Budget 2025, notre baromètre exclusif : "Les Français sont clairement devenus allergiques aux taxes"
L’Express s’associe à l’institut de sondages Viavoice, à HEC Paris et à BFM Business, pour questionner régulièrement un panel représentatif de Français et de cadres sur un sujet d’actualité. Yann Algan, professeur d’économie et doyen des programmes pré-expérience à HEC, décrypte les résultats de ce Baromètre des décideurs consacré au budget 2025.
L’Express : Pour réduire le déficit, les Français interrogés, plus encore que les décideurs, préconisent de tailler prioritairement dans les dépenses publiques. Or, les discussions parlementaires actuelles tournent quasi exclusivement autour de la création de nouveaux impôts… Comment sortir de ce dialogue de sourds ?
Yann Algan : Les Français sont clairement devenus allergiques aux taxes. L’incertitude politique et l’ampleur des économies annoncées - 60 milliards d’euros, dont 40 milliards sur les dépenses publiques - créent beaucoup d’inquiétude chez eux. Leur préférence affichée pour la baisse de ces dernières n’est pas surprenante : elles représentent en France 57 % du PIB, le score le plus élevé au monde, avec une efficacité qui n’est pas toujours au rendez-vous. Pour autant, à l’exception de la période Covid, ce taux n’a pas augmenté ces quinze dernières années. A mon sens, il aurait été plus judicieux que le Premier ministre centre le débat sur le déficit primaire, c’est-à-dire la différence entre les recettes et les dépenses, sans la charge des intérêts de la dette.
Le vrai défi, c’est de stabiliser notre ratio dette/PIB, ce qui veut dire retrouver un déficit primaire nul. A l’heure actuelle, celui-ci se situe autour de 4 %. Passer de 4 % à zéro en un an est impossible. L’hypothèse crédible retenue par le Conseil d’analyse économique, c’est huit ans, soit une diminution de 0,5 % par an. Or, le projet de loi de Finances présenté par Michel Barnier, avec 60 milliards d’économies à réaliser dès 2025, équivaut à une baisse de 2 % en un an du déficit primaire. C’est un choc considérable, qui fait planer le risque d’une contraction de l’économie, avec des effets récessifs importants.
Mais le gouvernement Barnier n’a pas huit ans devant lui…
C’est bien le problème. Pour ramener à zéro le déficit primaire, les baisses de dépenses doivent être structurelles, pérennes, portées par un exécutif qui s’inscrit dans la durée et qui assume ses choix, à l’issue d’un débat de société. Tout ce qui fait défaut dans la période actuelle, indépendamment des qualités de Michel Barnier.
Comme on ne peut pas tailler partout, il faudrait que le gouvernement indique plus clairement les domaines prioritaires à préserver : en particulier la défense, l’environnement, l’éducation, la santé. Et qu’ensuite, on passe au peigne fin les dépenses improductives et inefficaces dans les autres secteurs. Une première analyse a permis d’identifier un gisement de 20 milliards. Avec notamment le recentrage des aides à l’apprentissage, qui est légitime car des effets d’aubaine sont apparus du côté des grandes entreprises comme des grandes écoles. Ou la refonte des exonérations de cotisations patronales. Mais on reste loin des 40 milliards d’euros escomptés.
Il y a pourtant d’autres pistes. Le niveau de vie des retraités, par exemple, est désormais plus élevé que celui des actifs. C’est une exception parmi les pays occidentaux et ce n’est pas soutenable d’un point de vue économique.
Les deux tiers des Français sondés par notre partenaire Viavoice se considèrent comme perdants avec un tel budget et le jugent injuste. Que vous inspire ce sentiment ?
Une interprétation de ce sentiment d’iniquité vient notamment de notre système fiscal, et de la très forte dégressivité qu’on constate chez les plus riches, les milliardaires. L’Institut des politiques publiques, qui a fait une étude très fine sur le sujet l’an dernier en tenant compte de tous les prélèvements y compris la TVA, a constaté que le taux d’imposition sur les plus fortunés était de 26 %, soit 10 à 20 points de moins que celui qui frappe les classes populaires et les classes moyennes. Pourquoi ? Parce que l’essentiel de leurs revenus vient du capital, qu’ils arrivent à délocaliser pour ne pas être taxés, et non du travail.
Le consensus est de plus en plus fort chez les économistes de toute obédience pour dire qu’il y a un trou dans la raquette. Une taxe de 2 % sur le patrimoine des milliardaires rapporterait 20 milliards de recettes supplémentaires. Et sans effet récessif notable puisque leur propension marginale à consommer est très faible. Je suis assez étonné que cette mesure ne soit pas étudiée en ce moment critique.
Cela ne remet pas en cause les politiques d’offre de ces dernières années. Et une part très importante du déficit actuel provient non pas d’une hausse des dépenses publiques, mais d’une diminution de nos recettes fiscales. Pour rétablir la confiance des contribuables, il faut que toutes les catégories contribuent de façon équitable à cet effort fiscal, y compris les plus riches.
La dégradation récente des finances publiques a mis en lumière les erreurs de prévisions de Bercy en matière de recettes fiscales. Faudrait-il confier cette tâche, comme certains le suggèrent, à une instance indépendante ?
Ce serait très sain. Ce n’est pas pour remettre en cause les compétences des hauts fonctionnaires du ministère de l’Economie, qui sont très bien formés et n’avaient nullement l’intention de cacher quoi que ce soit. Mais dans un contexte compliqué, après le "quoi qu’il coûte", le bouclier énergétique, la poussée inflationniste et une croissance moindre qu’anticipée, les modèles de Bercy n’ont pas été opérants.
Ce qui semble avoir surtout pêché est la sous-estimation du nombre de défaillances d’entreprises, maintenues sous perfusion jusque-là, et qui a conduit à une forte réduction des recettes. Pour éviter le poison du soupçon, et restaurer la confiance des Français vis-à-vis des institutions, il est nécessaire de se doter d’agences indépendantes de prévisions.
Il existe un autre angle mort dans la pratique budgétaire, c’est l’absence d’un débat approfondi au moment de la reddition des comptes publics de l’année écoulée. Les parlementaires ne semblent s’intéresser qu’au budget à venir, sans jamais tirer les leçons du précédent…
Il manque effectivement une brique dans notre système, et c’est une singularité française, les Etats-Unis ou le Royaume-Uni font ce travail d’analyse à la fois ex ante et ex post. Espérons que quelque chose sortira de cette crise politique. Comme le fait de mettre en œuvre, non plus dans des mots mais dans des actes concrets, une meilleure évaluation de nos politiques publiques. Voilà des années que le Parlement est censé se doter d’un organe de cet ordre et les élus se former à cette problématique. Or, nous en sommes toujours au même point : il n’y a aucun processus parlementaire sérieux d’évaluation. C’est une lacune consternante.