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"Je n’ai pas peur" : le cri du cœur de la proviseure Mahi Traoré après l’agression d’une enseignante à Tourcoing

"Menacer un professeur, c’est menacer la République. Frapper un professeur, c’est frapper la République", déclarait la ministre de l’Education nationale, Anne Genetet, le 7 octobre. La veille, une élève du lycée Sévigné de Tourcoing (Nord) avait été placée en garde à vue, soupçonnée d’avoir giflé une enseignante. Motif ? La professeure aurait demandé à la jeune fille de retirer son voile dans la cour du lycée. "Dans tous nos établissements, la loi de 2004 doit s’appliquer, toute la loi de 2004 [interdisant le port des signes religieux ostensibles à l’école]", a également réagi Alexandre Portier, ministre délégué chargé de la Réussite scolaire. Cette nouvelle agression intervient à quelques jours des cérémonies d’hommage aux professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard, prévues dans les établissements scolaires les lundi 14 et mardi 15 octobre.

Dans son livre Moi, proviseure…, qui vient de paraître chez Robert Laffont, Mahi Traoré, cheffe d’établissement à la tête du lycée polyvalent parisien Lucas-de-Nehou, qui prépare aux métiers du verre et du vitrail, évoque sans détour son quotidien : les relations parfois difficiles avec les parents d’élèves, les subtilités d’organisation lorsqu’il s’agit de construire les emplois du temps, les âpres négociations budgétaires, la lutte contre le harcèlement, qui demande une vigilance de chaque instant, la question centrale de l’égalité femmes-hommes, mais aussi l’importance de ne rien lâcher sur le respect de la laïcité à l’école. Sujet au centre de son projet d’établissement. Entretien.

L’Express : Comment réagissez-vous à cette affaire mettant en cause, à Tourcoing, une élève qui aurait giflé une enseignante car cette dernière lui avait demandé de retirer son voile ?

Mahi Traoré : Ce qu’il s’est passé est insupportable. Cette enseignante a été violentée dans son intégrité au sein même de l’établissement dans lequel elle exerce. Une fois de plus, c’est l’école de la République qui est touchée en plein cœur. Mais, en tant que proviseure, j’affirme haut et fort que je n’ai pas peur. Je me dois de protéger et de garantir la sécurité à la fois de mes professeurs et de mes élèves, et je suis loin d’être la seule à rester arc-boutée sur ces valeurs. Même si cette institution compte beaucoup de gens discrets et silencieux sur cette question-là, nous sommes une majorité à travailler avec acharnement pour défendre le principe de laïcité qui garantit nos libertés et le principe du vivre-ensemble.

Dans votre livre, vous racontez les heures qui ont suivi l’annonce de l’assassinat de Dominique Bernard, le 13 octobre dernier, et le soutien de vos élèves. Un vrai réconfort pour vous ?

Juste après l’attentat, j’ai décidé de réunir tout le monde dans la cour de mon lycée - surveillants, personnels d’entretien et de cantine, infirmiers, assistants sociaux, professeurs et élèves - pour procéder à une minute de silence. Ma voix tremblait au moment de dire quelques mots. A la fin, plusieurs élèves sont venus spontanément m’entourer et me dire : "Madame, rassurez-vous, nous vous protégerons." Les rôles s’inversaient. Je me suis dit que nous avions réussi notre mission qui est de leur inculquer cette faculté de ne jamais céder à la peur et de ne jamais renoncer à leur liberté. Cette année, une fois encore, nous nous apprêtons à suivre les consignes du rectorat et du ministère en organisant un moment de recueillement et de réflexion en hommage à Dominique Bernard et à Samuel Paty, assassiné le 16 octobre 2020. Nous y consacrerons la journée entière et alternerons des temps consacrés à la réflexion, à la lecture de poèmes ou à l’écoute de musiques, comme le morceau de U2 qui avait résonné dans la cour d’honneur de la Sorbonne quelques jours après sa disparition. D’ailleurs, nos élèves nous demandent régulièrement et spontanément de le mettre en fond sonore dans nos ateliers. Le fait que la démarche vienne d’eux me remplit de fierté.

De quelle façon abordez-vous la question de la laïcité dans votre établissement ?

Chaque année, nous faisons bien sûr un focus sur loi du 9 décembre 1905, qui acte le principe de séparation des Eglises et de l’Etat. Mais, dans mon établissement, tous les prétextes sont bons pour aborder le sujet de la laïcité tout au long de l’année. J’estime également que nous ne pouvons pas laisser ce sujet aux seuls professeurs d’histoire et d’enseignement moral et civique. Tout le monde doit être impliqué, que ce soient les professeurs de mathématiques, d’anglais, de français mais aussi ceux qui sont chargés des matières professionnelles et technologiques. Mes élèves de CAP et de bac professionnel ont ainsi la possibilité de s’emparer de cette thématique dans le cadre de la réalisation de leurs "chefs-d’œuvre" – on appelle ainsi les projets qui leur permettent de valoriser leurs compétences. L’une d’elles a ainsi imaginé un "arbre de la laïcité", magnifique création qui trône désormais dans le hall du rectorat de Paris avec l’emblème du lycée Lucas-de-Nehou : "La laïcité en verre et contre tout."

Vous expliquez qu’il est également très important de faire vivre le débat et de libérer la parole. C’est ce que vous avez fait au moment de l’interdiction du port de l’abaya, l’année dernière…

A la rentrée 2023, le ministre de l’Education nationale d’alors, Gabriel Attal, a œuvré pour l’instauration d’une circulaire interdisant le port de l’abaya dans les établissements scolaires. Une mesure salutaire qui a permis de clarifier la situation et de ne plus laisser les principaux et les proviseurs seuls face à ce phénomène. Mais il nous a fallu expliquer les raisons de cette interdiction à nos élèves. C’est ce qu’a fait l’équipe "valeurs de la République" de l’académie de Paris – à laquelle j’appartiens moi-même – lorsqu’elle est intervenue dans mon établissement. Les élèves ont pu poser des questions, émettre des doutes éventuels, voire des désaccords. Mais ces échanges nous ont permis d’y répondre et d’argumenter cette décision. On a trop longtemps cru que la loi faisait foi, qu’il suffisait d’énoncer les principes de la législation de mars 2004, relative à l’interdiction du port ostensible des signes religieux, pour qu’elle soit appliquée sur-le-champ. Ce n’est bien sûr pas suffisant. La démarche pédagogique, qui vise à accompagner l’élève dans sa réflexion et sa compréhension, est essentielle.

Les entraves à la laïcité ont longtemps été un sujet tabou à l’école. La situation est-elle en train d’évoluer ?

Je pense que la culture du "pas de vagues" recule progressivement. Les personnels de direction hésitent moins à signaler les atteintes à la laïcité, tout comme les cas de violence et de harcèlement. Ils ont moins peur de passer pour quelqu’un d’incompétent ou de fragile qui n’arrive pas à diriger son établissement et craint pour sa réputation. Même si, bien sûr, des progrès restent à faire. En tout cas, en ce qui nous concerne, nous restons en vigilance constante, aussi bien mes équipes que mes élèves.

Dans votre livre, vous racontez qu’un incident a touché votre établissement en 2017, soit bien avant l’affaire Samuel Paty. Que s’est-il passé ?

En juin 2017, mon lycée qui faisait office de centre d’examens, a accueilli des candidats aux épreuves anticipées du bac. Parmi eux, plusieurs jeunes filles se sont présentées voilées, parfois intégralement, et portant des gants. Je précise que la loi de 2004, qui interdit les signes religieux ostensibles, ne s’appliquait pas à ces élèves. Ces dernières, inscrites dans un établissement confessionnel hors contrat, n’étaient pas soumises à une obligation de discrétion. Mais, pour garantir l’équité de traitement entre les candidats, nous étions tenus de vérifier qu’elles ne dissimulaient pas d’antisèches, voire d’oreillettes, sous leurs voiles. Tout cela s’est fait dans une salle à l’abri des regards et de manière très courtoise. Pourtant, peu de temps après, l’une des candidates a affirmé sur Twitter avoir subi une fouille corporelle abusive, ce qui l’aurait déstabilisée avant l’examen. Cette fausse affirmation ne visait qu’à faire le buzz sur les réseaux sociaux. Lorsqu’on est confronté à ce type de situations, il est très important de ne pas s’isoler et de tuer le mensonge dans l’œuf en étant transparent, en expliquant dans le détail ce qu’il s’est exactement passé. C’est ce que j’ai fait, et la polémique a heureusement fini par cesser.

Vous insistez également beaucoup sur l’importance de veiller à favoriser une certaine mixité sociale dans les classes…

Dans un précédent livre, j’ai évoqué le cas de certains élèves tentés par le repli communautaire et qui avaient tendance à se regrouper entre eux à la cantine ou dans la cour. Ce qui peut être rassurant pour eux dans un premier temps. Mais, si ce phénomène perdure, il est important d’essayer d’y mettre un terme en facilitant le brassage, en organisant des journées d’intégration ou des temps d’échanges. Dans le lycée polyvalent où j’exerce et où cohabitent différentes filières et des populations très diverses, l’enjeu est d’importance. Je veille, par exemple, à réunir les élèves de bac pro et ceux qui visent l’obtention d’un brevet des métiers d’art dans les cours généraux dédiés, par exemple, à l’anglais ou aux mathématiques. Le premier jour, les deux groupes se sont naturellement assis chacun d’un côté et de l’autre de la classe ! Pour remédier à cette situation, nous avons pris l’initiative de changer la configuration de la classe de façon à former un U et de mélanger les élèves. On ne peut pas laisser s’installer des îlots et laisser chacun dans son couloir au sein de l’école de la République. De la même façon, il ne peut y avoir des ghettos de pauvres et des ghettos de riches. Je suis convaincue que la mixité scolaire est la seule façon d’abattre les cloisons et de favoriser le vivre-ensemble.

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