[Rentrée littéraire 2024] Aurélien Bellanger : “C’est la première fois que j’ai eu envie d’écrire pour faire du mal à des gens”
Le titre du nouveau roman d’Aurélien Bellanger n’est trompeur qu’en apparence. Certes, comme l’a illustré la divine surprise électorale du 7 juillet dernier, le PS en berne s’est refait une santé au sein du Nouveau Front populaire ; certes, le parti de Blum, Mauroy, Mitterrand, Jospin, Hollande, Faure et les autres a survécu aux prophéties de son éclipse.
Mais comme le raconte avec une ironie jouissive le facétieux romancier adepte des mythologies françaises (La Théorie de l’information, 2012 ; L’Aménagement du territoire, 2014 ; Le Grand Paris, 2017), le PS a subi ces dernières années les coups d’une fronde réactionnaire en son sein même. C’est l’histoire d’un mouvement politique proche du PS, le Printemps républicain, fondé en 2016, s’abritant derrière une défense universaliste de la laïcité pour développer un récit islamophobe, voire xénophobe, qui a intéressé Aurélien Bellanger.
Imaginant, avec un sens aigu de la description et des rituels du monde politique et médiatique, les travers de personnages inspirés de personnalités connues (Michel Onfray, Philippe Val, Raphaël Enthoven…), l’auteur a écrit ce qu’il appelle lui-même un “texte d’intervention”. Pour remettre Houellebecq à sa place et inventer une tragicomédie sociale digne d’un roman de Balzac du début du XXIe siècle. Où l’on devine, jusqu’au président Macron lui-même, des animaux politiques animés par des pulsions proches de la pensée d’extrême droite, dont on sait combien elle a contaminé l’ensemble du paysage politique depuis vingt ans.
À moins de disparaître pour de bon, le Parti socialiste n’aura d’autre combat à mener dans les années à venir que celui voué à conjurer son ascension. À sa façon, documentée et fantaisiste, ethnographique et poétique, le roman d’Aurélien Bellanger en porte la promesse.
Ton roman, qui évoque les fractures idéologiques de la gauche, sort dans un contexte politique particulier, quelques semaines après que le RN a failli arriver au pouvoir. Comment analyses-tu la manière dont l’actualité percute ce récit ?
Aurélien Bellanger — J’ai toujours eu en tête ce qu’écrit James Joyce dans son journal, au moment où il publie Finnegans Wake et que la Seconde Guerre mondiale éclate : “Merde, les gens ne vont pas acheter mon roman.” Je vais essayer d’être aussi égoïste que Joyce. La séquence politique du moment n’invalide pas le roman, à mon avis. Mon histoire s’arrête de toute façon en 2022.
Parler de la montée du fascisme, c’était encore il y a peu quelque chose de très abstrait. Mon texte est, je pense, un vrai écrit d’intervention. J’ai fait beaucoup de manifs au moment de la réforme des retraites, alors que je n’avais jamais participé à des rassemblements politiques de ma vie. J’ai trouvé que cela avait autant de sens que mon métier d’écrivain. Pour la première fois, je me suis dit que je pouvais mettre en balance une activité militante et l’acte d’écrire, et ne pas considérer que l’écrivain est au-dessus.
Tu dis que la réalité ne vient pas invalider le roman. Pourtant, tu consignes un éclatement de la gauche, à partir de désaccords autour de la question de l’islam et de la laïcité, incarnés ici par des figures qui évoquent Michel Onfray, Raphaël Enthoven ou Philippe Val… Le Nouveau Front populaire n’est-il pas venu en partie brouiller cette hypothèse d’une disparition ?
Oui, c’est vrai que ce n’était pas évident que des débris du Printemps républicain se rallient au Nouveau Front populaire. Je suis parti du fait qu’on a beaucoup reproché à la gauche, depuis notamment le tournant de la rigueur de 1983, ou la “loi travail” sous Hollande, d’être devenue sociale-libérale. Certes, c’est grave. Mais le fait que la gauche, dans certaines de ses composantes, soit devenue raciste ou aveugle à la question raciale me semble infiniment plus impardonnable.
La campagne électorale des législatives s’est jouée en grande partie sur la question de l’antisémitisme, alors que l’islamophobie continuait à triompher partout, de CNews aux propos aberrants d’un ministre sur le voile et la minijupe [en déplacement dans le Gers pendant la campagne des législatives, Bruno Le Maire a déclaré : “Nous sommes le pays de la minijupe, pas celui de la burqa.”].
Tu parles d’un texte d’intervention. Est-ce le statut que tu accordes à ton roman ? À quel horizon de vérité t’accroches-tu ? Un roman réaliste à la Balzac, un contre-roman politique à la Houellebecq ?
Au départ, je me suis dit que la disparition du PS ferait un bon sujet romanesque. Je me suis fait jusqu’ici l’archéologue des grandes mythologies françaises. Le PS, j’ai grandi avec. Du jour au lendemain, il disparaît ; c’est en soi un bon sujet de roman. Par ailleurs, c’est la première fois que j’ai eu envie d’écrire un roman pour faire du mal à des gens : le Printemps républicain et les quelques philosophes qui l’accompagnent. J’enrageais sur Twitter ; je n’ai pas publié un seul tweet contre, mais j’ai préparé ce roman comme un gros tweet de réponse. Je l’ai vraiment conçu comme cela : j’ai des ennemis, ce qui est relativement nouveau pour moi, et je veux leur infliger le plus de dommages possibles. Cela a été mon moteur.
Par rapport à Houellebecq, c’est vrai que je voulais écrire un Soumission renversé. Il me semble beaucoup plus probable, à moyen terme, qu’on aboutisse à des enfermements, voire pire, de musulmans en France, plutôt qu’à la prise de contrôle par les Frères musulmans de la société française. Et puis, l’affaire Charlie me semblait devoir aussi être racontée. Comment l’extrême gauche chimiquement la plus pure des années 1970 se retrouve-t-elle validée par l’extrême droite ? Comment un journal qui avait pour mission de détruire les fondements de la société conservatrice est-il devenu l’icône de la société conservatrice ?
Pourquoi as-tu imaginé la candidature à l’élection présidentielle de ton personnage, Frayère, qui évoque Michel Onfray ?
Le service juridique du Seuil m’a recommandé d’éviter de citer des noms, mais j’aime bien qu’il reste des ambiguïtés sur les personnages, que certains reconnaissent Luc Ferry plutôt que Michel Onfray par exemple. Mon personnage Grémond évoque pour certains Manuel Valls, et pour d’autres Laurent Bouvet. Plusieurs modèles m’ont servi. Ils sont tous, à des degrés divers, un peu composites. Par exemple, l’un de mes philosophes assiste au premier rang au lancement de la campagne de son partenaire.
La scène peut rappeler la présence de Naulleau au meeting de Zemmour. Sauf que ce n’est ici ni Zemmour ni Naulleau. Je me souviens d’une interview lunaire d’Onfray qui disait que si la foule venait le chercher pour qu’il se présente à la présidentielle, il irait. Qui, à part Victor Hugo, peut imaginer que 10 000 personnes viennent l’appeler sous ses fenêtres ? La mégalomanie délirante d’Onfray m’a autorisé à imaginer sa candidature. C’était super-crédible.
Quelle force romanesque a-t-il, selon toi ?
Ce qui me plaisait, c’était d’imaginer une néo-franc-maçonnerie, un feuilleton romanesque où certains tirent les ficelles. Le “Mouvement du 9 décembre” que j’invente, ces laïcards radicalisés qui sont au cœur de mon roman, ce sont très peu de gens, au fond, qui ne font pas tellement plus que se retweeter entre eux. Ce n’est pas un parti politique ; il y a quelque chose de romanesque dans ce côté structure très légère qui gagne la bataille idéologique à un certain moment. Les philosophes font partie de ce bruit.
Je me suis beaucoup intéressé à ces personnes qui s’autoproclament “cercle de la raison”. Ce sont des gens qui s’arrêtent à Kant dans l’histoire de la philosophie. Ils sont totalement nuls en marxisme. Ils sont totalement nuls en dialectique hégélienne. Ils n’ont même pas lu Adorno ; ils pensent que la raison va gagner et sont incapables d’imaginer une négativité à celle-ci. Pour eux, le racisme ne peut pas exister car il y a la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De même, ils imaginent que cela ne sert à rien d’être plus féministe que la loi, qui l’est déjà bien assez, et que les institutions sont bonnes en elles-mêmes…
Leur certitude profondément centriste et leur formalisme démocratique poussé sont confondants. Par exemple, laisser fleurir des médias d’extrême droite, qui conditionnent l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, cela n’est pas un souci pour eux. Ils font preuve d’une immense naïveté politique, largement instrumentalisée. Ce sont en fait de profonds conservateurs qui se cachent derrière un masque progressiste. Le coming-out de mon personnage Frayère (inspiré d’Onfray) est massif, alors qu’il vient d’un horizon libertaire, rattaché à la tradition proudhonienne. Mes héros croient qu’ils ne sont pas racistes mais ils sont bien pires : ce sont des suprémacistes inavoués qui défendent la supériorité, sur toutes les autres, de la civilisation occidentale. Si on peut encore les rattacher à la gauche, c’est à celle de Jules Ferry : universaliste jusqu’à l’impérialisme.
Qu’est-ce qui t’oppose à cette “gauche orwellienne”, comme on l’a baptisée ?
En gros, pour le dire simplement, je suis entré en politique à la fin du confinement, quand celui-ci a été brisé par la manifestation, je parle de mémoire, du collectif Vérité et justice pour Adama devant le TGI de Paris. Et surtout, avant cela, avec le mouvement MeToo. J’ai compris tout de suite que mon monde s’effondrait. Je n’avais pas saisi jusque-là les ravages, trop souvent invisibilisés, du patriarcat ; j’avais adhéré au logiciel facile qui postulait qu’une fois la révolution sexuelle faite, tout était réglé. Alors que l’enjeu était moins la révolution sexuelle que la destruction du patriarcat.
J’ai été ému aux larmes par Barbie quand elle débarque dans le monde et qu’elle découvre que le patriarcat existe. J’ai trouvé ça génial. J’adore Les Voyages de Gulliver, et là, c’était Gulliver au pays du patriarcat ; j’ai mis des années à m’en rendre compte. J’ai été ébranlé en profondeur. On se disait, on a des problèmes, mais en tant que civilisation, on est meilleurs que les autres parce qu’on respecte mieux les femmes ; j’ai compris que c’était faux ! Je ne m’en suis jamais relevé. J’ai arrêté de croire qu’on était une civilisation supérieure aux autres. Pareil pour la question raciale.
Je suis ainsi entré intellectuellement en politique, je suis sorti de mon sale centrisme en réalisant qu’il y avait des fronts essentiels pour la gauche, à articuler entre eux. Alors que j’avais grandi avec l’idée confuse que la gauche et la droite, c’était un peu pareil, je me suis découvert militant politique. Sur la question de la domination masculine et sur la question raciale, la gauche a des idées excellentes. Les batailles culturelles se jouent là ; le Printemps républicain se bat là-dessus et refuse à cette nouvelle gauche d’exister.
C’est là que ton roman est un texte de combat…
Je suis entré en guerre contre tous ces gens devenus conservateurs, qui se disent encore de gauche en affirmant que la gauche serait devenue folle. J’aurais beaucoup moins de problèmes avec eux s’ils assumaient qu’ils étaient de droite. Mon roman procède de cette colère contre ces gens qui trustent la gauche alors qu’ils ne le sont pas du tout. L’idée qu’ils donnent des leçons de gauche alors que pour la première fois, réellement, la gauche a quelque chose à dire et qu’elle peut gagner la bataille des idées, cela a nourri le livre.
Dans le fond, je suis assez optimiste, car la gauche s’est refaite idéologiquement. J’ai vécu de 2000 à 2020 l’ascension intellectuelle de la droite, qui a gagné, qui peut encore faire du mal, mais qui ne peut pas gagner intellectuellement une position meilleure. Elle peut encore faire des ravages, mais nous intimider intellectuellement, plus jamais. Je lui ai réglé son compte.
Revendiques-tu d’appartenir à un courant de la littérature contemporaine animé par la volonté de décrire le présent de la société ?
Mon goût littéraire, c’est plutôt le gros roman du XIXe siècle, mais je suis très sensible aux romanciers qui considèrent qu’il n’est plus possible de faire de la totalité romanesque aujourd’hui, car les sciences sociales ont gagné du terrain. Ils sont là où il faut être, il me semble. Récemment, j’ai été très séduit par la position littéraire et la voix très précise de Kaoutar Harchi, qui occupe peut-être la plus littéraire des positions qu’on puisse occuper aujourd’hui : le lieu précisément où la littérature échange sa toute-puissance vieillissante contre les outils, encore relativement nouveaux pour elle, des sciences sociales.
Le rapport que l’on entretient aux sciences sociales m’intéresse beaucoup. En gros, être de droite, c’est estimer que les sciences sociales sont nulles. Pour le romancier, c’est passionnant. Les vrais concurrents des romanciers pour la description du monde, ce sont les sciences sociales. Tous les gens qui les éliminent d’emblée, comme le font les personnages de mon “cercle de la raison”, commettent une faute politique majeure.
Ton récit traduit une vraie connaissance de la vie politique. Tu regardes BFM en boucle ?
Oui, c’est secret, mais par exemple, j’ai un plaisir énorme à regarder Benjamin Duhamel. La politique politicienne pur jus, cela m’intéresse énormément, je le confie. La première chronique que j’ai écrite était sur Alain Duhamel, qui est là depuis toujours. Les coulisses de la politique, j’adore ça. Je me souviens avoir lu avec passion le grand feuilleton de Libé sur les coulisses de la dissolution de 1997.
Qu’espères-tu de l’effet de ton livre ?
Silencier à jamais ce qui reste du Printemps républicain. Qu’il ne soit plus possible de les prendre en considération. Je veux “canceller” ces gens qui sont nuisibles au débat politique. Qu’ils se taisent à jamais, qu’ils retournent dans leur ridicule. Comme lorsqu’ils ont affiché ces postures précollaborationnistes de refus du front républicain.
Et tu penses que c’est possible ?
Non, mais j’aimerais y croire. [rires] Voilà, je pense que le roman peut avoir un effet sur des gens qui se sont laissé séduire par ces théories mauvaises. C’est le cool qui gagne à la fin ; cela m’amuse de le dire aux Inrocks. Le cool, il reste aux idées progressistes de gauche. Je me dis qu’en ringardisant des gens par le roman, je les sors de l’histoire plus vite.
Le livre est souvent très drôle, par exemple quand tu évoques la mort du journaliste Sauveterre (toi), tué par un policier à cause de sa barbe d’islamiste. En quoi l’humour est-il une ressource romanesque pour toi ?
Je ne m’en rends pas vraiment compte, même s’il y a évidemment une ironie constante dans le roman.
Je suis tombé l’autre jour sur une émission de radio sur le philosophe René Girard, qui disait que le romancier entre dans son livre pour y être mis à mort. Eh bien voilà, je l’ai fait. Je ne savais pas que c’était ce qu’il fallait faire ! [rires]
Pourquoi as-tu imaginé ta mort ?
Je pense profondément que la perspective délirante d’être torturé, détenu, assassiné politiquement me semble assez crédible aujourd’hui. On est passé du temps des écrivains réifiés de la Résistance, tout juste bons à exister pour les conseillers mémoire du président Macron, à l’effroi de se dire que cela pourrait être nous, demain.
Comment résister à l’ascension du RN en dehors de la littérature ?
On a compris durant les manifs pour les retraites qu’on était faibles face à la BRAV-M [brigade de répression de l’action violente motorisée], plus forte que nous techniquement ; on se faisait toujours tabasser. J’aimerais bien qu’on reprenne la rue et qu’on ne la lâche pas. Le rassemblement place de la République à Paris, le soir du 7 juillet, avait des parfums de victoire – spécialement si on le rapporte au nombre de fois où les manifs sauvages de l’an dernier nous avaient laissés là, sur la pierre de lave froide, au milieu d’une place désertée. Même les rassemblements d’après la dissolution avaient eu quelque chose de raté. Pas ce soir-là.
Mais une victoire, ça ne veut rien dire. Il faut voir ce qu’on va en faire. La lutte à mort qui s’est engagée contre l’extrême droite et contre ses idiots utiles n’est pas encore finie, loin de là. C’est cela aussi l’enseignement du Front populaire premier du nom, celui de 1936.
Les Derniers Jours du Parti socialiste d’Aurélien Bellanger (Seuil), 480 p., 23 €. En librairie.