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OQTF : la bataille des laissez-passer consulaires entre la France, l'Algérie et le Maroc

C’est l’histoire cachée d’un revirement diplomatique majeur. Le 30 juillet, Emmanuel Macron reconnaît dans une lettre adressée au roi du Maroc que "le présent et l’avenir du Sahara occidental s’inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine". Virage spectaculaire. La prudente diplomatie française avait, jusqu’ici, toujours veillé à ménager autant Alger que Rabat dans ce conflit vieux de soixante-dix ans. C’est dire si les négociations ayant précédé la déclaration du président français ont été nombreuses, précises, intenses. Depuis six mois, le Quai d’Orsay et le ministère de l’Intérieur se réunissent avec leurs homologues marocains. Au centre de ces pourparlers, les Marocains interdits de séjour en France, mais toujours sur le territoire. "Dans le deal secret qu’on a fait avec les autorités marocaines sur le Sahara occidental, on a notamment négocié qu’elles devraient reprendre plus de personnes sous obligation de quitter le territoire français [OQTF] – et donc donner davantage de laissez-passer consulaires [LPC]", indique un ex-haut responsable du ministère de l’Intérieur présent à ces réunions.

Ce "deal" est essentiel pour la France : Rabat, en froid avec Paris, rechigne à accorder les précieux laissez-passer. Ce document de voyage est indispensable pour renvoyer tout étranger dans son pays d’origine quand il n’a pas de passeport. Sans accord, impossible d’exécuter les OQTF, la personne se verra opposer une interdiction de pénétrer dans le pays, la France devra la reprendre. "Cela faisait partie du rétablissement de la relation des deux côtés, note un autre participant à ces réunions, cette fois du côté du Quai d’Orsay. Il n’y avait pas de quota de laissez-passer consulaires fixé, mais on demandait un engagement." Pour venir en aide à ses préfets, Paris a donc accepté de revenir sur une position diplomatique remontant au mitan des années 1950. Le signe de l’explosivité du dossier.

Refus du Maroc

La question de ces fameuses OQTF est revenue en pleine lumière après le meurtre de Philippine, retrouvée enterrée le 21 septembre dans le bois de Boulogne à Paris. Le Marocain Taha O., meurtrier présumé, était soumis à une OQTF depuis le 18 juin, déclenchée deux jours avant sa sortie de prison, au terme de sa peine. Un laissez-passer consulaire a bien été délivré par le Maroc, mais seulement le 4 septembre. Soit deux mois plus tard après la demande de la préfecture. Le jour même, impossible de mettre la main sur Taha O. La veille, l’homme venait d’être autorisé par un juge à quitter le centre où il était retenu, au-delà de la limite légale, a considéré le magistrat. Pourquoi la préfecture de l’Yonne n’a-t-elle pas déclenché la procédure avant ? "Les laissez-passer consulaires peuvent avoir une date de péremption très courte. Si l’administration avait déclenché la demande plus tôt, on risquait d’avoir un document périmé avant même la fin de sa peine", avance-t-on dans l’entourage du ministre de l’Intérieur. Ni trop tôt, ni trop tard, le document doit arriver à temps. Et c’est bien dans cette gestion du timing que l’enchevêtrement des procédures françaises et la multiplication des acteurs interrogent.

Auprès du consulat du Maroc, la préfecture essuie d’abord un refus. La procédure n’est relancée qu’un mois plus tard, à Paris, au ministère de l’Intérieur, le 16 juillet. La demande est renouvelée le 27 août. L’entourage du ministre se défend de toute erreur de la préfecture – la démarche "utilisée au départ était bien conforme à la note de procédure qu’avaient les agents", indique-t-on – mais considère que "le refus du Maroc a mis du temps à être compris par les équipes". Un retard suffisant pour enrayer la machine.

Enquête

La France peine de façon chronique à obtenir ces sésames. Déjà, en 2020, un rapport de la Cour des comptes soulignait une procédure d’éloignement qui "se heurte dans les faits à des impasses". D’après les chiffres d’un rapport sénatorial datant de 2023, à peine un peu plus d’un laissez-passer sur deux (53,7 %) a été envoyé à la France dans un délai utile par les autorités consulaires en 2021. En janvier 2024, un autre rapport de la Cour des comptes pointait que, entre 2018 et 2022, "58 % des libérations de centres de rétention administrative [CRA] avant éloignement ont résulté de décisions des juridictions judiciaires, souvent en raison d’une impasse dans les délivrances de laissez-passer consulaires". Des cas similaires, donc, à celui du meurtrier présumé de Philippine.

Emblématique, le cas de la préfecture de l’Yonne n’est pas inédit. "Certaines préfectures sont moins rompues à l’instruction de tels dossiers, pointe Fernand Gontier, directeur central de la police aux frontières de 2017 à 2022. Dans ces cas-là, il y a plus de risques de faire des erreurs." Entre 2019 et 2022, le département n’a par exemple délivré "que" 1 437 OQTF. Dix fois moins que le Nord (18 748) ou les Bouches-du-Rhône (17 605). Autant de demandes de laissez-passer à envoyer aux consulats des pays concernés en France, après avoir élucidé la nationalité de la personne à expulser.

Un lourd dossier

Plusieurs lourdeurs administratives, dont l’absence d’empreintes à exploiter dans certains pays, entraînent des découragements chez les agents préfectoraux. "La préfecture du Pas-de-Calais, confrontée à des nationalités difficiles comme l’Iran ne demande même plus de laissez-passer consulaires, affirme Fernand Gontier. Cela arrive aussi avec le Vietnam, dans une moindre mesure". Or, l’évolution de la procédure doit être surveillée de près. Si l’administration ne fournit pas la preuve qu’elle a relancé avec assiduité les autorités consulaires, son dossier devient fragile. L’individu incarcéré peut être relâché, notamment parce que la justice estime que le cas n’est manifestement pas suffisamment urgent pour concentrer les attentions de l’administration. "Les équipes s’affolent lorsqu’un individu détenu en CRA est présenté devant un magistrat, observe un ancien de Beauvau. Mais souvent, les préfectures envoient leurs relances aux consulats à la toute dernière minute".

Nombre d'OQTF et de retours forcés réalisés.

Problèmes d’effectifs

En 2023, un rapport très critique de la Cour des comptes sur "la capacité d’action des préfets" soulignait des "moyens devenus insuffisants". Entre 2010 et 2020, près de 5 000 emplois ont été supprimés dans les préfectures. Les rapporteurs mettaient en exergue le cas des Alpes-Maritimes "l’une des préfectures les plus affectées par l’augmentation des flux migratoires", dont la direction chargée des migrations était confrontée à "un nombre important de congés et d’absences pour longue maladie" et "une proportion excessive de contractuels de courte durée". Un turn-over dommageable tant la relation de confiance avec les autorités consulaires est capitale dans l’obtention des laissez-passer.

Mais cette confiance ne sert à rien quand les pays ne veulent tout simplement pas reprendre des ressortissants au passé peu glorieux. "Les consulats ne mettent pas beaucoup de bonne volonté pour récupérer chez eux les personnes sous OQTF lorsqu’elles ont des profils de petits délinquants. Objectivement, ils n’y ont d’ailleurs aucun intérêt", remarque Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France à Alger. Face à ces cas difficiles, les demandes des préfectures sont depuis longtemps centralisées par la police aux frontières pour une trentaine de pays, notamment la Bosnie-Herzégovine ou le Pakistan. "Déchargeant les préfectures", les taux de réussite de cette voie sont "excellents", avec 91 % d’obtention des laissez-passer consulaires en 2022, souligne un rapport de la Cour des comptes publié en janvier. Mais les fonctionnaires en question ne sont pas suffisamment nombreux pour prendre en charge l’intégralité des procédures.

Chantage au renseignement

En 2019, une "task force laissez-passer consulaires" a également été créée. Réunissant cinq agents de l’Intérieur, appuyée par un ambassadeur chargé des migrations, elle prend le relais quand les préfectures se heurtent aux refus des consulats. Avec un certain succès. "D’environ 50 % en 2018, nous sommes passés à 67 % l’année suivante, se félicite Hugues Besancenot, ancien directeur de l’immigration à la direction générale des étrangers en France, qui a participé à la création de la task force. En centralisant et en permettant aux préfectures de s’appuyer sur nous, le résultat est meilleur." Dans son rapport de janvier, la Cour des comptes recommande justement une centralisation accrue de la gestion des laissez-passer. "La suggestion n’est pas forcément bien accueillie en préfecture, où l’on pense que l’on veut leur retirer des prérogatives. Mais c’est un moyen de les décharger", pointe Fernand Gontier.

Une réponse, aussi, au durcissement des pays. Depuis le Covid, l’exécution des OQTF a chuté, notamment au Maghreb. De 1 627 éloignements forcés en 2019, l’Algérie n’en a finalement réalisé que 34 l’année suivante. Idem pour le Maroc, passé de 908 en 2019 à 177 en 2020, ou la Tunisie (de 915 à 271). En réponse, la France avait restreint en septembre 2021 l’octroi de visas aux Marocains, aux Algériens et aux Tunisiens. La décision a amené les pays du Maghreb à moins transmettre de renseignements à Paris, notamment sur l’islamisme. "Quand vous êtes ministre de l’Intérieur, vous avez le choix entre améliorer votre taux d’exécution des OQTF ou prévenir des attentats. C’est un arbitrage très difficile", fait valoir un ancien du cabinet de Gérald Darmanin.

Evolution du nombre de retours forcés.

Visites régulières

Les négociations entre Paris et les capitales du Maghreb ont néanmoins continué. Dans l’entourage de Gérald Darmanin, on insiste sur ses visites "régulières", notamment à Alger, pour négocier le retour "de personnalités dangereuses". On n’hésite pas non plus à griffer le Quai d’Orsay, jugé peu en soutien sur la question. Dans son rapport de janvier, la Cour des comptes regrettait une "coordination interministérielle, en particulier avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères insuffisamment développée". "Le Quai a toujours été présent aux réunions interministérielles avec Beauvau. Et nous mobilisons les ambassadeurs", oppose un ancien membre du cabinet de Stéphane Séjourné. Selon les projections du ministère de l’Intérieur, le nombre d’éloignements forcés devrait presque retrouver les niveaux d’avant-Covid pour le Maroc et la Tunisie, et les dépasser pour l’Algérie en 2024.

Beaucoup de ces éloignements ont lieu à bord d’un vol commercial. Ils peuvent aussi avoir lieu à bord d’un vol spécial regroupant plusieurs ressortissants d’un même pays. Pratique récurrente avec des pays comme la Géorgie, "il y a un départ tous les deux jours vers la Tunisie, note un haut fonctionnaire de l’Intérieur. On a aussi pu faire des vols groupés avec l’Algérie et le Maroc". Dans d’autres cas, les vols peuvent même être organisés par Frontex, l’agence européenne chargée des frontières de l’espace Schengen. Un même avion passe alors prendre des ressortissants d’un même pays dans plusieurs aéroports européens avant de s’envoler vers leur destination d’origine. Mais pour cela, il faut déjà obtenir des laissez-passer.

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