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"Je ne peux pas être sa seule victime" : plus de 50 ans après, Roland dénonce les crimes d'un prêtre quand il était élève à Orléans

Rouflaquettes, sous-pulls et lunettes à montures épaisses permettent de dater la scène sans se tromper. Sur cette photo des années 1970, retrouvée plus d’un demi-siècle plus tard au fond d’une boîte d’archives, une demi-douzaine d’ados sont assis. Les uns absorbés par un orateur invisible ; les autres, soudain distraits par l’objectif.

Au fond de la pièce, un adulte se tient debout, tout de noir vêtu, le visage hors cadre. Les mains dans le dos, on devine qu’il surveille l’assistance. "L’aigle noir, il est là. Moi, je suis dans le coin", explique Roland en pointant du doigt un garçon à l’épaisse tignasse brune.

L’Aigle noir, celui de l’inceste dans la chanson de Barbara, a pour nom Louis Mouren, dans l’enfance et les cauchemars de Roland.

"J’avais 12 ans lorsqu’il m’a choisi"

Il y a près de 60 ans, ce père de famille aujourd’hui retraité – il ne souhaite pas que son nom de famille soit publié – est tombé entre les griffes de l’ecclésiastique. Fondateur de l’association Les Liens brisés dans les années 1950, l’abbé Mouren s’était donné pour mission d’offrir une éducation aux "enfants abandonnés ou moralement délaissés".

"J’avais 12 ans lorsqu’il m’a choisi", se souvient Roland. Année scolaire 1966/1967. Le petit garçon vit à l’orphelinat des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, à Saint-Germain-en-Laye. C’est là qu’il croise pour la première fois le jésuite, en quête d’enfants que son association pourrait prendre sous son aile. 

J’étais bon élève. La mère supérieure était fière de me présenter à lui. C’était une chance pour moi.

Né à Haiphong, en 1954, des "amours défendues" entre une femme vietnamienne et un militaire français, Roland débarque à Marseille un an plus tard. Sa mère, abandonnée par le père de l’enfant, le confie rapidement aux institutions religieuses. Alors, quand le père Mouren propose de "tout payer" pour son fils, cette femme sans-le-sou n’hésite pas longtemps.

À la rentrée de 1967, Roland prend la direction de l’école Saint-Euverte d’Orléans, où sont placés plusieurs enfants suivis par Les Liens brisés. Quelques semaines plus tard, Louis Mouren lui donne rendez-vous à la Maison provinciale des Jésuites, à Paris. Il doit lui remettre des fournitures scolaires et des vêtements.

Renvoyé de l’école et libéré de l’emprise

"Il nous emmenait parfois au Bon Marché pour nous habiller. Mais cette fois, il m’a proposé d’aller voir la grande bibliothèque qui se trouvait dans la maison. Une fois entré, j’ai tout de suite vu qu’il avait fermé le verrou. Tout d’un coup, il m’a sauté dessus, il m’a pris de force, et m’a embrassé avec sa langue dans ma bouche. Il a pris ma main pour la mettre sur son sexe", raconte Roland, dont la gorge soudain se noue.

Des agressions et des viols qui, selon lui, vont se répéter pendant près de cinq ans, dans les locaux de l’école Saint-Euverte. "Le père Mouren venait nous voir régulièrement pour parler de nos notes. J’essayais de me planquer dans les chiottes quand il venait. Mais je n’ai pas toujours pu lui échapper."

"Je n'aime pas ce que vous faites avec moi"

Une fois, l’empressement du jésuite est tel qu’il agresse Roland dans un couloir, avant même d’avoir trouvé un bureau à l’abri des regards. Selon Roland, un jeune prêtre interrompt la scène. Mais ne dira rien de ce qu’il a pu en saisir.

Ni la lettre que l’adolescent écrira à son agresseur – "Je n’aime pas ce que vous faites avec moi" – ni sa transformation physique – le jeune homme a maintenant 17 ans – ne mettront fin aux abus. Il faudra que l’attitude de l’élève, désormais frondeur et dont les résultats sont en chute libre, provoque son renvoi de l’école orléanaise, en 1972, pour que l’emprise cesse.

J’avais vécu en orphelinat de 6 ans à 17 ans, ça a été une bouffée de liberté !

Pendant les années qui suivent, le jeune homme se marie, a des enfants et finit par mener une belle carrière professionnelle en région parisienne. Son secret, qu’il n’a partagé qu’avec quelques très proches, reste, lui, enfoui.

Un prêtre décoré de la Légion d’honneur

Jusqu’au début des années 2000 où la révélation des affaires de pédocriminalité dans l’Église, aux États-Unis comme en France, le pousse à entreprendre des recherches sur Louis Mouren. Il découvre que son tourmenteur, décédé en 1985, est, aux yeux du grand public, un homme fort respectable : résistant, aumônier de la prison de Fresnes à la Libération et décoré de la Légion d’honneur. Un livre lui a même été consacré.

Il découvre aussi les écrits de l’abbé très critiques sur ces parents indignes "incapables d’élever des enfants" et qui "nuisent à leur développement". "Quelle perversité?! Il n’y avait pas plus indigne que lui", enrage aujourd’hui Roland.

Roland était scolarisé à Orléans de 1967 à 1972.

Alors, quand la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) entame ses travaux en 2019, Roland est l’un des premiers à se manifester. Et à être entendu.

Je me suis dit : “Si je ne dis rien, il passera, pour l’éternité, pour un bienfaiteur. Pour un saint.” Je ne pouvais pas supporter ça.

"Je voulais qu'il y ait une sanction"

Trois ans plus tard, la Commission reconnaissance et réparation (CRR), prenant la suite de la Ciase, lui accordera une indemnisation de 60.000 euros. "C’est le maximum du référentiel. Mais pour moi, c’est le minimum symbolique, après trente années de thérapie. Je ne voulais pas d’un simple pardon, je voulais qu’il y ait une sanction. Et je n’allais pas leur faire cadeau de cette réparation."

Surtout, la CRR enjoint la Compagnie de Jésus à rechercher activement d’autres victimes de l’abbé. Après un premier appel timide sur son site Internet, la congrégation accepte finalement de publier le nom de Louis Mouren, en juin dernier.

Un premier pas vers une médiatisation plus large que Roland appelle de ses vœux.

Cela ne peut pas se faire par un simple message sur une page Internet, s’agace-t-il. J’ai l’impression qu’on cherche toujours à défendre l’institution. Vu la façon dont il m’a agressé, vu le nombre d’enfants dont il s’occupait, je ne peux pas être sa seule victime.

Le retraité se souvient encore du sourire entendu de l’un de ses camarades, placé comme lui à Saint-Euverte, quand il a osé évoquer devant lui les agressions subies.

Mais dans les cartons d’archives que les jésuites l’ont autorisé à consulter, impossible de trouver une liste des enfants suivis par les Liens brisés. Il espère qu’à travers son témoignage, d’autres trouveront la force de parler. Une parole qui l’aide aujourd’hui à se libérer d’un poids. "Je n’ai plus la crainte de parler de ce sujet. Je sens un nouveau regard de mon fils, de mes proches, sur moi. C’est une façon de leur donner les clés de qui je suis."

Alexandre Charrier

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