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Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, voyage dans un pays qui étouffe

"Mettre la lumière sur ces gens, sur ce peuple réellement courageux, qui force le respect et qui malheureusement n’a pas l’écoute de la communauté internationale" : c’était l’ambition de la journaliste française Anne-Isabelle Tollet lorsqu’elle entreprend de se rendre en Iran en se faisant passer pour une touriste. Un temps très prisés - notamment des Français - dans les années de présidence Rohani (2013-2021), les voyages organisés se font de plus en plus rares. Anne-Isabelle parvient toutefois à trouver l’un des derniers circuits validés par les autorités. Fin septembre 2023, elle se rend dans un pays devenu pratiquement inaccessible aux journalistes occidentaux. Le pays a en effet durci sa politique vis-à-vis des reporters étrangers. Comme l’a révélé un groupe d’hacktivistes dans le média d’opposition en exil Iran international, la République islamique a condamné par contumace 44 journalistes étrangers. La situation des journalistes locaux est également préoccupante confirme Jonathan Dagher, responsable du bureau Moyen-Orient chez RSF : au moins 14 d’entre eux sont inculpés depuis 2022 pour "propagande contre l’Etat", "rassemblement et collusion contre la sécurité nationale" ou "publication de mensonges, diffamation, calomnies, menaces".

Les cas le plus symboliques restent ceux de Niloofar Hamedi et Elaheh Mohammadi, emprisonnées pendant plusieurs mois et récemment libérées sous caution, mais toujours sous la menace de réincarcération. Dans leurs articles, elles ont été les premières à évoquer la mort de la jeune kurde iranienne Mahsa Amini, une jeune fille sans histoire tuée en détention pour un voile mal porté, il y a tout juste deux ans. Bien que les arrestations de jeunes femmes soient courantes en République islamique d’Iran, où le port du voile est obligatoire, cette mort tragique et injustifiée avait particulièrement touché la population, qui avait manifesté dans tout le pays, donnant naissance au mouvement "Femme, vie, liberté". Une révolte matée dans le sang, et dont la dureté de la répression explique l’absence de protestations d’ampleur.

Des lycéennes rencontrées à Téhéran par Anne-Isabelle Tollet.

Pour Mahnaz Shirali, sociologue d’origine iranienne, auteure de Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (Ed. Les Pérégrines, 2021), il ne faut pas pour autant croire la révolte définitivement enterrée. "Le peuple iranien a décidé depuis 2019 – avec les premières manifestations importantes contre le coût de la vie - de renverser le pouvoir. C’est un processus de longue haleine." Anne-Isabelle Tollet confirme que les images vues sur les réseaux sociaux de jeunes femmes dévoilées ne sont pas anecdotiques. Dans Le Voyage interdit qui paraît le 12 septembre aux Editions du Cherche Midi, elle raconte ces jeunes filles croisées dans les rues et les parcs, les hommes qui les soutiennent, et un mouvement qui tente d’exister dans une atmosphère répressive intense. "J’ai vu des femmes dévoilées dans toutes les villes que j’ai parcourues à l’exception de la ville religieuse de Qom. On sent partout ce besoin de respirer", confirme cette reporter expérimentée, qui a couvert pendant de nombreuses années le Pakistan et notamment le cas d’Asia Bibi, une chrétienne condamnée à mort pour blasphème, avec qui elle a coécrit Enfin libre ! (Editions du Rocher, 2020).

Dans son récit de voyage, Anne-Isabelle Tollet raconte aussi une société schizophrène, pétrie de contradictions. Quand les riches dansent la nuit dans leurs appartements chics du Nord de la capitale, au son d’une musique occidentale et un verre de champagne à la main – des pratiques bannies-, mais portent avec application le voile le jour pour ne pas attirer l’attention des autorités, de jeunes étudiantes les défient en posant tête nue sur la tour Azadi (monument emblématique de Téhéran) et postent les images sur les réseaux sociaux, risquant d’être arrêtées, mises en prison, torturées et violées. Des violences systématisées, comme en témoignent les mots de Narges Mohammadi, prix Nobel de la paix 2023, dont une lettre est reproduite dans le livre.

"Cette violence est inhérente à la République islamique", rappelle Mahnaz Shirali, qui se souvient que, jeune femme dans l’Iran tout juste révolutionnaire de l’après-1979 (date de la révolution islamique, qui a vu le Shah être destitué au profit des religieux), elle avait vu des camarades de classe se faire fusiller. En témoigne également le nombre record de pendaisons. Dans son ouvrage, Anne-Isabelle Tollet revient sur l’engrenage fou qui peut mener à une condamnation à mort. "Un Iranien pendu toutes les cinq heures", résume Mona Jafarian, une activiste qui a lancé son média sur les réseaux sociaux "Femme Azadi" pour faire connaître la gravité de la situation dans le pays. La jeune femme publie des vidéos d’actions de désobéissance civile contre le régime. Ses compatriotes témoignent aussi via des messages vocaux sécurisés, dont elle retravaille les sons pour que l’auteur ne soit pas identifiable par les autorités. Au taux de participation officielle de 49 % de la présidentielle de juin, qui a été l’un des plus bas de l’histoire de la République islamique, elle oppose les nombreuses vidéos reçues d’Iraniens qui montrent des bureaux de vote vides, estimant que ce chiffre est déjà gonflé.

Une jeune femme dévoilée en haut de la Tour Azadi, un monument central de Téhéran

Soutien au Hamas

"La population ne peut seule renverser un système aussi organisé que celui de la République islamique", note Mahnaz Shirali, estimant, comme beaucoup d’opposants, que seule la mise au ban totale du régime, notamment par l’inscription des Gardiens de la révolution sur la liste des organisations terroristes, parviendra à l’enrayer. Mais l’équation internationale prend en compte d’autres sujets, notamment la question du programme nucléaire de Téhéran, regrette Anne-Isabelle Tollet. Malgré le soutien affiché de Téhéran au Hamas et à ses autres proxys - les houthistes qui attaquent les navires en mer Rouge ou le Hezbollah, au nom du soutien aux Palestiniens dans le conflit déclenché par le massacre du 7 octobre -, des discussions ont lieu depuis le printemps entre Américains et Iraniens à Oman.

Face à une situation économique catastrophique et à des perspectives d’avenir bouchées, le ras-le-bol ne s’en s’exprime pas moins "de plus en plus ouvertement", estime Anne-Isabelle Tollet. "Je pense notamment aux infirmières. Elles ont manifesté en août pour la première fois. Les gens en ont marre d’être sous-payés, traités comme des chiens." Son voyage sur place lui a confirmé que "plus on avance dans le temps et plus cette révolution, qui n’est pas seulement silencieuse, perdure. La République islamique se délite face à une génération qui a une défiance de plus en plus importante vis-à-vis du régime." Le Voyage Interdit, sous la forme d’un récit vivant et sincère, permet d’ouvrir une fenêtre sur cet Iran-là, un peu oublié.

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