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Jankélévitch, penseur de l’existence telle qu’elle devrait être

Dans L'existence à l'oeuvre, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau inscrit la philosophie de Jankélévitch dans la lignée des philosophes qui, comme Kierkegaard, cherchent à réaliser l’existence plutôt que de se contenter d’en donner un modèle abstrait. Ce faisant, ce spécialiste de Jankélévitch, qui a notamment participé à la coordination du Cahier de L’Herne consacré à l'auteur du Traité des vertus, veut montrer que la pensée de cet auteur n’est intelligible dans sa cohérence qu’à la condition de la considérer comme une philosophie de l’existence. Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau décentre ainsi le regard sur une pensée souvent considérée comme une philosophie morale, à laquelle s’ajouterait une théorie esthétique principalement musicale. Cette nouvelle perspective permet alors de rendre compte de l’insistance avec laquelle Jankélévitch s’est attaché à montrer ce qu’il faut faire pour être « à la hauteur de soi-même », selon une formule récurrente dans ses œuvres.

De la philosophie de la vie à la philosophie de l’existence

Dans les premiers textes du jeune philosophe, celui-ci défend une philosophie de la vie, revendiquant par-là principalement l’héritage de Bergson. Mais ce que montre minutieusement l’auteur, c’est qu’en réalité Jankélévitch est moins philosophe de la vie que de l’existence. Il se prétend, certes, partisan d’une philosophie de la vie, pour s’opposer à d’autres types de philosophie, mais il finit par s’en détacher. À Bergson, en effet, Jankélévitch doit « la dynamique imprévisible et singularisante de la vie », l’idée que la vie échappe à tout ce prétendrait la réduire à un processus ou à un phénomène général. Or elle est toujours et par principe ce qui échappe à toute tentative de réduction : chaque vie est changeante, différente, unique, et émerge d’une manière spontanée sans suivre de plan établi. Mais il doit aussi à une variation vitaliste, héritée de Georg Simmel, la focalisation de son propos sur un vivant humain. Autrement dit, la vie humaine est pour lui une vie qui excède la vie : elle « n’est plus simplement un devenir, mais une exigence de devenir soi à partir de soi ». La vie humaine est certes une vie et en possède les caractéristiques que Bergson lui avait attribués, mais la réflexion de Jankélévitch s’infléchit aussi en s’intéressant à ce qui fait de la vie humaine une vie humaine. Comme le dit l’auteur, « l’irréductibilité de la vie à un donné statique et à la saisie de l’intelligence constitue le premier élément de la pensée de Jankélévitch enraciné dans une préférence vitaliste explicite pour Bergson ».

Mais Jankélévitch donne au vitalisme bergsonien une « tournure existentielle » en faisant passer au second plan l’ancrage biologique de la vie au profit de la question de la singularisation de l’être vivant. Aussi, avec Simmel, Jankélévitch distingue-t-il leben (la vie comme pure extériorité, au sens où une amibe vit) dont la biologie étudie les mécanismes et erleben (la vie comme intériorité qualitative et concrète qui atteste la présence d’un moi agissant). Ces deux formes verbales sont des déterminations de la vie en général, mais pour Jankélévitch, la vie la plus intéressante est celle qui est déterminée par la conscience. Ainsi, le philosophe est conduit de la vie à l’existence, par une réduction (il réduit la vie à laquelle il s’intéresse principalement à celle de l’homme) et un approfondissement (de ce qui est humain et de ce qui relève de la vie dans la vie particulière qu’est la vie humaine).

L’auteur souligne l’importance du motif de la conversion issu de la pensée plotinienne dans l’élaboration de sa réflexion sur la vie, qui le conduit à mettre l’existence au cœur de sa philosophie. Cette conversion permet de « devenir véritablement soi », c’est-à-dire « rassembler un moi éclaté dans le multiple », dans l’unité d’une existence. La vie humaine aurait ainsi la spécificité de devoir se hisser à la hauteur d’un idéal qu’elle se figurerait comme « son moi authentique ou véritable. Cette quête de soi est présentée non pas comme étant possible, mais comme étant absolument nécessaire, comme allant de la responsabilité inhérente à la subjectivité elle-même ». La conversion se définirait alors comme « une action en conformité avec une décision qui procède de l’unification de soi », ce qui implique une vie morale dans laquelle a lieu cette action, dans la mesure où la théorie seule ne suffit jamais à accomplir et rendre effective une conversion. Ce qui caractérise alors l’homme, ce n’est plus seulement une vie biologique factuelle à laquelle on ajouterait une analyse de sa spiritualité, mais une existence toujours singulière, entendue comme une tâche, à mener en lien avec celle qu’on se sent appelé à vivre. De cela, il résulte que l’homme, comme le dit l’auteur, peut « exister seulement ou exister vraiment ». Et l’enjeu d’une philosophie de l’existence comme celle de Jankélévitch est d’examiner quelles sont les conditions de réalisation de l’existence à son degré le plus élevé. Comme l’explique Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau, « l’existence humaine est, au minimum, un fait, et au maximum, une tâche pour l’existant qui la reconnaît comme telle ».

L’existence comme problème métaphysique et anthropologique

Il s’agit pour Jankélévitch de dégager la structure de l’existence et en particulier de l’existence humaine. Dans cette perspective, chronologiquement première dans son œuvre, Jankélévitch essaie de rendre compte des difficultés auxquelles est confronté l’être humain, conçu comme être vivant et conscient. Son approche est plus descriptive que normative : il dépeint les problèmes que rencontre l’existence humaine sans énoncer de prescription sur la façon dont il faudrait mener son existence pour qu’elle soit qualitativement positive. Et si la philosophie de Jankélévitch ne peut être associée à la phénoménologie, dont il semble pourtant proche en raison de l’importance qu’a pour lui la pensée de Scheler et de celle qu’il accorde à la description, c’est parce qu’elle ne se contente pas de décrire le cadre et les difficultés de l’existence humaine, mais qu’elle devient toujours plus une exigence morale.

Ce qui caractérise la conscience morale propre à l’existence humaine, c’est d’abord sa confusion. L’existence humaine commence par contempler et prendre conscience de sa finitude, de ses limites avant de prendre acte de la nécessité – qui se solde cependant par l’échec – d’ordonner les valeurs dans un monde où différentes valeurs s’affrontent sans pouvoir se fondre. C’est ce que Jankélévitch appelle « le sporadisme des valeurs ». Comme le dit l’auteur, « la conscience morale ne peut percevoir autrement ce monde que comme un monde éclaté de valeurs dans lequel elle ne sait pas comment choisir pour agir et penser ».

Cette prise de conscience que les valeurs ne sont ni universelles ni éternelles, mais toujours dépendantes d’un contexte (ainsi, par exemple, si la générosité s’impose devant le démuni, le courage est ce qui est de toute urgence requis face à la barbarie), souligne le danger d’en faire des absolus et l’incertitude qui accompagne toujours les choix moraux. Il est en effet impossible de classer les valeurs en les hiérarchisant. C’est pourquoi, comme le note l’auteur, « l’unité de l’absolu s’éclate dans le pluriel des valeurs morales qui sont autant d’absolus inconciliables ».

Conséquence de la conception de la philosophie par Jankélévitch comme existence, la question de la vérité est appréhendée dans une perspective différente de celle d’autres philosophies tournées davantage vers la théorie de la connaissance. Pour lui, en effet, l’aune à laquelle doit être mesurée la vérité n’est ni la précision, ni l’exactitude mais l’amour. Une vérité ne doit être dite que si elle est bonne, c’est-à-dire compatible avec le bien des autres. De la sorte, comme le dit l’auteur, « dire la vérité, c’est parfois dire tout le contraire de la vérité conçue comme adéquation ou correspondance. L’exemple est facile mais imparable : celui qui cache une famille juive dans sa cave pendant la Seconde Guerre mondiale dira la vérité aux agents de la Gestapo en soutenant qu’il n’a personne d’autre que lui dans sa maison. L’amour du prochain constitue en ce sens la vérité, ou une vérité plus grande que celle de la correspondance entre l’être et le discours ». Et le mensonge, contrairement à l’interdit kantien, en vient même à être justifié s’il est fait par amour.

L’existence comme problème moral

Il s’agit, dans les écrits datant majoritairement d’après la Seconde Guerre mondiale, de déterminer ce qu’il est nécessaire de faire, théoriquement et pratiquement, pour exister vraiment, sans en rester à la description d’états de conscience. On observe ainsi un basculement du descriptif au normatif. De façon exemplaire, le Traité des vertus déploie, comme le dit l’auteur, « une trajectoire de l’existence qui se retrouve elle-même dans la réalisation d’une vie morale », tout en accordant une extrême importance à la question du temps. Le premier moment de l’œuvre de Jankélévitch traite d’« une existence qui, ayant reconnu sa déficience propre à être pleinement elle-même et sa tendance quotidienne à faire le mal et mal vouloir, doit s’amender dans un approfondissement de soi, qui est une réalisation de soi ». Mais dans le deuxième moment, pour le philosophe, « la question n’est plus celle de savoir si le Faire est bien l’intrigue fondamentale de la métaphysique et de la morale mais celle de savoir que faire maintenant ».

Si de l’analyse de l’existence humaine comme fait, Jankélévitch déduit l’existence comme tâche (c’est-à-dire mener une vie morale), la partie proprement morale de l’œuvre philosophique de Jankélévitch explique quelles en sont les exigences et comment se hisser à leur hauteur. Comme le dit l’auteur, « [l]a tâche théorique de l’existence est de dégager le cadre formel de la tâche pratique. Et puisque la valeur des choses ressortit aux représentations d’une conscience qui reconnaît une valeur absolue à toute existence humaine, la philosophie morale devient une morale de l’amour ». Et si le critère de la moralité est l’amour, il ne peut pas être la douleur, comme une tradition de pensée l’a longtemps estimé. Jankélévitch consacre alors quelques très belles pages à cette désolidarisation de la souffrance avec la morale.

Jankélévitch délimite le champ d’application de la morale en la distinguant du politique et de la religion. D’une part, en effet, le politique a pour tâche de réglementer tout ce qui a trait à l’avoir, donc à la répartition des richesses, tandis que ce qui relève de l’être appartient au champ de la morale. Comme l’écrit l’auteur, « à l’occasion d’une longue analyse de la justice et de sa dénaturation politique, notamment lorsqu’elle est corrective ou distributive, Jankélévitch réhabilite la possibilité d’une justice authentiquement morale, c’est-à-dire d’une justice de l’être ou une justice de la relation ». C’est pourquoi l’amour est conçu comme un dehors du politique, c’est-à-dire comme une réaffirmation de la morale dans les relations entre les personnes.

Cependant, Jankélévitch reconnaît que l’ordre du droit peut suppléer aux carences de la morale, comme l’illustre le cas de l’imprescriptibilité des crimes nazis. Aussi Jankélévitch conclut-il que la communauté authentique doit être une relation entre des êtres et non pas un rapport réglé entre des avoirs. D’autre part, Jankélévitch distingue la morale de la religion par le fait que la priorité y est donnée aux devoirs pluriels et multiples ordonnés par Dieu, tandis que dans la morale, la priorité est celle du devoir, unique, qui ne se réfère à rien ni personne d’autre que lui-même. Dans la religion, les multiples devoirs ont un contenu positif déterminé et fixe, tandis que l’obligation morale est irréductible à tout contenu et, à ce titre, variable dans ses formes d’application. Comme l’écrit Jankélévitch : « [C’]est un fait : si le contenu de ces prescriptions varie selon le temps et les lieux, leur forme et leur « quoddité » restent constantes ; par exemple, les marques de la pudeur et du respect se modifient d’une religion à l’autre, mais l’intention d’honorer gratuitement certaines convenances invisibles (…), voilà qui est universellement humain en général ». Aussi, si on épure la morale de ses contenus variables en n’en gardant que ce qui demeure fixe, on découvre que son fondement est chaque fois l’amour. Bien agir, c’est agir par amour, pour autrui, sans se soucier de règles ou d’intérêts propres qui viendraient aider la raison à légitimer un acte prétendument moral, mais dont l’amour authentique serait absent. C’est pourquoi ce ne sont pas tant les actions qui sont bonnes que les intentions qui y président. Et c’est aussi pourquoi, comme le répète Jankélévitch, « ce qui est fait reste à faire ». Ce n’est en effet pas parce qu’on a agi moralement par le passé qu’on est quitte de l’acte moral. La morale est toujours à recommencer, il faut systématiquement se forcer à agir par amour, et ne pas se dire qu’on a déjà suffisamment bien agi par le passé.

Clairement construit, et se nourrissant précisément des œuvres philosophiques importantes de Jankélévitch, l’ouvrage de Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau présente ainsi la pensée du philosophe non comme un système – ce qu’elle n’est résolument pas – mais comme l’articulation cohérente d’un pôle descriptif et réflexif développant une analyse profonde de l’existence humaine avec un pôle plus normatif qui identifie les conditions dont on ne peut se contenter pour mener une existence humaine. Il s’agit d’exister véritablement, c’est-à-dire élever celui qu’on est à la hauteur de celui qu’on est appelé à devenir.

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