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Un crime de bureau

En couverture du livre de Pierre Abou Le Cercle des chacals, photo sépia pleine page, l’animal a pris la forme d’un officier de la Wehrmacht, casqué, ganté, fièrement monté, sabre en main, sur un cheval qui marche au pas. En arrière-plan, les arcades de la rue de Rivoli. Le cavalier en question ? Le célèbre écrivain allemand Ernst Jünger (1895-1998). Sous-titre de l’ouvrage : Le Paris outragé d’Ernst Jünger et des nazis « francophiles »...  


Sur Wikipédia, le mot « chacal » désigne, au sens propre, « plusieurs espèces de petite ou de moyenne taille de la famille des Canidés. C’est un mammifère adaptable et opportuniste ». Au figuré, il « symbolise l’astuce ou l’intelligence dans les cultures populaires, notamment celle des sorciers, voire le mythe interculturel du fripon » : la cible est désignée. 

Voilà donc Jünger photographié ici en 1941, soit dans les premiers temps de l’Occupation. De fait, l’ancien héros de la Grande Guerre, l’auteur d’Orages d’acier tant admiré d’Adolf Hitler, a bien été en poste à l’hôtel Majestic (l’actuel palace Peninsula Paris, sis 19 avenue Kléber, dans le XVIème arrondissement), alors réquisitionné par l’occupant nazi pour héberger son quartier général, à deux pas de la rue Lauriston, de sinistre mémoire. « Ce livre, annonce Pierre Abou, a pour ambition de raconter les deux premières années de l’Occupation du point de vue de ces princes de l’ombre que furent les membres les plus influents du Commandement militaire en France… » Dans ce microcosme actif, Jünger est l’élément qui aimante – et aiguise – le coutelas acéré de l’auteur : c’est dans une prose nette, froidement courroucée, que Pierre Abou, tout au long de ces 300 pages, écorche vif ces caciques de l’appareil national-socialiste dont la postérité a efficacement effacé, pour nombre d’entre eux, le crime, a minima, de complicité dans la barbarie nazie.

Bons souvenirs de Paris…

Parmi eux, le juriste Werner Best (1903-1989), ancien SS qui poursuivra, après-guerre, une brillante carrière au ministère des Affaires étrangères de la RFA, et dont le rôle central est ici réévalué, si l’on ose dire. Ou encore le fameux Hans Speidel (1897-1984), chef d’état- major d’Otto von Stülpnagel qui dirige les forces d’occupation, lequel Speidel, connu surtout pour avoir été au cœur de la conspiration contre le Führer aboutissant à l’attentat raté du 20 juillet 1944, et qui sera appelé, bien plus tard et ce jusqu’à sa retraite, à commander les forces terrestres de l’Otan.  

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Le cercle des chacals, donc : derrière ce titre un rien racoleur, Abou règle ses comptes avec une historiographie bien trop tendre, selon lui, envers ces protagonistes élégants et cultivés qui faisaient bombance dans une capitale soumise aux restrictions, voire à la terreur, et dont les citoyens Juifs étaient déjà persécutés sous leurs yeux. Si la période étudiée ici « s’arrête en mai 1942 » c’est-à-dire au moment des « mutations affectant les postes clefs du commandement militaire en France », en réalité l’ouvrage, à cet égard passionnant, ouvre d’abondantes perspectives sur le contexte plus général de la relation du régime de Vichy aux instances du Reich, et sur la suite des événements jusqu’à la débandade finale.

Diatribe fulminante contre ces « ‘’hommes du Majestic’’ isolés du pays conquis et installés dans une posture de toute puissante », qu’il nomme aussi « les sous-mariniers de l’avenue Kléber », l’ouvrage fustige le déni d’accointance à l’hydre nazi, propre à « cette organisation, (…) machine à laver les taches sur l’honneur des uniformes, aussi efficace que les laveries automatiques dernier cri » (sic). Mais surtout, Le Cercle des chacals tourne concentriquement autour de la figure décidément honnie d’Ernst Jünger : quand bien même, dixit Abou, « le chacal [a] la caractéristique de s’enhardir en meute », il concentre sur lui les motifs de sa vindicte.  

D’un bout à l’autre en effet, Abou, en cela moins historien que polémiste, s’acharne à démontrer la fourberie, la parfaite mauvaise foi, l’indignité du grand écrivain germanique. Toujours controversé en Allemagne quand il reste encore durablement célébré en France (à l’instar d’un Heidegger qui fut son illustre ami), l’auteur du Travailleur, des Falaises de marbre, de Jardins et routes, du Journal parisien, de Soixante-dix s’efface, etc. dissimule, aux yeux de Pierre Abou, sous ses traits marmoréens de mondain francophile, d’esthète et de penseur féru d’entomologie, une entreprise laborieuse et concertée de blanchiment de ce que fut en réalité ce capitaine en vert-de-gris : l’instrument zélé du pouvoir nazi.

Dossier à charge contre Jünger

Pour notre « historien », Ernst Jünger, plus retors qu’aucun autre, aura sculpté sa propre statue sur la base d’un mensonge patiemment, consciencieusement ourdi jusqu’au soir de sa très longue vie : de révision en révision de son œuvre, de traductions en traductions revues et corrigées, il ne se serait employé qu’à travestir son rôle exact d’agent de renseignement sous l’Occupation, taupe infiltrée dans l’intelligentsia parisienne pour rendre compte en haut-lieu de l’état de l’opinion, pilotant « la mise sur écoute et la violation des correspondances des Français à grande échelle » depuis son apparente thébaïde de l’hôtel Raphaël, entre deux festins arrosés de grands crus au Ritz ou à la Tour d’argent…

Certes, insiste l’auteur en postface : « il n’entrait pas dans l’objet de cette enquête de se prononcer sur la valeur esthétique, philosophique ou métaphysique tes textes dont [les protagonistes] sont les auteurs ou les sujets ».  Reste que ce dossier à charge contre Jünger aurait probablement gagné à s’équilibrer d’un regard, sinon complaisant, à tout le moins apte à lui reconnaître une place éminente dans le paysage intellectuel du XXème siècle. La détestation qu’Abou lui porte va jusqu’à dénier à l’auteur pourtant très talentueux des romans d’anticipation Heliopolis (1949) ou Eumeswill (1977) la moindre once d’authenticité dans la lente évolution de ses postures philosophiques. Ainsi en va-t-il de la figure de « L’Arnaque » revendiquée par Jünger dans son âge avancé : explicitant le concept avec justesse – « l’Anarque est à l’anarchiste ce que le monarque est au monarchise : souverain de sa vision intime du monde, au nom de laquelle il refuse au pouvoir politique les droits qu’il lui reconnaît dans la sphère publique » -, Pierre Abou n’y voit jamais qu’« un subterfuge de Jünger pour exonérer sa conduite au commandement militaire allemand en France ».

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Dès lors, il lui intente un procès gagné d’avance : Jünger a tout manigancé ; c’est un manipulateur. Même le drame affreux de la perte de son fils, soldat de 17 ans accusé de propos séditieux contre le régime, projeté pour ce seul motif sur le front d’Italie en 1944 où il trouvera la mort, se voit retourné par Pierre Abou contre le père indigne, qui aurait cyniquement envoyé son garçon au casse-pipe ! L’attentat de 1944 contre Hitler ? Jünger se prévaudra d’une proximité supposée avec les conjurés, alors même que ceux-ci, se défiant de lui, auraient pris grand soin au contraire, s’il faut en croire Abou, de le tenir à distance du « projet Walkyrie ». Quand Pierre Abou place en exergue du chapitre 8, ‘’Revoir Paris’’, une phrase tirée du Second journal parisien d’Ernst Jünger, c’est pour n’en proposer qu’une traduction fort médiocre : « Les villes sont des femmes, tendres seulement avec le vainqueur », cite-t-il. Au lieu que « les villes sont femmes, et ne sont tendres qu’au vainqueur » rendrait compte, au moins, de l’élégance de style propre à l’écrivain. Etc.  


Au-delà du règlement de compte contre cet « esthète » supposément sans foi ni loi, Le Cercle des chacals dépeint de façon captivante les rouages de la haute administration à l’aurore de l’Occupation ; les rivalités, les tensions, les clivages dans la hiérarchie ; l’idiosyncrasie de ce « Cercle rouge » envisagé par ses membres comme un ordre de chevalerie formé (pour citer Jünger) « à l’intérieur de la machine militaire » (…) dans le ventre du Léviathan » ; l’organisation des structures qui vont s’emparer du ‘’ problème Juif ‘’ et conduire à ce qu’il est convenu d’appeler chez nous ‘’ la rafle des notables’’, le 12 décembre 1941, puis aux exécutions d’otages, préludes à la funeste ‘’Solution finale’’…

« Personnaliser le crime d’un organisme officiel est une tâche difficile pour un magistrat instructeur ce que je ne suis pas », confie Pierre Abou. Son récit décrypte pourtant avec soin l’énorme entreprise d’asservissement d’une nation et de ses réprouvés, mettant un nom sur les acteurs de ce forfait – et posant sur eux un verdict très personnel. Si, en matière historique, il n’y a pas de vérité absolue, il faut des essayistes engagés pour l’approcher. Pierre Abou en est un.

A lire : Le Cercle des chacals, de Pierre Abou. Editions du Cerf, 2024. 376 pages

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