Menaces sur le pétrole iranien : la fin de l’or noir bon marché pour la Chine ?
Après chaque épisode d’escalade entre Tel-Aviv et Téhéran ces derniers mois, le chef de la diplomatie chinoise Wang Yi s’est entretenu par téléphone avec son homologue iranien. Une sorte de rituel, pour rappeler la force des liens entre les deux pays et réaffirmer un soutien mutuel. Leur dernier appel, le 14 octobre, intervenait dans un contexte particulier : quelques jours plus tôt, l’embrasement du conflit avait alimenté des discussions sur de possibles frappes contre les installations pétrolières iraniennes.
L’or noir iranien – contre lequel les Etats-Unis ont réinstauré des sanctions en 2018 – est au cœur de la coopération entre les deux pays, Pékin absorbant aujourd’hui la quasi-totalité des volumes exportés. La Chine se garde de communiquer sur les chiffres, mais l’Iran représenterait entre 10 et 15 % de ses importations de pétrole, d’après les données des sociétés d’analyse de fret Vortexa et Kpler. Ces flux sont allés crescendo depuis la mise en place des restrictions. Pour cause, Téhéran propose des prix bon marché, espérant attirer ainsi les quelques pays qui osent défier les règles imposées par Washington. Une aubaine pour Pékin, qui cherche des prix bas pour assouvir ses immenses besoins énergétiques.
Ce commerce ne s’est pas toujours fait dans l’impunité. En témoigne la sanction de l’entreprise chinoise Zhuhai Zhenrong en 2019, pour avoir importé du pétrole iranien. Ou encore la saisie par les Etats-Unis de près d’un million de barils iraniens transportés par le navire Suez Rajan en 2023. Pour poursuivre leur négoce, la Chine et l’Iran ont dû faire preuve d’inventivité et prendre des précautions.
Théières et armada fantôme
Les achats chinois passent par des petites raffineries privées – surnommées "théières" du fait de leur petite capacité – qui opèrent plus discrètement que des entreprises d’Etat, telles que le géant Sinopec. "Ces petites sociétés ne possèdent pas d’activités en dollars et sont donc difficilement sanctionnables", explique Homayoun Falakshahi, analyste à Kpler. Concentrées dans la province de Shandong, dans l’Est du pays, leur part de marché s’élève à environ 15 % de l’ensemble des raffineries d’après Vortexa, et à environ 25 % selon le cabinet Wood Mackenzie.
Le transport de la marchandise peut se révéler délicat, car un pétrole battant ostensiblement pavillon iranien attirerait immédiatement l’attention de Washington. Ainsi, plus d’une centaine de navires forment une "flotte sombre", impliquée dans la vente dissimulée de pétrole. "Une partie de cette flotte est opérée par l’Iran, mais la majorité sont des navires anciens, de plus de 15 ans, qui devaient aller à la casse. Ils sont rachetés par des sociétés-écrans basées à Hong Kong ou à Dubaï, qui les utilisent pour transporter le pétrole sous sanctions", détaille Homayoun Falakshahi.
Les participants à cet obscur marché ne manquent pas de tactiques pour passer entre les mailles du filet américain : "la plupart des navires impliqués dans le transport de pétrole iranien manipulent leur position ou désactivent leur signal d’identification automatique. La même cargaison peut être transférée sur trois ou quatre navires avant d’atteindre sa destination finale ", résume Michelle Wiese Bockmann, analyste à Lloyd’s List Intelligence. Et une partie de ce pétrole est réétiqueté en cours de route comme provenant d’autres pays, tels que la Malaisie ou l’Irak, indique-t-elle.
Difficultés sur les prix
Cette stratégie sophistiquée pourrait être mise en péril par de potentielles frappes sur les infrastructures iraniennes, notamment si des terminaux d’exportation – tels que l’île de Kharg – étaient touchés. Les raffineries ou les champs de pétrole pourraient aussi être des cibles de choix pour une éventuelle attaque. Dans le scénario d’une destruction des capacités d’export, les flux de pétrole vers la province de Shandong seraient interrompus, mais la Chine pourrait tout de même s’en sortir. "Elle ne serait pas en difficulté en termes de volumes, mais plutôt en termes de prix, car elle devrait se tourner vers d’autres fournisseurs qui ne lui feraient pas de cadeaux", estime Francis Perrin, directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques et spécialiste des problématiques énergétiques.
Pékin devrait alors payer son pétrole aux prix du marché. Et ces derniers pourraient augmenter de 10 ou 15 dollars en réaction à des frappes sur ses installations pétrolières, d’après Homayoun Falakshahi de Kpler, qui envisage un baril à plus de 90 dollars dans ce cas. "Les exportations iraniennes représentent aujourd’hui 2 à 3 % des volumes mondiaux. Mais une faible variation de l’offre pourrait conduire à de grandes modifications de prix", alerte Jean-Pierre Favennec, spécialiste des questions énergétiques et professeur à Paris Dauphine.
Pour remplacer les volumes perdus, la Chine pourrait acheter davantage de pétrole à l’Arabie saoudite, à l’Irak ou encore aux Emirats arabes unis. La Russie, également sous sanctions, pourrait quant à elle difficilement se substituer à l’Iran, note Francis Perrin. "Même dans le pire scénario, il n’y aura pas de pénurie de pétrole en Chine car l’offre mondiale est aujourd’hui abondante. L’Arabie saoudite, à elle seule, a de quoi compenser l’effacement de l’Iran sur le marché mondial", conclut l’universitaire.
Le choix saoudien serait cependant risqué, l’Iran pouvant estimer que Ryad lui vole des parts de marché et menacer ses infrastructures énergétiques. "En théorie, l’Arabie saoudite pourrait augmenter sa production pour exporter davantage vers la Chine. C’est toutefois délicat politiquement car le pays a peur de représailles de la part de l’Iran", signale Homayoun Falakshahi. Jean-Pierre Favennec complète : "Si la source des pays du Golfe se tarit à cause des représailles iraniennes, il serait difficile pour la Chine de remplacer ces volumes car les autres pays n’ont pas d’excédent de capacité."
Les petites raffineries indépendantes chinoises seraient les premières à pâtir d’une baisse des flux. Car seulement 30 % des volumes iraniens de pétrole actuellement importés en Chine seraient remplaçables, d’après Vortexa. "La grande majorité des importations iraniennes sont faites par ces raffineries-théières, qui ne peuvent pas se permettre d’acheter du pétrole plus cher ailleurs, et devront sûrement réduire leur production si les flux iraniens s’arrêtent", note Emma Li, analyste des marchés du pétrole chez Vortexa.
De son côté, Tomer Fadlon nuance le risque. Ce chercheur à l’Institute for National Security Studies rappelle que la Chine a accumulé d’importantes réserves de pétrole. Ces dernières suffiraient à tenir environ quatre-vingt-dix jours sans aucune importation par voie maritime, d’après Emma Li. D’autant plus que l’Opep a récemment révisé à la baisse ses prévisions pour la demande pétrolière chinoise pour cette année.
Scénario catastrophe
Pour l’instant, la piste de frappes sur les infrastructures énergétiques est loin d’être la seule sur la table. D’après des informations du Washington Post, le président israélien Benyamin Netanyahou aurait soutenu auprès de l’américain Joe Biden qu’il souhaitait viser en priorité des installations militaires. L’administration démocrate, qui souhaite maintenir des prix du baril bas à l’approche de l’élection présidentielle de novembre, a tout intérêt à ce qu’Israël évite les frappes sur les sites pétroliers. "La baisse récente des cours du pétrole montre que les marchés ne pensent pas que l’hypothèse des frappes israéliennes sur le secteur pétrolier iranien soit vraisemblable", pointe Francis Perrin.
Les négociants restent néanmoins prudents car un risque d’escalade subsiste. En réponse à une éventuelle attaque sur ses installations pétrolières, Téhéran brandit régulièrement la menace de bloquer le détroit d’Ormuz – couloir essentiel pour le commerce mondial de brut. Dans ce scénario catastrophe, la Chine verrait se dresser un obstacle majeur pour ses importations par voie maritime et subirait une hausse des prix encore plus forte. Une éventualité qui reste peu probable à l’heure actuelle, s’accordent à dire les spécialistes interrogés par L’Express. Mais au-delà du blocage du détroit d'Ormuz, "l’Iran pourrait aussi menacer des bateaux venant charger du pétrole dans le Golfe, en Arabie saoudite ou au Koweït par exemple. Cela pourrait se produire même si Israël frappait d’autres sites en Iran que des installations pétrolières", considère Jean-Pierre Favennec.
La Chine reste donc dans l’expectative. Dans l’attente de la riposte, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, s’improvisant en modérateur du conflit, a demandé à toutes les parties d'"agir avec prudence". Il y a clairement intérêt.