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[Trésor caché] “Je, tu, il, elle” : la puissance narrative brute de Chantal Akerman

Je, tu, il, elle a été tourné en six jours en 1974 pour un budget dérisoire – environ 7 000 euros aujourd’hui, soit moins de cinq Smic dans le programme du NFP. Il s’agit pourtant d’une merveille. On dit ça tout le temps, mais là c’est vrai, c’est même indécent à quel point c’est vrai. Un bijou cruel ciselé en trois blocs inégaux, une heure et vingt-six minutes au cordeau constituant le passage au long-métrage de la jeune cinéaste belge d’à peine 24 ans, qui depuis Saute ma ville, son premier court en 1968 (à 17 ans !), casse la baraque, au propre comme au figuré : Akerman assaille le cinéma.

Cinquante ans après, Je, tu, il, elle reste un ovni d’écriture qui fait le dos rond à tout. Il a l’allure anémique et blanche des œuvres expérimentales, et pourtant, dans les 70’s réfractaires au grand récit (phallique) et à l’émotion (bourgeoise), Akerman continue de croire en la puissance narrative. Mais elle le fait à sa façon : immédiate. Et surtout, elle filme comme si personne n’avait jamais fait de cinéma avant elle. Comme si elle n’avait jamais vu de film. Avec une grammaire qu’on ne comprend pas tout de suite ; avec une musique qui nous attrape immédiatement.

Faire le vide

Ainsi, les dix premières minutes de ce film montrent une jeune femme (c’est Chantal) qui n’a pas l’air dans son assiette (rupture amoureuse) et vide peu à peu l’appartement de ses meubles. Elle fait le vide. Les trois premiers jours, elle écrit une lettre d’amour de trois pages. Les trois suivants, elle écrit une seconde lettre d’amour, qui est la même que la première, mais cette fois sur six pages. Elle écrit par terre en se gavant de sucre en poudre qu’elle mange à la petite cuillère, en faisant un bruit de grain de sable juste avant le déraillement. Il faut qu’elle (s’)en sorte.

Je, tu, il, elle : il y a plus de monde dans le titre qu’il n’y en a à l’écran. “Je”, c’est Chantal qui se tutoie dans le miroir, en se filmant elle-même – ça va pas terrible, dépression dans le salon, il n’y a plus rien de sublime dans cette séparation. Elle a besoin d’“il” (Niels Arestrup, le camionneur qui la prend en auto-stop la nuit) pour la rejoindre “elle”, la fille qu’elle aime mais qui ne veut plus la voir (incarnée par Claire Wauthion). Aussi, Je, tu, il, elle est assez peu ou assez mal une conjugaison. C’est la déclinaison des pronoms singuliers qui s’écharpent à ne pouvoir se vivre autrement que comme des singularités.

Liaisons et déliaisons

Je, tu, il, elle, c’est quasiment les termes d’une déliaison. Et si on est bouché·e comme un trou ou comme un·e lacanien·ne, on y entendra aussi “Je tue il/elle”. Je tire à bout portant, je fais du corps-à-corps avec la question du genre, les guerres supposées des sexes. Je vais même décevoir les attentes féministes en parasitant toute position dogmatique, militante, etc.

Puisque de la sexualité, il y en aura avec le garçon, avec la fille, sous des modes très différents et jamais organisés en causes. La sexualité qui est supposée être celle de l’ennemi (le camionneur qui demande à Chantal de le branler) est filmée de façon plus curieuse, sans offense, comme un premier geste vers la parole et vers l’écoute (il faut du temps, mais quand le camionneur embraye sur les mots, c’est une véritable solitude en mouvement qui s’exprime). Quand elle filme, ou évide, ce qui est supposé être son histoire d’amour, c’est nettement plus physique, mais étrangement, ce n’est finalement plus que ça. La chorégraphie de leurs deux corps est sensuelle, mais elle contient la rage larvée des grands enjeux de territoire : les corps se brûlent au contact de l’autre, quand ils croient jouer leur survie à refuser de s’offrir. Arrache un peu d’elle, avant que je nous tue.

Je, tu, il, elle de et avec Chantal Akerman (Bel., Fr., 1974, 1 h 26). Reprise en salle en copie restaurée le 25 septembre, dans le cadre de la rétrospective Chantal Akerman. Coffret Chantal Akerman (Capricci), 14 Blu-Ray, 46 films. Disponible le 1er octobre.

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