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“Endlessness” révèle le jazz tout en apesanteur de Nala Sinephro

Commencer à écrire sur un disque, c’est souvent, d’instinct, traduire ce qu’on découvre en une première nébuleuse de mots, d’idées, de phrases et d’échos. Un nuage primordial auquel il va falloir donner une forme. Une fois tous les mille ans (environ, on exagère), le disque lui-même, la musique elle-même prennent d’emblée l’aspect de cette nébuleuse où semble se lover, sous une forme iridescente, l’étendue des possibles. Une épiphanie qui dure ; la définition d’un miracle. Coup de chance pour nous, c’est précisément ce qui arrive avec Endlessness. Manque de bol, en revanche, il va falloir tenter d’expliquer le phénomène.

Forcément lacunaire, la piste biographique offre tout de même quelques ouvertures : apparue sur une jeune scène londonienne qui a su redonner au jazz une sève pulsatile, Nala Sinephro est à elle seule un confluent. D’ascendance à la fois belge (elle a grandi dans les faubourgs de Bruxelles, d’où peut-être une fibre surréaliste) par sa mère, pianiste classique, et caribéenne par son saxophoniste de père (elle reste attachée à cette Martinique dont Édouard Glissant a su dire les sortilèges), la jeune femme a d’abord envisagé une carrière de biochimiste. On en retrouve des traces dans les concepts qui ont nourri son inaugural Space 1.8, l’un des plus beaux albums de 2021.

Un décollage introspectif vertigineux

Là, une généalogie musicale apparaît : dès ce coup d’essai en forme de coup de maître, le nom Coltrane est lâché – John, et Alice à qui on l’a déjà beaucoup (trop ?) comparée. Mais c’est parmi ses contemporain·es que Nala préfère tisser ses accointances, ce que confirme le générique de ce nouvel album où l’on retrouve, entre autres, Sheila Maurice-Grey, figure de proue de Kokoroko, et Morgan Simpson, entendu chez Black Midi.

Le saxophone de la précieuse Nubya Garcia, qui avait déjà emporté Space 1.8 vers de douces cimes psychédéliques, revient ici aux côtés de celui de James Mollison pour un décollage introspectif plus vertigineux encore. Si, aux premières secondes, Endlessness peut sembler plus classique que son prédécesseur, l’espace s’ouvre ensuite pour se reconfigurer aux dimensions de l’infini qu’évoque son titre.

Nala Sinephro étire sa palette et suscite des éclosions mélodiques

Pour assurer ce déploiement, Sinephro mise d’abord sur l’omniprésence de l’arpège. Presque à l’opposé du tout aussi génial Oneohtrix Point Never, utilisant l’arpégiateur en laborantin qui disloque la matière, la harpiste (qui ne veut surtout pas qu’on la réduise à cet instrument, qu’elle aborde en iconoclaste) étire sa palette et suscite des éclosions mélodiques au fil de ses entrelacs déliés.

De la virtuosité, sans conteste, mais moins de démonstration de force que chez Flying Lotus ou Kamasi Washington : les volutes de Nala Sinephro semblent plus proches de l’aérien Pharoah Sanders ou surtout de l’impressionnisme folktronica de Kaitlyn Aurelia Smith, autre grande thuriféraire du synthétiseur modulaire, utilisé ici avec une grande intelligence.

La grâce d’un Thelonious Monk

Comme sa consœur américaine, la compositrice est tournée vers une musique aux vertus apaisantes et régénératrices. On ne parle pas de tisane “nuit tranquille” : Endlessness est d’une profondeur inouïe, ménagée par un méticuleux mixage (signé Sinephro elle-même, qui arrange et produit l’album) métissant l’analogique au digital, pour accoucher d’une œuvre qui se réécoute maintes fois sans être jamais la même.

Les Continuum (du nom de chacune des dix pistes) se succèdent, dévoilant des motifs qui ne se laissent pas si facilement saisir, mais se donnent tout entiers à ressentir. Si l’insensé moelleux d’ensemble n’émousse en rien l’allant des orchestrations – le piqué des batteries, notamment dès l’ouverture –, Nala sait jouer à l’économie : elle impressionne en douceur, à la manière d’un Thelonious Monk dont elle a la grâce.

On l’imagine parfaitement s’en remettre aux “stratégies obliques” développées par Brian Eno

C’est qu’elle a mieux à faire que “bousculer les codes du jazz”, comme on le dirait paresseusement : elle sort du cadre comme elle l’entend. Chez elle, idée et interprétation semblent faire jeu égal, bien au-dessus des conventions des copistes appliqué·es. Elle menace d’ailleurs, si on cherche à la ranger dans une case, d’enregistrer un disque heavy metal (elle s’y est essayée) ou de se mettre à la cornemuse pour les cinq prochaines années.

Et au-delà de l’aspect ambient de certaines plages, on l’imagine parfaitement s’en remettre aux “stratégies obliques” développées par Brian Eno – des stratégies sinueuses, plutôt. En faisant coexister sans cesse la discrétion précise du pointillisme et les vagues ondoyantes du sensualisme, Nala Sinephro définit une utopie sonore : probablement ce qui peut s’entendre de plus beau.

Endlessness (Warp/Kuroneko). Sortie 6 septembre.

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