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Présidentielle américaine : Kamala Harris à la reconquête des Latinos

On ne peut pas la rater. Dans la rue principale de Reading, à deux pas du Café de Colombia, s’est installée une grande permanence électorale de Donald Trump ornée d’affiches. C’est la première fois que le candidat républicain ouvre un bureau dans cette ville de Pennsylvanie, à 100 kilomètres de Philadelphie. Ce n’est pas un hasard. Sur les 95 000 habitants, plus de 68 % sont latinos, la plus forte concentration de l’Etat. Et ce sont peut-être eux qui vont faire la différence lors du scrutin de novembre.

Ce sont d’autres immigrés, des Allemands, qui ont fondé la cité au XVIIIe siècle. Reading a prospéré grâce au minerai de fer, à l’acier et à la Reading Railroad, une gigantesque compagnie de chemin de fer dont le nom a même l’honneur de figurer dans le Monopoly. Mais la fin des hauts-fourneaux et la fermeture de la société ferroviaire dans les années 1970 ont entraîné le déclin de la ville. De la splendeur de Reading ne restent que des fresques colorées à la gloire du chemin de fer et une gigantesque pagode rouge qui domine la ville. Construite en 1908 au sommet d’une colline, elle devait faire partie d’un hôtel de luxe qui n’a jamais été réalisé. De là, on a une vue magnifique sur les rues tirées au cordeau, émaillées de clochers et de maisons en briques rouges sur fond de paysage verdoyant, car le comté de Berks demeure très agricole. A quelques kilomètres de là ont grandi deux célébrités : la chanteuse Taylor Swift et Daniel Boone, héros de la colonisation américaine.

Les Latinos, 600 000 électeurs potentiels en Pennsylvanie

Contrairement à d’autres cités industrielles sinistrées, la population n’a pas diminué. Dans les années 1970 sont arrivés des Portoricains pour travailler dans les usines et les champignonnières suivis, il y a vingt ans, par des Dominicains et des Mexicains, beaucoup fuyant New York devenu inabordable. Dans le centre désormais plus animé grâce à l’ouverture d’un hôtel, d’universités et d’un hôpital, on se croirait en Amérique latine. Rares sont les passants qui parlent anglais. Les épiceries dominicaines côtoient des boulangeries mexicaines, des restaurants portoricains et surtout une quantité invraisemblable de barbiers à tous les coins de rue. La moitié du conseil municipal, le chef de la police et, pour la première fois, le maire, sont latinos. Reading n’est pas la seule à s’être latinisée. Plusieurs villes autour ont vu leur population hispanique exploser, en raison de l’énorme afflux d’entrepôts et de petites industries, attirés par la proximité de New York et de Philadelphie.

Une fois de plus, la Pennsylvanie va sans doute jouer un rôle décisif dans la présidentielle de novembre. "C’est le trophée le plus convoité parmi les Etats clés", observe Christopher Borick, professeur de sciences politiques au Muhlenberg College. Donald Trump en 2016, puis Joe Biden quatre ans plus tard, l’ont emporté à quelques dizaines de milliers de voix. Et cette année, le scrutin s’annonce de nouveau très serré. Cela explique pourquoi Kamala Harris et Donald Trump y sont déjà venus près d’une dizaine de fois. "Les sondages les donnent au coude à coude et la moindre voix compte. Tout groupe peut faire pencher la balance", poursuit le professeur Borick. D’où l’importance des Latinos, qui représentent 600 000 électeurs potentiels en Pennsylvanie. Et le soudain intérêt pour Reading.

A deux mois des élections, on ne peut pas dire que la mobilisation politique soit très visible. Il n’y a ni affiche ni pancarte sur les murs, et les riverains ne manifestent guère d’intérêt pour la bataille présidentielle. "C’est normal, il est trop tôt", affirme Nelson, un démocrate chargé d’organiser la campagne sur le terrain. "Les gens ont tous plusieurs jobs ici et ne commencent à s’intéresser aux candidats qu’à la mi-octobre." Ricky, lui, a déjà fait son choix. "C’est un scrutin capital. La démocratie est en jeu. Trump est un désastre pour le pays et le reste du monde", s’enflamme ce patron d’une petite épicerie, immigré de Saint-Domingue dans les années 1990. Il se désole que tant de ses clients penchent côté républicain. "Trump a donné des chèques pendant le Covid, donc ils pensent qu’il va recommencer."

"Il faut contrôler le flux"

La grande préoccupation, comme chez la majorité des Américains, c’est l’économie. "J’ai voté Biden il y a quatre ans, mais il n’a rien fait pour nous. Les prix ne cessent d’augmenter, les affaires vont mal, donc je vote Trump", déclare d’un ton déterminé Angela, propriétaire d’un petit salon de coiffure, en préparant une teinture pour une cliente. "Lui au moins va fermer la frontière. Il y a trop de migrants qui arrivent illégalement", ajoute cette immigrée, originaire elle aussi de la République dominicaine. Curieusement, c’est un sentiment partagé par tous les Hispaniques de Reading, démocrates comme républicains. "C’est injuste, ces gens passent devant tout le monde et prennent la place de ceux qui cherchent à immigrer légalement. Ma sœur attend depuis dix ans", poursuit Angela. "Il faut contrôler le flux", renchérit Miguel, un septuagénaire mexicain assis dans sa véranda qui se dit démocrate. "N’importe qui rentre et après, on voit ici plein de vols, de gangs, d’insécurité. Ça m’a pris un temps fou pour être naturalisé. Si Kamala verrouille la frontière, elle gagnera des voix."

Traditionnellement, deux tiers des Latinos votaient démocrate et un tiers républicain. Joe Biden leur doit en partie sa victoire en 2020 dans trois Etats clés : la Pennsylvanie, l’Arizona et le Nevada. Mais Donald Trump avait amélioré de 8 points ses résultats chez les électeurs hispaniques par rapport à 2016, selon le Pew Research Center. Et la tendance a continué à s’inverser pendant le mandat de Biden, au point que, fin 2023, certains sondages plaçaient le républicain en tête chez les Latinos devant le président démocrate. Il y avait donc urgence pour Kamala Harris à redresser le tir. "Il va obtenir un bon nombre de voix en novembre, davantage qu’en 2020", estime Michael Rivera, un élu républicain moitié portoricain, membre de l’administration du comté. "Je dis toujours en plaisantant que les Latinos sont des républicains qui s’ignorent car ils partagent les mêmes valeurs, la famille, la religion, l’anti-avortement et l’esprit d’entreprise."

Mais n’est-il pas gêné de voter pour l’ex-président, qui a traité l’île de Porto Rico avec un mépris total après l’ouragan Maria, en septembre 2017 ? A l’époque, il avait mis en doute le nombre de morts, retardé l’aide d’urgence et suggéré de troquer ce territoire contre le Groenland ! Sans parler de ses insultes incessantes à l’égard des migrants. Il les qualifie d’"animaux", clame que ce sont des "criminels, des assassins, des malades mentaux ou des terroristes" qui "empoisonnent le sang de notre pays", une formule aux relents de propagande nazie. Et il promet "des déportations massives", y compris de familles installées de longue date aux Etats-Unis. "Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il dit, mais je suis favorable à ses politiques et je ne veux surtout pas que les démocrates restent au pouvoir quatre ans de plus", se justifie Michael Rivera.

@lexpress

@kamalaharris avait tout à perdre dans ce premier débat face à Donald Trump : elle n'a rien perdu. L’analyse de notre journaliste. harris trump sinformersurtiktok apprendreavectiktok usa

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Ils courtisent les influenceurs hispaniques

Depuis des mois, les démocrates mettent le paquet sur Reading et la Pennsylvanie. Ils ont ouvert une cinquantaine de permanences – dont 16 dans des coins ruraux très trumpistes afin de cibler les modérés – et ils s’appuient sur des centaines d’employés payés pour organiser la mobilisation. Ils arrosent les ondes de spots télé, ont lancé une chaîne bilingue WhatsApp pour s’adresser à cette minorité et lutter contre la désinformation. Ils courtisent les influenceurs hispaniques sur les réseaux sociaux - certains d’entre eux ont d’ailleurs été invités à la convention démocrate. Les républicains, eux, ont commencé plus tardivement. Ils ont mis en place plus d'une vingtaine de permanences et comptent en partie sur des groupes de bénévoles, chargés, chacun, de convaincre leurs voisins. L’objectif est d’essayer de toucher de manière plus efficace des électeurs occasionnels. Une stratégie originale et risquée, car les équipes de Donald Trump n’ont pas le contrôle de ces groupes.

A Reading, sur la devanture de la permanence républicaine, une affichette annonce pour ce samedi : "Coupes de cheveux gratuites, tombola, DJ, buffet et boissons" chez un barbier, pas très loin. Donald Trump fait tout pour séduire avec un message bravache et macho pour les jeunes mâles, qui, habituellement, votent peu. Outre ces séances gratis, ses alliés montent des opérations avec des personnalités de la musique et du MMA (arts martiaux mixtes). Le but est d’enregistrer les spectateurs sur les listes électorales, tout en récupérant au passage leur contact pour les bombarder ensuite de textos leur rappelant de se rendre aux urnes. Récemment, Donald Trump a invité à l’un de ses meetings en Pennsylvanie le rappeur portoricain Anuel AA : "Restons unis et votons pour Trump", a lancé ce dernier. "Je ne sais pas si les gens ici ont la moindre idée de qui vous êtes, mais c’est bon pour le vote portoricain. Tous les Portoricains vont voter Trump maintenant", s’est félicité sur le podium l’ancien président.

Ces dernières années, les électeurs latinos ont changé. Ils sont plus jeunes (en Arizona, près de 40 % des 18-29 ans sont hispaniques), parlent davantage l’anglais et les deux tiers sont nés sur le sol américain. "Ils ne se sentent pourtant pas intégrés politiquement, car les républicains continuent à les traiter comme une catégorie ethnique à part", estime Jesse Acevedo, professeur de sciences politiques et spécialiste d’émigration à l’Université de Denver.

"Latinos, républicains ou démocrates? Ni l’un ni l’autre"

Les partis ont mis du temps à réaliser l’évolution et essaient d’adapter leur stratégie. Les républicains ont transformé leur groupe "Latinos pour Trump" en "Latino-américains pour Trump". "Nous voulons être traités comme nous sommes. Nous sommes Américains. C’est notre pays", a résumé Jaime Florez, l’un des membres de l’équipe du républicain. Chez les démocrates, lors de leur convention, les orateurs ont évité de jouer la carte identitaire et d’entrelacer leurs discours de phrases en espagnol, comme dans le passé. Le bon exemple, c’est Alexandria Ocasio-Cortez, la représentante de New York d’origine portoricaine. Cette jeune étoile montante a centré son discours sur la classe moyenne en parlant des difficultés de sa famille, de son expérience comme serveuse…

Dans le premier spot télé de Kamala Harris à destination des Latinos, deux narrateurs vantent en anglais, avec toutefois un léger accent, le parcours de cette fille d’immigrée, qui a travaillé chez McDo, est devenue procureur et connaît donc bien les problèmes d’une famille modeste. Dans une autre publicité, la vice-présidente évoque l’histoire de sa mère qui a "économisé pendant plus de dix ans" pour s’acheter une maison. Elle met aussi en avant son plan pour baisser le prix des denrées alimentaires, des médicaments… "On me demande si les Latinos sont républicains ou démocrates. Je réponds ni l’un ni l’autre, nous sommes pauvres", résume Cristina Tzintzun Ramirez, présidente de NextGen America, une organisation de mobilisation des jeunes.

Malgré cette offensive, vont-ils se déplacer aux urnes en novembre ? Ce groupe démographique qui représente 15 % de l’électorat, selon le Pew Research Center, a l’un des taux de participation les plus bas. A Reading, seuls 35 % ont rempli leur devoir civique en 2020. D’où toutes sortes d’initiatives originales pour les mobiliser. Poder NC Action, une organisation de Caroline du Nord, a créé de mini-films brillamment conçus façon télénovelas, qui encouragent à voter à travers le récit de la vie d’une jeune femme. Elle a également lancé des journées de maquillage et d’épilation gratuite au cours desquelles on explique aux participantes les enjeux du scrutin et on les aide à s’inscrire sur les listes électorales.

Reste à savoir quel candidat ils vont choisir. Jusqu’au retrait de Joe Biden - très impopulaire -, il était clair que Donald Trump avait le vent en poupe. L’arrivée de Kamala Harris a changé la donne. A l’image du reste de l’électorat, la vice-présidente bénéficie du soutien des moins de 30 ans et des femmes. "Cette minorité, même si elle est perçue comme religieuse, est progressiste en matière d’avortement", poursuit le professeur Acevedo. Dans un sondage New York Times/Siena, la démocrate obtient 52 % des intentions de vote chez les Latinos contre 41 % pour Donald Trump dans les Etats clés. Certes, on revient peu à peu à un écart plus habituel entre les deux candidats, mais Donald Trump peut toujours se targuer d’un niveau de soutien exceptionnel pour un républicain. Faut-il encore que les sondages soient fiables. La population hispanique est difficile à analyser. Cette année, par exemple, on compte 4 millions de nouveaux électeurs sur lesquels les sondeurs n’ont pas de données. Kamala Harris va-t-elle pouvoir grappiller des voix supplémentaires dans les deux mois à venir et égaler le soutien enregistré par Joe Biden en 2020 ? Une question essentielle lorsque l’on sait que le sort de la Pennsylvanie s’est joué à 1,2 point il y a quatre ans.

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