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Dialogues impossibles et continus avec Delphine Horvilleur

À la suite des attaques terroristes du 7 octobre, lors de ses nuits blanches, la rabbine Delphine Horvileur a tenu un journal dans lequel elle a posé ses réflexions pour pouvoir affronter la violence de l’événement. C’est ce journal qu’elle propose aujourd’hui à ses lecteurs.

Un récit ancré dans la langue et la tradition

Au-delà de l’événement, le 7 octobre a rompu le dialogue entre de multiples acteurs. L'objet de ce livre est aussi de remédier à cette rupture, et pour y parvenir, Delphine Horvileur convoque des personnages imaginaires ou réels qui, à travers dix conversations, échangent pour comprendre l’événement. Mais du point de vue personnel, il s’agit d'abord de réfléchir à la vie après l’impensable, en entremêlant son histoire intime et les textes sacrés qui l’accompagnent, et qui peuvent guider la réflexion lorsqu'il s'agit de tirer des enseignements sur le présent.

Le texte commence par une lamentation en yiddish, « Oy a brokh » (Quelle malédiction !). Si, précise-t-elle, la langue dans laquelle cette lamentation est formulée n'est pas, ou plus, celle des juifs, « c’est celle des hommes qui perçoivent, des profondeurs du désespoir, que leur humanité chancelante demande à être sauvée ». Le retour à l’usage de cette langue détruite par l'antisémitisme européen du XXe siècle lui paraît donc, compte tenu des évènements, tout à fait approprié. Et ce, alors même que son grand-père, agrégé de lettres classiques, n’aurait pas souhaité qu’elle l’utilise, lui qui avait été sauvé par des Justes et vouait une reconnaissance infinie à la France pour le parcours qui lui avait été permis d’accomplir. Le yiddish étant la langue des survivants, Delphine Horvilleur emprunte à sa « phonétique » pour méditer le présent, notamment dans ses échanges assez drôles mais imaginaires avec ses grands-parents, qui n’ont jamais souhaiter aborder leur passé.

Dans Conversation avec Claude François, le grand-père de l’autrice nous apprend qu’en hébreu biblique, il existe « le crochet renversant », une forme grammaticale qui ne s’applique qu’aux verbes. Ainsi, il n’existe en hébreu que deux temps, l’accompli, pour le passé, et l’inaccompli, pour le futur. La lettre « vav », accrochée à un verbe conjugué au futur, le placera au passé, et au futur, si elle se trouve à la fin d’un verbe conjugué au passé : « magique » ! De cette règle grammaticale, la grand-mère fait, avec un humour glaçant, un renvoi à la chanson « ça s’en va et ça revient » de Claude François. Il s’agit bien là d’un rappel à l’histoire d’une communauté qui a connu le pire et qui a pu penser que celui-ci était derrière elle ; mais c’est également la mémoire d’une tragédie familiale gardée dans le silence.

Ces dialogues sont aussi l’occasion pour Delphine Horvilleur de dénoncer, avec force, la banalisation de l’antisémitisme chez ceux-là même qui se sont donnés pour mission de combattre toutes les formes de racismes. Elle souligne le paradoxe des militants qui affirment avec conviction que le féminisme et le sionisme ne peuvent s’apparenter. Une convergence des luttes s’est dessinée dans certains cortèges propalestiniens avec des militants du mouvement LGBT, qui oublieraient un peu trop vite, selon l’autrice, l’homophobie du Hamas et le peu de cas qu'il fait de nombreuses causes progressistes. Cette confusion générale favorise un renouvellement de l'antisémitisme, qui devient un point de ralliement de la convergence des luttes. Une prolifération de « petits riens », qui vont des insultes aux simples sous-entendus, se manifestent dans toutes les sphères de la société. Dans ce contexte, il devient particulèrement difficile de dialoguer, alors même que les échanges avec d'autres sont nécessaires pour pouvoir ensuite s'expliquer la raison de cette journée. La difficulté du dialogue avec les autres gêne jusqu'à l'échange avec les siens : avec ses propres enfants, quand les réponses ne viennent pas, elle botte en touche. Dans Conversation avec ceux qui me font du bien, Delphine Horvilleur avait raconté comment certains échanges avec des proches, habités tout comme elle par les fantômes du passé, l’avaient empêchée de sombrer dans le désespoir.

Convoquer les fantômes du passé

Dans son précédent livre, Vivre avec nos morts, Delphine Horvilleur racontait son travail d’accompagnement auprès des familles endeuillées et partageait l’intimité de leur histoire familiale. Les silences des survivants de la Shoah au sein de sa famille se rappelaient à elle et faisaient également resurgir des fantômes du passé dont elle ignorait les circonstances de leur disparition, alors qu'elle aurait voulu tout connaître. Comme de nombreux descendants de survivants, elle s’est construite avec ces non-dits et au gré des évènements qui traversent la vie en faisant réapparaître ces fantômes.

C’est sans doute pour cette raison que le dialogue est plus facile avec ceux qui sont également habités par des fantômes du passé. Delphine Horvilleur mentionne notamment son amitié avec Wajdi Mouawad, directeur du théâtre de la Colline, hanté par la guerre du Liban, et Kamel Daoud, écrivain et journaliste, dont les fantômes sont ceux de la guerre d’Algérie. Ces spectres sont présents, dit-elle, afin que leur histoire ne soit pas oubliée et pour épargner le présent d'une répétition des erreurs du passé. C’est donc ce même dialogue avec les fantômes du passé que la rabbine a voulu renouer dans son dernier livre.

En langage rabbinique, elle s’inscrit dans la tradition selon laquelle « Mesiah » signifie « être en conversation ». Par son touchant récit, Delphine Horvilleur s'accroche au désir profond de ne pas interrompre le dialogue, afin que les mots arrivent à se frayer un chemin et dans l'espoir que les armes se taisent. L'essentiel à ses yeux est, dans ces moments critiques, de s'en tenir à la certitude que « dans l’obscurité, il y a toujours la lumière ».

Ces conversations, qui commencent avec le poète palestinien Mahmoud Darwich, s’achèvent avec le poète israélien Yehuda Amichaï. Delphine Horvilleur y offre un récit profondément humaniste, sincère et bouleversant, marqué par de fortes convictions. Tout comme dans ses précédents ouvrages, son écriture fine affronte le chaos par l'humour et met en évidence ce que la méditation des enseignements bibliques peut apporter pour faire face au présent.

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