#MeToo et le cinéma français : après l’affaire Ibrahim Maalouf, le 7e art pris de vertige
Michael Douglas pour la cérémonie d’ouverture, Natalie Portman pour le palmarès de clôture, Michelle Williams et James Gray célébrés par des cabines de plage à leurs noms… La 50ᵉ édition du Festival du cinéma américain de Deauville, du 6 au 15 septembre, ne devait être que stars, fêtes et paillettes. Mais le 25 août, à quelques jours de son lancement officiel, Aude Hesbert, la directrice, annonce dans La Tribune dimanche qu’elle écarte du jury Ibrahim Maalouf. La raison ? "Un malaise qui s’est installé dans l’équipe" à l’idée d’accueillir le musicien, accusé en 2013 d’agression sexuelle sur mineure, relaxé par la cour d’appel de Paris en 2020.
Les réseaux sociaux s’enflamment. Les uns applaudissent au choix du festival, qu’importe la décision de justice, les autres le regrettent au nom du respect de l’Etat de droit. D’autres encore déplorent la volte-face de Deauville, qui donne le sentiment que de nouveaux éléments ont surgi à l’encontre d’Ibrahim Maalouf, alors qu’il n’en est rien. Certains, enfin, soupçonnent les organisateurs de vouloir paraître irréprochables après avoir dû, en juin, écarter Bruno Barde, le précédent directeur, mis en cause pour agression sexuelle et harcèlement par Mediapart. Le cinéma français croyait avoir pris à bras-le-corps et avec méthode la vague MeToo, il se réveille avec une nouvelle tempête médiatique où la raison n’a guère sa place.
Depuis la plainte d’Adèle Haenel contre le réalisateur Christophe Ruggia, fin 2019, après les révélations de Judith Godrèche contre Benoît Jacquot ou Jacques Doillon, après les accusations contre Gérard Depardieu ou Luc Besson, le milieu a compris qu’il ne pouvait pas continuer à ignorer le sujet des violences sexuelles comme il l’a trop longtemps fait. Depuis quatre ans, pour obtenir les aides du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), des formations sont obligatoires pour les producteurs ; elles le seront aussi, à partir du 1ᵉʳ décembre 2024, pour l’ensemble des équipes de tournage, la non-participation pouvant être un motif de licenciement. Des cellules d’écoute se sont déployées, des clauses ont été ajoutées dans les contrats, en particulier avec les plateformes américaines, à l’instar de Netflix. "Nous avons un dispositif unique au monde, il n’y a pas un pays qui a pris autant de mesures pour encadrer les violences sexistes et sexuelles et nous l’avons fait très vite. En moins de deux mois, en 2020, nous avons monté le premier module obligatoire et 6 200 personnes l’ont suivi depuis", revendique Olivier Henrard, président par intérim du CNC.
Le poids de la rumeur
Alors comment expliquer que le 7ᵉ art se déchire autour du cas Ibrahim Maalouf et de Deauville ? Comment comprendre qu’à la veille du Festival de Cannes, en mai dernier, l’affolement gagne à propos d’une rumeur, relayée par un compte à la réputation sulfureuse, selon laquelle une dizaine d’acteurs français, parmi les plus connus, serait l’objet d’une enquête de Mediapart pour des agressions sexuelles ? Que des agences de communication spécialisées soient mandatées pour éteindre l’incendie, que Mediapart soit obligé de démentir ? Qu’on tremble pour les deux plus grosses productions françaises de l’année, Le Comte de Monte-Cristo et L’Amour ouf, qui ont à leurs génériques certains des acteurs cités et dont l’échec pourrait déstabiliser toute l’industrie ?
La profession sait qu’encadrer les pratiques actuelles ne suffit pas à épuiser le passé et que personne n’est, même indirectement, à l’abri d’une déflagration médiatique incontrôlable liée à des comportements d’hier. Des cas où il faut trancher dans l’urgence, sous la pression de jeunes générations avides d’exemplarité, parfois jusqu’à l’excès, sous celle d’impératifs financiers qui poussent à un surcroît de prudence.
Les réponses sont imparfaites, tout le monde en a conscience. Là, nulle formation, nulle règle de droit, ni doctrine pour guider. Chacun se retrouve face à ses responsabilités. Peu importe, souvent, qui a tort, qui a raison, qui est coupable et qui ne l’est pas, la morale et les risques financiers deviennent les critères sur lesquels des carrières se jouent, l’avenir d’un film se décide. Faut-il prendre dans une équipe un homme accusé de violences sans qu’il y ait de plainte formalisée ? Et si la justice est saisie, la présomption d’innocence doit-elle l’emporter ? Après une relaxe ou si la personne en question a purgé la peine décidée par les tribunaux, faut-il ad vitam aeternam la blacklister ? A l’inverse, la faire travailler, n’est-ce pas nier la parole des victimes ? Les questions tournent en boucle.
"J’avoue, je n’étais pas à l’aise"
Et, en fonction de l’âge des individus, de leurs convictions, la réponse varie. Au risque du malaise. Que faire lorsque, sur un tournage, une équipe refuse de travailler avec un technicien qui a été mis en cause sur un tournage précédent mais sans qu’il y ait de signalement formel ou de plainte déposée ? "C’était terrible, on a demandé à la personne de quitter le film. J’avoue, je n’étais pas à l’aise, mais comment faire autrement quand une équipe vous dit 'on n’en veut pas' ?" reconnaît une responsable qui défend pourtant l’idée que la justice doit être une norme sociale.
Sur fond d’importants enjeux financiers, la peur l’emporte. "Aujourd’hui, ce n’est même plus la rumeur qui fait peur, mais c’est la peur de la rumeur", regrette un producteur. Fréquemment, au moment du lancement d’un projet, ces derniers reçoivent des coups de fil pour les alerter sur le bruit qui court sur untel ou untel. Une rapide enquête, et si le soupçon n’est pas totalement dissipé, ils font bien plus souvent qu’avant jouer le principe de précaution. "Dès que quelqu’un est suspecté de quoi que ce soit, il devient très difficile de rassembler des financements. Les gens n’agissent pas par conviction ou par argument moral mais parce qu’ils ont peur qu’une polémique surgisse", confirme un producteur.
La réputation, crainte majeure des acteurs
Et s’ils ne le font pas eux-mêmes, les diffuseurs (chaînes de télé ou plateformes), indispensables au bouclage d’un projet, font office de court-circuit. Sur des films dont les budgets varient de 4 à 15 millions d’euros pour les plus gros, personne ne peut se permettre une interruption. Le CNC a bien mis en place une offre assurantielle pour indemniser les arrêts de tournage en cas de signalement de violence sexuelle, mais elle ne couvre que cinq jours à hauteur de 500 000 euros, le temps de mener une enquête et en aucun cas les pertes "réputationnelles" liées à une mévente du film ou à la nécessité de tourner de nouvelles scènes pour "gommer" un personnage. Le dispositif, trop contraignant, n’a d’ailleurs jamais été activé et est en passe d’être revu.
Les craintes qui tétanisent le milieu se concentrent en effet aujourd’hui sur la démonétisation liée à une réputation entachée. Là encore, avec des critères aux contours flous. Certains évitent des événements pour ne pas risquer une photo en compagnie d’un acteur ou d’un réalisateur suspecté de mauvais comportements, d’autres refusent de prendre la parole sur le sujet pour ne pas s’exposer à une mauvaise polémique. Lorsque Aude Hesbert, à Deauville, avance qu’elle ne peut se permettre un faux pas sous l’œil des "stars américaines particulièrement vigilantes sur le sujet", elle ne dit rien d’autre. A contrario, Cannes et Venise ont choisi une voie médiane. Lors de l’édition 2023, Thierry Frémeaux avait invité Johnny Depp, accusé de violence contre son ancienne femme Amber Head, mais tête d’affiche du Jeanne du Barry de Maïwenn. Cette année, il a convié Judith Godrèche. L’année dernière, Venise avait sélectionné les films de Luc Besson, Roman Polanski et Woody Allen. Aucune star, anglo-saxonne ou pas, n’avait fait savoir qu’elle ne viendrait pas. La morale est parfois à géométrie variable. On ne snobe pas impunément la Croisette ou la Mostra.