expansive (quantitative easing qui consistait à l’achat massif d’obligations jusqu’à ce que le taux d’intérêt soit négatif). Le taux d’intérêt moyen des bons du Trésor japonais (à 10 ans) de 2013 à 2023 a atteint 0,2 %.

Le taux de la Banque centrale japonaise (BoJ) a été négatif de 2016 jusqu’en février 2024. L’écart entre les taux japonais et américain s’est accentué, dans la mesure où les deux pays avaient des politiques monétaires opposées, les États-Unis pratiquant, depuis début 2022, une politique monétaire restrictive (hausse de son taux directeur pour lutter contre l’inflation) alors que le Japon continuait à pratiquer une politique monétaire avec des taux faibles, voire négatifs.

Les investisseurs avaient donc intérêt à emprunter en yen à un taux faible, convertir ces yens en dollars pour acheter des actifs libellés en dollars (actions, obligations, bons du Trésor) pour obtenir un rendement supérieur en dollar, et ensuite reconvertir en yen et empocher la différence par rapport à un placement en yenTant que les taux japonais étaient faibles (par rapport aux taux américains) et que le taux de change était stable, c’était une bonne affaire (a safe bet). Des milliards de yens ont été convertis pour acheter des actifs plus rentables (aux États-Unis, au Mexique et autres pays d’Amérique latine, ou d’Asie, pays où les banques centrales ont accru les taux d’intérêt).

Au Japon, l’inflation commence à dépasser 2 % à partir de 2022, puis 3,3 % en 2023. Le nouveau président de la BoJ (Kazuo Ueda) a décidé de mettre fin à la politique des taux négatifs en mars 2024. Le 31 juillet 2024, il accroît le taux directeur (de 0 % à 0,25 %, montant qui nous semble faible) et a annoncé que la BoJ allait pratiquer une politique de quantitative tightening. En accroissant le taux de la BoJ et en annonçant qu’il allait maintenir cette politique, le président de la BoJ annonçait la fin des taux négatifs pour le Japon. Une hausse des taux combinée à une réduction de la masse monétaire a pour effet d’apprécier la monnaie nationale.

 

Figure 1 : la BoJ augmente le taux directeur à 0,25 %

Mi-juillet 2024, le yen par rapport au dollar se situait à son niveau le plus faible depuis 34 ans à cause de la hausse du taux des dépôts de la Fed, alors que ceux de la BoJ restaient faibles et constants. Quand le président de la BoJ décide brutalement d’accroître le taux banque centrale à 0,25 % (cet accroissement semble faible, mais il faut le replacer dans son contexte, c’est la première fois en 17 ans que la BoJ augmente le taux d’intérêt de la banque centrale), le yen s’apprécie de 12 % par rapport au dollar.

 

Figure 2 : le yen s’est apprécié d’environ 10 % par rapport au dollar, de la mi-juillet au 5 août

 


La hausse brutale du yen a les effets suivants :

  1. Elle pénalise les exportations des grandes entreprises japonaises, et donc la valeur de leurs actions (Toyota, Hitachi, Sony, etc.) chute
  2. Elle réduit la valeur des actifs détenus par les investisseurs japonais, quand ils sont convertis en yen. Les investisseurs devront convertir plus de dollars pour acheter le même montant en yen ; en conséquence, ils doivent couvrir immédiatement la perte s’ils ont emprunté avec appel de marge, ils vendent en catastrophe leurs actifs financiers, et contribuent ainsi à la chute des cours.

 

 

Bien que la technique du carry trade n’implique pas nécessairement l’appel de marge, le carry trade a été largement utilisé par toutes sortes d’investisseurs passés par l’intermédiaire de fonds qui pratiquent la technique de l’appel de marge (margin call). Quand un investisseur emprunte de l’argent (des yens par ex.) à son courtier, ou à un fonds pour acheter des titres (libellés en dollars par ex.), l’investisseur doit déposer une somme qui équivaut à une garantie (la marge) pour couvrir le prêt. La marge est un pourcentage de la valeur des actifs achetés. Si la valeur des actifs détenus dans le compte de l’investisseur diminue, le compte ne peut plus satisfaire le niveau de marge requis. Le courtier émet alors un appel de marge, demandant à l’investisseur d’ajouter des fonds ou vendre pour ramener le compte au niveau de marge requis. Si l’investisseur ne répond pas à l’appel de marge, le courtier peut vendre les actifs du compte pour récupérer l’argent prêté. La plupart des crises financières sont dues au fait que le spéculateur place de l’argent qu’il a emprunté et doit faire face à des appels de marge immédiats quand il fait des pertes. Appels de marge déclenchés par des pertes dues à la baisse des cours des actions ou d’une variation imprévue du taux de change.

Quand l’appel de marge est élevé, l’investisseur doit vendre en catastrophe ses positions en carry trade et d’autres actifs pour obtenir 1,04 million de dollars sur le marché américain pour rembourser sa dette. Le problème est qu’il n’est pas le seul à vendre en détresse. Les prix des actifs chutent. C’est ainsi qu’une hausse brutale du yen a entraîné un effondrement des marchés.

La pratique du carry trade comporte trois types de risques.

  1. Un risque de taux d’intérêt : si les taux convergent, il n’y a plus d’incitation à investir dans une monnaie étrangère
  2. Un risque de taux de change : si la monnaie du pays emprunteur s’apprécie, ses avoirs en monnaie locale (yen) se déprécient. L’investisseur fait alors des pertes et devra les couvrir en vendant en catastrophe ses actifs
  3. Un risque économique : si une institution financière emprunte dans un pays à taux faible (au Japon) pour prêter à des pays à taux élevés (USA, pays émergents), si ses investissements sont trop risqués, elle risque des pertes supérieures au différentiel de taux.

 

La crise du carry trade est-elle terminée ?

Elle n’est pas terminée, le différentiel des taux entre le Japon et les autres pays reste élevé et le taux de change du yen reste sous-évalué.

Bien que le taux de la BoJ ait augmenté, son niveau est encore très faible (cf. figure 1) et le différentiel d’intérêt des taux à dix ans entre le Japon et les États-Unis et les autres pays est encore très élevé (cf. figure 3). Le taux des bons du Trésor à dix ans en juin 2024 s’élevait à 4,3 % aux États-Unis, il se situait à 1,05 % au Japon. Aussi peut-on s’attendre à ce que le carry trade continue, le différentiel de taux est trop élevé pour lui faire perdre son attractivité.

 

Figure 3 : les taux longs restent très faibles au Japon

 

La hausse du yen est toute relative. D’après l’indicateur du big mac index de TE, depuis 2013 le yen est sous-évalué par rapport au dollar. Son taux de sous-évaluation est estimé par TE à 44 % en juillet 2024 (cf. figure 4). Si les fondamentaux (et non pas les caprices des marchés), ont un sens sur le long terme, il faut donc s’attendre à une hausse des taux d’intérêt au Japon et à une appréciation de son taux de change, deux phénomènes qui vont dans le sens de nouvelles crises. Inutile de dire que les traders ne raisonnent pas en termes de fondamentaux, mais au jour le jour et constatent qu’aujourd’hui le yen est bas et que, malgré la faible hausse du taux de la BoJ, l’écart de taux entre le dollar et le yen reste encore très élevé (cf. figure 1). Ils anticipent que la BoJ ne va pas augmenter les taux de peur de précipiter une nouvelle crise, et en conséquence ils vont reprendre de plus belle le carry trade jusqu’au jour où… Les anticipations des traders ne sont pas toujours en concordance avec les fondamentaux.

 

Figure 4 : d’après le big mac index, le yen est sous-évalué de 40 % par rapport au dollar en juillet 2024

Il est possible que la BoJ continue à accroître le taux banque centrale. Néanmoins, le vice-président, Shinichi Uchida, a déclaré que la BoJ n’accroîtrait pas son taux directeur tant que l’instabilité sur les marchés persistera.

L’estimation du stock du carry trade n’est pas connue, aucune estimation est identique.

Il y a plusieurs sortes de carry trade. Il faut distinguer le carry trade spéculatif (avec appel de marge) du carry trade tel que les crédits interbancaires, et du carry trade mis en œuvre par l’État japonais quand il place une partie significative des retraites des Japonais en obligations et en actions à l’étranger. Ce carry trade ne repose pas sur des appels de marge, mais reste sensible au différentiel de taux d’intérêt et de change.

On trouve des investissements provenant du carry trade dans tous les secteurs (actions, obligations privées et d’État) et pays, pas uniquement aux tats-Unis, au Mexique, au Chili, au Brésil, en Asie, en Hongrie. Est-ce que la baisse des taux aux États-Unis, et la hausse au Japon, va entraîner plus de mouvements désordonnés sur le marché du carry trade ?

 

Ce que nous avons appris

Cette crise, pas plus que les autres, n’a été prévue par les grandes institutions financières internationales (FMI, BIS, OCDE), les banquiers, les financiers, les journalistes, les économistes. C’est normal.

Les marchés sont imprévisibles

Ils surréagissent à des informations qui semblent parfois futiles (un discours d’une autorité monétaire, une statistique qui va à l’encontre d’une anticipation (le nombre d’emplois est inférieur aux anticipations).

Les marchés sont grégaires

Tout le monde agit dans la même direction en même temps, l’utilisation des programmes algorithmiques ne fait qu’amplifier ce phénomène.

La machine à profit perpétuel n’existe pas

Plus les profits sont élevés, plus le risque est élevé. L’idée que l’écart des taux va rester éternellement et que les taux de change vont rester fixes dans un monde à taux de change flottant est fausse (si un pays a un taux d’intérêt élevé et un taux de change fixe, alors le spéculateur fait un profit assuré jusqu’à ce que le pays à monnaie surévaluée dévalue sa monnaie).

Un économiste peut rappeler les fondamentaux, il ne sait pas quand aura lieu le point de retournement.

Les économistes, les banquiers, les courtiers ne savent pas prévoir le point d’inflexion, quand la crise se déclenchera. Il est facile pour un économiste de projeter le ratio de la dette publique en projetant quelques variables, telles que le taux de croissance, le taux d’inflation, le taux d’intérêt, le solde budgétaire, et le taux de change. Il peut proposer des variantes, estimer que la situation est critique, il n’est pas en mesure de dire quand et si les bond vigilantes vont attaquer, car ça dépend d’autres facteurs imprévisibles.

Les concepts macroéconomiques traditionnels sont impuissants à prévoir les crises financières. Ils ne rendent pas compte de la rapidité de la diffusion et de la brutalité des retournements. La crise financière de 2007-08 est passée sous les radars (« ils n’ont rien vu »), les grandes institutions financières internationales (FMI, BIS), les grandes banques d’affaires n’ont pas vu venir cette crise du carry trade. On ne peut leur reprocher, elle était imprévisible.

La décision du président de la BoJ, (Kazuo Ueda) d’accroître le taux banque centrale et l’annonce du commencement d’une politique de quantitative tightening a été critiquée. En fait, c’est une décision qui va dans la bonne direction, le Japon ne pouvait plus continuer à mener une politique monétaire ultra laxiste, source de taux d’intérêt faibles, voire négatifs, de taux de change sous-évalués, et d’un financement assuré de la dette publique japonaise par la BoJ (un des facteurs qui explique le niveau exceptionnellement élevé du ratio de la dette japonaise est la part de la dette publique achetée par la BoJ).

L’épisode du carry trade japonais est une nouvelle péripétie dans la continuation de la fin d’un monde addicte à des taux faibles qui a été rendu possible par l’excès de la politique du quantitative easing mis en œuvre par les grandes banques centrales (les taux doivent refléter les forces du marché, pas le résultat d’une politique artificielle de liquidité par les banques centrales).

Aux États-Unis, la hausse des taux s’est traduite par la faillite de la Silicon Valley Bank qui a vu son portefeuille d’obligations du Trésor diminuer du fait de la hausse des taux américains.

En Angleterre, le déficit élevé du nouveau budget présenté par Liz Truss le 23 septembre 2022 a mis en œuvre les bond vigilantes qui ont vendu en masse les bons du Trésor anglais (gilts) et ont contribué à la hausse des taux qui ont mis en difficulté les fonds de pension britanniques qui avaient des bons du Trésor britannique dans leurs actifs. En août 2024, la hausse des taux au Japon couplée à l’appréciation du taux de change a mis en péril le marché du carry trade.

La hausse des taux longs ne s’est pas encore fait sentir. La plupart des agents (y compris les États) ont emprunté à des taux bas, fixes et pour une longue durée. Mais quand ils devront recycler leurs dettes aux nouveaux taux, alors (r-g) sera positif, ce qui aura pour effet d’accroître encore plus le ratio de la dette souveraine, surtout pour les pays, comme la France, qui ne sont pas capables d’avoir un surplus primaire. Si on ajoute les risques pris par des fonds non bancaires pour gagner de l’argent en période de taux faibles, il est fort possible que cette crise financière soit suivie par d’autres.

Nous nous garderons bien de prédire la prochaine crise financière, puisque son déclenchement est imprévisible et irrationnel.

Néanmoins, si on apportait un peu de rationalité dans un monde irrationnel, nous inclinerions à penser que les dettes de certains États sont trop élevées par rapport à la capacité de remboursement de leurs citoyens. C’est le cas de la dette publique japonaise, américaine, grecque, italienne et française. Si à cela on ajoute les incertitudes politiques dues aux prochaines élections aux États-Unis, si le prochain président des États-Unis montre la même insouciance que les deux prédécesseurs sur la politique budgétaire, alors, il est fort possible que la dette américaine (détenue largement par des étrangers et des fonds japonais (carry trade) et chinois soit attaquée par les marchés comme un quelconque pays émergent.

Alors les autres pays surendettés ne pèseront pas lourd face aux marchés (surtout en France, où le climat politique actuel n’incline pas à la rigueur budgétaire). Quel que soit le nouveau Premier ministre en France, aucun n’est prêt ni capable, dans une Chambre ingouvernable, à mettre en œuvre la seule politique budgétaire nécessaire pour ce pays, baisser les dépenses publiques. Tous les politiques, à commencer par l’autoproclamée Premier ministre, ne parlent que d’augmentation des dépenses. Il y a même un parti extrémiste qui demande de révoquer le président légitimement élu, ce qui en dit long sur le climat politique et économique du pays. On peut sans doute parier que si cette éventualité aberrante devait voir lieu, les bond vigilantes sortiraient de leur torpeur.

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