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« La chute de Robespierre » de Colin Jones

Dans ce volumineux ouvrage issu de son travail minutieux de recherches, l’historien anglais Colin Jones s’intéresse au déroulement, heure par heure, du dernier jour de Maximilien Robespierre, celui de sa chute imprévisible à l’issue d’une succession d’événements complètement fous, au sein d’une atmosphère de chaos inimaginable.

« Je suis peuple »

Servi par son éloquence, sa sincérité, son caractère inspiré, et sa réputation d’incorruptible, le plus emblématique membre du Comité de salut public est connu pour ensorceler ses auditeurs. Il est aussi celui qui se fonde sur son honnêteté morale à la Jean-Jacques Rousseau, sa grande idole dont il est nourri de la pensée, pour conduire à bien cette politique de terreur approuvée par la plupart des grands noms – notamment parmi ceux qui vont contribuer à le faire tomber – que nous allons retrouver en ce jour du 9 Thermidor an II (selon le calendrier révolutionnaire, qui entendait remplacer le calendrier grégorien).

L’ « Incorruptible » – c’est le surnom dont il a été très vite affublé – se tient au-dessus des mœurs souvent compromises de la nouvelle élite politique. Il affirme représenter le peuple, mais aussi, au sens noble du mot, l’incarner : « Je suis peuple », a-t-il l’habitude de dire. Cette identification s’ancre dans une croyance vague mais inébranlable en l’éternelle bonté du peuple, toujours en danger de tomber dans les mains corrompues des grands et des puissants.

La formule n’est pas sans nous faire penser à un lointain admirateur de cet éminent symbole de la Révolution, et surtout de la Terreur. Celui dont on se souvient de la désormais célèbre apostrophe « La République, c’est moi ». La Révolution elle-même continue par ailleurs toujours d’avoir ses admirateurs et nostalgiques, qui entendent toujours en célébrer certaines dates. Mais laissons de côté ces anecdotes quelque peu anachroniques et ne nous écartons pas de notre sujet…

Robespierre se veut surtout et avant tout dévoué aux principes les plus purs de la révolution et héraut du peuple, avec en point de mire la promotion de valeurs qu’un libéral ne renierait pas (liberté individuelle, droit de propriété, liberté d’expression, tolérance religieuse, abolition de la peine de mort, celle également de l’esclavage, droit des femmes à participer aux débats intellectuels et à la vie politique, notamment). Mais les moyens d’y parvenir n’ont quant à eux rien qui puisse ressembler de près ou de loin à ce qu’un libéral admettrait.

Le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu.

Moyens justifiés à ses yeux par les nécessités du moment, le contexte de la guerre avec l’étranger, les contraintes de la vie politique, les dangers qui mettent en péril le processus révolutionnaire. Pas plus qu’un libéral ne peut adhérer une seule seconde à l’idée de régénération de l’humanité, ni de « despotisme de la liberté contre la tyrannie ».

Il n’y a pas de nuances de gris dans l’art oratoire de Robespierre, pas plus que dans sa vision du monde. Ses discours brossent un monde en noir et blanc dans lequel les patriotes, moraux et purs, combattent héroïquement toutes sortes d’hommes et de femmes corrompus, dans le noble dessein de régénérer le genre humain par la vertu.

Tout cela devant se faire en n’hésitant pas à aller jusqu’au sacrifice de soi. Et en pratiquant sans relâche l’élimination des corrompus, jusqu’au sein de la Convention et même du gouvernement, dont il veut éliminer les traîtres, ou tous ceux qu’il soupçonne d’être des conspirateurs (il sera ainsi pris à son propre jeu, lorsqu’à l’issue de cette journée il se verra lui-même accusé d’être un dictateur et un tyran, à la suite de son discours de la veille au Club des Jacobins).

 

Les libertés mises en cause, au nom de la Révolution

On pourrait se réjouir que la liberté d’expression, proclamée en 1789, se porte bien, avec en particulier le foisonnement du nombre de quotidiens qui se sont créés. Mais il n’en est rien… Car là encore, nécessités de la Révolution obligent, la méthode pour y parvenir n’est pas très libérale, c’est le moins qu’on puisse dire. Préfigurant ce qui inspirera au XXe siècle toutes les formes de totalitarisme :

La liberté de la presse a cependant essuyé de rudes coups depuis 1789, tout comme les journalistes. Les journaux royalistes et aristocratiques ont été fermés après la déposition de Louis XVI en août 1792. Puis ce fut le tour des titres pro-girondins, au printemps et à l’été 1793, et enfin de ceux liés aux victimes des procès des factions de mars et d’avril 1794. Et parmi les journalistes envoyés à l’échafaud depuis environ un an et qui n’étaient pas royalistes, il y avait d’éminents girondins comme Brissot, Gorsas, Fauchet et Carra, des critiques de gauche du gouvernement comme Hébert, et des dantonistes modérés comme Desmoulins. D’autres ont perdu la vie en prison (Jacques Roux) ou y moisissent encore (Mercier). La guillotine et la prison mettent un frein considérable à la liberté d’expression politique. Depuis le printemps, des directeurs de journaux ont mis le plus grand soin à coller à la ligne du gouvernement révolutionnaire.

Robespierre qualifie par ailleurs les écrivains de plus grands ennemis de la République. Il a dans l’idée que les plus grands hérauts prétendus de la Révolution sont souvent ses ennemis les plus vicieux. Et il n’hésite pas à pratiquer l’autodafé public, avec les exemplaires du Vieux Cordelier de Camille Desmoulins.

Même chose pour le théâtre, qui doit respecter les valeurs républicaines et les vertus. Les pièces doivent désormais être agréées par l’État, via le Comité de salut public en se conformant aux règles strictes qu’il édicte, sous peine de fermeture du théâtre et de répression féroce à l’encontre des mauvais dramaturges. Avec difficulté néanmoins, le public ne s’en laissant pas conter et préférant résolument l’opéra-comique aux pièces patriotiques.

L’appareil répressif dont il disposait – le climat de terreur, les prisons, la guillotine, la présence de la police, les espions, les censeurs, la surveillance des clubs politiques, etc. – lui donnait sans doute assez de marge de manœuvre pour écraser les ennemis de la République. Mais cette panoplie de la terreur encourageait aussi les expressions superficielles de conformisme politique. Ce paradoxe donnait des cauchemars à Robespierre et à Saint-Just : ils ne cessaient de dénoncer les « intrigants en bonnet rouge », ces contre-révolutionnaires qui dissimulaient leurs véritables opinions sous tous les signes extérieurs de l’obéissance et de la conformité.

 

L’épuration et la Terreur instruments privilégiés au service de la Vertu

Robespierre était certes alors populaire, mais il était aussi décrit et ressenti comme distant, possédé, idéaliste, profondément solitaire, et pourvu d’un côté inhumain.

Il ne jurait que par le peuple, nous l’avons vu, mais en était en réalité très éloigné. Comme en témoigne cette évocation du moment où, après avoir été arrêté, il est momentanément libéré par ses partisans, mais semble hagard et un peu perdu :

… dans le nouvel environnement dans lequel il se trouve, il paraît totalement perdu. Il est très peu probable que Robespierre ait déjà mis les pieds à la mairie. À quelque altitude qu’il puisse se situer dans l’esprit des administrateurs de police, ils lui sont sans doute inconnus, même s’il a pu en apercevoir un ou deux au Club des Jacobins. Il n’a vécu ces dernières années que par et pour la haute politique. Ses excursions en dehors du triangle doré de la Convention, du Comité de salut public et des Jacobins, et du cocon protecteur des femmes Duplay, ont été rares, et l’ont conduit bien plus souvent dans les agréables jardins et prairies de l’ouest de la ville qu’au coeur populaire de la capitale. Les gens qui voulaient voir Robespierre devaient venir à lui. Dans le monde nouveau de la politique municipale et sans-culotte dans lequel il vient d’être plongé, il est complètement en dehors de son élément. Qui peuvent bien être ces « amis » d’un nouveau type ?

Obsédé par sa conception de la Vertu, au nom de laquelle il n’hésite pas à recourir, avec ses acolytes du Comité de salut public, à la Terreur et ses milliers d’exécutions, il officie aussi au Club des Jacobins, qui encourage les épurations permanentes. Les exclusions, purges, chasse aux ennemis cachés (obsession de Robespierre) sont justifiées par la préoccupation de protéger l’unité menacée.

Pour prévenir les complots, on privilégie alors le vote à main levée, favorisant le suivisme des troupes aux conciliabules entre chefs du Club.

 

Une situation de grande confusion

Mais ce qui est au centre de cet ouvrage, et de la narration heure par heure des événements qui s’y déroulent, est la grande confusion qui règne en ce 9 Thermidor an II.

Aux rivalités habituelles entre Comité de salut public et Comité de sûreté générale et de surveillance (tout un programme), mises temporairement de côté, viennent s’ajouter la tension qui a vu le jour en particulier la veille, au cours d’un discours de Maximilien Robespierre aux Jacobins, qui met le feu aux poudres.

Il y a exprimé son intention d’intensifier encore la terreur. Ce qui fait craindre pour leur vie à certains membres éminents de la Convention, et même du Comité de salut public. En effet, Robespierre voulait extirper sans pitié la corruption et anéantir les contre-révolutionnaires où qu’ils se trouvent. Afin d’accomplir son dessein d’un monde et d’un avenir meilleurs.

Face au sentiment de paranoïa qui se développe alors, des luttes de factions vont se développer, mues par l’incertitude qui règne. Chacun ou presque craint pour sa vie. C’est la plus grande confusion. Donnant lieu à toute une série d’égarements, d’hésitations, de conspirations, trahisons, retournements de veste, duplicités. Les lignes de démarcation sont mal établies. La situation et les alliances de circonstance changent d’heure en heure.

Et c’est un concours de circonstances inattendu qui va engendrer le grand basculement. Celui que personne n’avait anticipé, ni même réellement souhaité, du moins dans l’immédiat. Le désordre cède la place à une forme d’insurrection plus ou moins inattendue, qui donnera lieu ensuite à des tas de rebondissements dont je vous laisse découvrir le détail pour ceux qui liront l’ouvrage. Dans le contexte des rassemblements de protestation contre la loi sur le Maximum des salaires, qui ajoute encore à toute cette situation extrême de confusion dans Paris.

 

24 heures agitées à travers les principaux lieux du Paris révolutionnaire

Le livre nous présente ainsi le déroulement détaillé, heure par heure, parfois quasiment minute par minute, à travers les différents grands lieux parisiens de la Révolution : la salle de la Convention au Palais des Tuileries, le Bureau du Comité de salut public, la Maison Commune, le Club des Jacobins, la Place de l’Égalité, les nombreuses prisons de la ville, le Quartier général de la Police, le Bureau du Comité de sûreté générale de l’Hôtel de Brionne, le Quartier général de la garde nationale, le Palais de Justice, etc.

À mesure du temps nécessaire aux informations pour circuler partout. Ce qui, dans le contexte et les moyens de l’époque, donne lieu à une véritable bataille de l’information entre notamment la Commune et les Jacobins d’une part, en insurrection, et la Convention d’autre part contre laquelle ils vont se retourner et dont ils vont contester les prérogatives. Son rôle va être essentiel dans la tournure que vont prendre les événements. Et gare aux erreurs de communication… qui peuvent coûter cher. Car il ne faut jamais perdre de vue qu’il faut savoir tenir compte de la psychologie des foules. Robespierre connaîtra d’ailleurs de fortes désillusions à ce sujet, les foules étant difficilement contrôlables, relativement versatiles, instables, manipulables, et le peuple lui-même étant une notion mouvante, difficilement sujette aux utopies, peu conforme à l’idée que l’on peut parfois s’en faire en théorie :

… Il a toujours le mot « peuple » à la bouche, mais la rencontre physique voire la promiscuité avec les gens du peuple, comme aujourd’hui, ternit l’image chérie qu’il s’en est fait et qu’il a toujours entretenue de loin, jamais de près. Les classes populaires qui se rallient à la Convention ne relèvent pas de « son peuple vertueux », mais plutôt de cette « race impure » à l’existence de laquelle il est devenu de plus en plus sensible. Et le voilà peut-être promis à être anéanti de sa main…

 

La fin de la Terreur ?

Dans sa conclusion, Colin Jones se permet de ne plus rester cantonné aux seuls éléments purement factuels, pour établir quelques analyses.

Non seulement le 9 Thermidor et la chute de Robespierre ne sonnent pas la fin de la Terreur, rappelle-t-il, mais celui que l’on a nommé volontairement le Tyran n’était pas seul à y être engagé, loin de là.

Mieux encore – car pour l’historien il s’agit de s’en tenir aux faits et d’en extirper ce qui relève du mythe ou de la fabrication a posteriori – il relève qu’il n’y a sans doute pas eu de véritable complot ou conspiration contre Robespierre. Ce n’est pas la haine qui prédominait chez ses adversaires, mais plutôt la peur qu’il inspirait et rendait ainsi le statu quo en réalité préférable. De fait, leur ligne était la même que la sienne. Et le portrait de dictateur qu’ils lui ont brossé est postérieur aux événements, lorsque chacun avait intérêt à s’en distinguer et à tirer parti de la situation.

La chute de Robespierre, insiste-t-il, n’est finalement due qu’à une opportunité inattendue (provoquée par Tallien) et dont ses opposants n’ont fait qu’improviser leur virage à 180°. Improvisation y compris jusqu’à la manière de surmonter in extremis la menace militaire non anticipée contre la Convention.

Il doit aussi sa chute aux grossières erreurs stratégiques et au caractère brouillon et à contre-temps des décisions de la Commune, qui avait l’occasion et était à deux doigts de faire tomber la Convention. Face à un Barras au contraire très organisé et efficace.

Mais le peuple de Paris, attaché aux acquis de la Révolution, a aussi joué son rôle.

L’observation « de près » révèle que, malgré la répression contre les institutions sans-culottes, les Parisiens faisaient un libre usage des armes du faible développées avant 1789 et qui leur étaient encore accessibles. Ils opposèrent une résistance obstinée aux mesures limitant la liberté d’expression et restèrent fidèles à leur héritage frondeur célébré par Mercier. Une bonne part du débat public et de la contestation était entrée dans la clandestinité, mais était toujours là, pour peu qu’on sût où regarder – dans les queues, les estaminets, les réunions publiques – et déchiffrer les codes – dans les journaux, les pamphlets, les théâtres, ces lieux privilégiés de l’esprit frondeur et combattant parisien. Et il existait encore certains espaces de liberté où les opinions pouvaient s’exprimer librement.

Avec le paradoxe inattendu au final, véritable ironie de l’Histoire, que les Parisiens se conformèrent au principe cher à Robespierre que la priorité devait toujours être donnée aux institutions plutôt qu’aux individus… et donc à lui-même.

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