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Rivalités et puissance dans l’espace

En 2022, 20 fois plus de satellites ont été lancés dans l’espace qu'en 2012. Si l’espace a été un enjeu, souvent exagéré, de la guerre froide, il est désormais un lieu incontournable à la puissance. Bien que 90 pays y détiennent au moins un satellite, seuls une poignée d’États peuvent être considérés comme des puissances spatiales. En outre, certains acteurs privés y sont devenus incontournables, à l’image de SpaceX, propriété d’Elon Musk, et de Blue Origin, propriété de Jeff Bezos. Loin des clichés et des raccourcis, Xavier Pasco, directeur de Fondation pour la recherche stratégique (FRS), décrypte dans son dernier ouvrage les rivalités et les mécanismes à l’œuvre dans l’espace.

La compréhension de la géopolitique de l’espace est entrée récemment dans les programmes du lycée et « De nouveaux espaces de conquêtes » (océans et espace) est désormais l’un des thèmes traités en HGGSP en Terminale.

 

Nonfiction.fr : Avec les océans, l’espace apparaît comme l’un des derniers espaces de conquête et le lieu d’une compétition entre grandes puissances. Comment définissez-vous l’espace ?

Xavier Pasco : Cette question est essentielle, car l’espace fait l’objet de définitions mouvantes, et ce n’est pas par hasard. L’approche de l’espace a été logiquement géocentrique. Du point de vue juridique et politique, l’espace a été défini en creux. Il est d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas l’espace aérien. On parle donc le plus souvent d’espace extra-atmosphérique (Outerspace en anglais) qui n’a d’autre définition celle de l’absence d’atmosphère. Cette distinction avec l’espace aérien a été centrale dès le premier lancement de Spoutnik le 4 octobre 1957 alors qu’il fallait établir qu’un satellite n’enfreignait pas la souveraineté des États et que le survol spatial était permis par le droit international. À partir de cette date, aux Nations-Unies comme dans les principaux pays spatiaux, il a été admis que l’espace extra-atmosphérique commençait aux alentours de 100 km d’altitude. C’est la ligne dite de Von Kármán, du nom d’un physicien qui a montré l’absence d’effets aérodynamiques pour tout véhicule qui franchirait cette altitude. Au passage, là encore, on définit l’espace parce qu’il ne permet pas. L’espace apparaît donc essentiellement comme un « extérieur » qu’il est difficile de s’approprier. Il peut donc devenir un bien commun de l’Humanité, ce que va en quelque sorte consacrer le « Traité sur les utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique » du 27 janvier 1967.

On voit aujourd’hui évoquer de nouvelles définitions de limites avec par exemple l’altitude limite de 80 km qui est en discussion et qui marque une évolution conceptuelle. Elle précise non seulement l’altitude à partir de laquelle les véhicules aéronautiques ne peuvent plus voler, mais aussi celle à partir de laquelle un objet pourrait décrire une première orbite terrestre. Elle traduit ainsi une vision qui met plus en avant l’utilisation de l’espace. La maitrise croissante des orbites les plus basses d’un côté et de l’autre l’intérêt des très hautes altitudes pourraient conduire à mieux préciser ces limites. Le surcroît d’activités spatiales que l’on constate depuis quelques années correspond aussi à une nouvelle manière de se projeter dans l’espace, de « l’habiter », et donc de se l’approprier, même symboliquement. On en marque donc de plus en plus la limite.

 

Dans votre introduction, vous expliquez que le programme Apollo a plus été une incursion qu’un point de départ. Pourquoi cet évènement majeur n’a-t-il pas inauguré une politique spatiale durable et approfondie ?

Apollo a représenté un événement exceptionnel lié à une configuration historique unique, celle de l’affrontement de deux superpuissances qui cherchaient à imposer leur modèle de société au monde. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il s’agit pour chacune d’entre elle de prouver sa supériorité dans tous les domaines, du militaire jusqu’à la technologie, la science et l’éducation. L’espace est apparu comme le champ d’affrontement parfait pour répondre à cette ambition. La maîtrise des satellites, en particulier militaires puis la course à la Lune recélait cette dimension nouvelle, universelle, à laquelle aspiraient les États-Unis et l’Union soviétique.

Pour autant, l’espace ne présentait pas d’intérêt en soi qui aurait incité à s’y installer. Il fallait s’en servir pour marquer l’histoire puis passer à autre chose. Aux États-Unis, pour John Kennedy comme pour son prédécesseur Dwight Eisenhower, l’espace se présentait surtout comme un élément d’une politique plus large, très terrestre pour le coup, structurée par la compétition avec l’URSS. On n’y va pas « parce que c’est facile mais parce que c’est dur » avait dit le président démocrate en lançant le programme Apollo. Et de fait, l’espace restait, et reste aujourd’hui, ce milieu hostile où les risques sont grands. Pour les décideurs politiques, les programmes habités sont d’abord synonymes de prise de risque, d’échecs et de tragédies possibles avec la clé de lourdes responsabilités politiques.

Pour ce qui concerne l’exploration, ils n’ont donc pas cherché à développer ces programmes. Nixon s’est empressé d’annuler les deux derniers vols Apollo dès lors que la preuve de la supériorité américaine dans la course à la Lune avait été faite. Et si la Station spatiale Freedom qui deviendra la station spatiale internationale, a été imaginée par la présidence Reagan au milieu des années 1980, c’était là encore pour affirmer la puissance du modèle américain avec un discours vantant les mérites de la libre entreprise et des perspectives économique qu’elle ferait naître. Si ces espoirs économiques ont été déçus, la station n’a jamais eu vocation à se développer comme un avant-poste de l’expansion humaine dans l’espace. A ce titre, les décennies 1980 et 1990 ont été celles d’une forme de repli en comparaison de l’élan initial des années 1950 et 1960.

 

Cela contraste avec l’accélération connue depuis une décennie, puisque le nombre de tirs de fusées a presque doublé au cours de cette période. En 2023, près de 3 000 satellites ont été déployés. Quelles sont les raisons de cette intensification de l’activité spatiale ?

Il faut noter que cette intensification concerne d’abord les États-Unis et à un moindre titre la Chine. Les technologies spatiales ont évidemment bien évolué et sont aujourd’hui moins couteuses et plus performantes qu’hier. Mais surtout, l’environnement politique et industriel a changé avec la montée en puissance des technologies de l’information depuis plus de 30 ans. Ce secteur est au cœur des stratégies de puissance des grands États modernes, aussi bien pour garantir leur supériorité militaire que pour assurer leur place de leader dans l’économie d’aujourd’hui et dans la compétition industrielle. L’internet, le Cloud et les réseaux sont des infrastructures critiques qu’il s’agit de développer à l’échelle mondiale. C’est à ce titre que les années 2000 ont représenté un tournant pour les activités spatiales.

Le rapprochement des deux secteurs, largement soutenu par la puissance publique, notamment aux États-Unis mais aussi plus récemment en Chine, a constitué un facteur de changement radical. L’industrie de la Tech s’est emparée du secteur spatial pour en faire une infrastructure nouvelle susceptible d’augmenter encore la portée et les usages des réseaux de l’information. Avec des niveaux d’investissement publics et privés sans précédent depuis 10 ans, l’industrie de l’information a contribué à modifier radicalement le visage de l’activité spatiale. Elle l’a fait passer au stade de l’industrialisation et de la fabrication à la chaine. Il s’agit désormais de mailler l’espace avec des milliers, voire des dizaines de milliers de satellites « low cost » dont les performances sont calibrées pour permettre des moissons de données ou jouer le rôle de nœuds de réseau.

Les satellites prennent ainsi leur place dans la production et la circulation en masse d’informations et de contenus. Ils sont appelés à se banaliser, ce à quoi s’emploient les nouveaux magnats de l’espace comme Elon Musk ou Jeff Bezos qui souhaitent étendre leur contrôle sur l’ensemble de la chaine de l’information en créant des constellations par satellites inédites de plusieurs milliers de satellites. Sur 10 000 satellites en service en 2024, 6500 appartiennent à Musk... Il s’agit d’une nouvelle course à l’espace avec l’enjeu d’être le premier à se déployer sur les orbites les plus efficaces pour relayer internet et servir les intérêts des États.

 

Trois pays se démarquent par leur investissement et leur place dans l’espace : les États-Unis, la Russie et la Chine. Suivent l’Inde et l’Europe. Les trois premiers ont-ils la même stratégie spatiale et y poursuivent-ils les mêmes objectifs ?

C’est un jeu qui se joue à plusieurs. L’espace reste irrigué par l’argent public qui vient surtout des gouvernements américains et chinois. L’Europe, La Russie et l’Inde suivent plus loin. Cette place de premiers bailleurs de fonds sur le plan mondial répond évidemment à l’ambition des deux pays, mais aussi de la Russie, de rester des puissances militaires sans rivales. L’investissement massif dans l’espace (à hauteur d’environ 60 milliards de dollars par an aux États-Unis par exemple) traduit d’abord un projet politique d’ampleur mondiale. La recomposition des rapports de force post-Guerre froide a suscité chez les uns l’objectif de renforcer le différentiel de puissance (États-Unis) et chez les autres l’occasion de le réduire (la Chine).

Cette redistribution des cartes ne se fait pas de façon homogène. Depuis plus de 30 ans les États-Unis n’ont eu de cesse que de s’assurer que les énormes investissements militaires consacrés à l’espace et au complexe militaro-industriel pendant la Guerre froide trouvent de nouveaux relais à l’époque contemporaine. Le rapprochement de l’espace et des technologies de l’information donne l’occasion d’une nouvelle suprématie.

La Chine elle a misé sur l’espace depuis des décennies, d’abord pour rattraper son retard et désormais pour revendiquer sa place dans le nouveau contexte géostratégique. Des satellites qu’elle veut également lancer par milliers jusqu’à un programme lunaire qu’elle veut aussi promouvoir sur la scène internationale, l’effort chinois est tous azimuts et s’inscrit dans la durée. L’ambition ne manque pas alors que la diplomatie spatiale chinoise présente ses multiples projets (constellations de satellites, station spatiale ou projet de station scientifique sur la Lune) comme une véritable alternative politique aux États-Unis. De fait elle fait figure de challenger avec l’adhésion d’un peu plus de 10 États pour prendre part à son projet lunaire par exemple.

La Russie cherche elle à maintenir son statut mis à mal par des difficultés industrielles chroniques. L’essentiel reste pour ses dirigeants de garder un socle de compétence suffisamment développé pour en faire un levier stratégique à défaut d’en faire un véritable axe de développement.

L’Inde enfin dessine un chemin différent à l’origine. L’histoire du spatial indien a d’abord été faite de besoins à satisfaire pour l’agriculture ou le développement du sous-continent. L’Inde s’est ainsi lancée depuis des dizaines d’années dans le développement de satellites d’imagerie et de télécommunication avec une utilisation à toutes les échelles du pays, jusque dans les villages eux-mêmes où les données sont précieuses. Mais l’époque contemporaine a aussi vu s’affirmer une forme d’utilisation plus politique de l’espace. Le premier ministre Modi n’a ainsi pas hésité pas à se servir de de ce qu’il a qualifié de véritables exploits indiens, militaires ou scientifiques, pour renforcer son prestige interne et peser un peu plus dans le concert des États. L’heure est désormais au « multi-alignement », c’est-à-dire à une forme d’autonomie choisie dans les coopérations internationales. A côté de la poursuite des programmes scientifiques d’application, les grands programmes spatiaux indiens sont désormais très largement structurés par cet arrière-plan politique.

 

Vous consacrez un chapitre à la nouvelle course à la Lune qui oppose la Chine aux États-Unis. Comme le dit John Logsdon, ancien directeur de l’institut de politique spatiale de Washington : « nous avons besoin de compétiteurs pour nous dépasser. »1 Quelles sont les formes de cette rivalité sino-américaine sur ce sujet ?

Le regain d’intérêt pour Lune aux États-Unis résulte d’abord d’une histoire récente marquée par l’incertitude quant au maintien du vol habité dans ce pays. Sans réel objectif depuis la réussite d’Apollo, le programme lunaire américain a connu un débat intérieur sans fin tout au long des deux premières décennies du siècle. Il s’est finalement soldé par le programme Artemis mis en place sous la présidence Trump qui en avait fait le symbole d’une Amérique de retour dans l’espace. La réalité est plus prosaïque et Artemis a surtout été le produit de l’alignement d’intérêts internes beaucoup plus terre-à-terre ; entre une agence spatiale qui y voyait le moyen de reprendre son rôle de chef d’orchestre après pas mal d’années de flottement ; des nouveaux acteurs qui voyaient dans cette redistribution des cartes industrielles l’occasion de capter d’importants flux d’argent public ; et un exécutif présidentiel capable de retrouver un récit national après des années de questions insistantes sur la perte de sens du programme américain et sur des politiques spatiales jugées très insuffisantes alors que la Chine avait envoyé son premier « Taikonaute » en orbite en 2003, l’année même de la perte de la navette Columbia… Finalement, la Lune a moins été l’objectif en soi de la décision de lancer Artemis qu’elle n’en a été le prétexte. Il faut s’en rappeler, ce programme a été initialement marqué par de nombreux désaccords.

En forme de miroir, la Chine a lancé quelques années plus tard son propre programme de construction d’installations scientifiques sur la surface de la Lune. Le lancement de ce programme s’est fait en coopération avec la Russie, témoignant autant de l’impossibilité faite à la Chine de s’associer au programme Artemis (comme à celui de la Station spatiale internationale des années plus tôt) que d’une volonté d’apparaître à l’égal du projet américain. Comme Artemis, le programme sino-russe, mais aujourd’hui largement guidé par la Chine fait la promotion de son ouverture à la coopération internationale et vise à installer la Chine comme un acteur spatial international majeur. Il s’agit aussi de mettre en évidence les différences liées aux modèles respectifs de coopération. L’engagement sur la durée d’un pays dans le programme Artemis est soumis à la signature d’accords bilatéraux avec les États-Unis, les « Accords Artemis », qui instaurent par exemple des règles de conduite sur la surface lunaire avec l’établissement de zones de sécurité, ou qui posent des principes d’organisation, par exemple d’interopérabilité technique sous la houlette des États-Unis. La Chine se pose évidemment en alternative… Au-delà, c’est aussi pour les deux puissances l’occasion de marquer leur présence aussi bien sur la surface de la Lune que dans son espace proche. La coexistence forcée, que ce soit sur quelques sites de choix ou sur des orbites recherchées, sera la marque de ce nouvel élan lunaire sino-américain.

 

Vous soulignez le risque d’une multiplication des débris spatiaux et posez la question d’un « New Space vert », porté notamment par des acteurs privés. Quelle est la part de réalité et de communication dans cette expression ?

De façon logique, la multiplication des débris concerne les orbites les plus utilisées. Par exemple à 800 km d’altitude, l’orbite de choix pour l’observation de la terre, ces débris sont de plus en plus nombreux et suscitent une surveillance accrue. Leur multiplication tient d’abord à l’activité elle-même de mise en orbite. La mise à poste d’un satellite se traduit par la production de certains débris. Puis plus récemment, à certains tests de destruction de satellite qui ont été fait en orbite basse ont largement contribué à en multiplier le nombre. En particulier, une destruction d’un satellite chinois par la Chine exactement à une peu au-dessus de 800 km a produit plusieurs milliers de ces débris qui sont encore 17 ans plus tard autant de mines spatiales latentes. On est capable de détecter, de suivre et de cataloguer aujourd’hui près de 30000 débris d’une taille supérieure à de 10 centimètres. Dans le meilleur des cas, lorsqu’un satellite court le risque d’une collision, une manœuvre d’évitement peut alors être programmée. Mais les débris de moins de 10 centimètres ne sont pas détectés. Et si leur taille est comprise en 1 et 10 centimètres, ils constituent une menace invisible et imparable contre les satellites qu’ils détruiront complètement dans la plupart des cas.

Alors bien sûr, il ne faut pas s’imaginer l’espace comme un milieu jonché de débris. Il y a de la place et l’image la plus réaliste est sans doute celle donnée par la pollution maritime, sur de grandes zones. Il reste que le nombre des satellites s’accroit de manière telle que désormais, plusieurs manœuvres d’évitement par semaine sont obligatoires pour de nombreux opérateurs spatiaux. Et dans le cas de collisions avec des débris dont on commence à voir quelques exemples, la crainte est de voir se développer une réaction en chaine, connue comme le syndrome de Kessler, du nom d’un physicien américain qui en a décrit les effets dès les années 1970 au-delà d’une certaine densité d’objets autour de la terre.

Évidemment, cette situation n’est pas propice au développement promis par les acteurs privés d’ensembles de plusieurs dizaines de milliers de satellites et ces industriels comme Elon Musk n’ont de cesse de vouloir montrer qu’ils sont en fait les plus impliqués dans des politiques d’utilisation « durable » de l’espace. Ils veulent d’abord s’emparer du sujet pour éviter d’en laisser la dynamique aux seuls États qui en débattent déjà au sein des Nations-Unies. Mais il est vrai aussi que ces industriels sont concernés au premier chef, car l’impossibilité à terme d’utiliser certaines orbites n'incitera pas les investissements spatiaux dont ils dépendent directement. Ils doivent se montrer plus verts que verts.

Enfin, ils doivent convaincre les États qui ont le dernier mot pour autoriser leurs activités qu’ils ne sont pas irresponsables et qu’ils ont adopté de bonnes pratiques. Ainsi, des sociétés comme Starlink ou OneWeb communiquent constamment sur le fait qu’elles se sont imposées des règles « écologiques » plus drastiques que les agences spatiales elles-mêmes et qu’elles s’y tiennent. De fait, il semble par exemple que le taux de succès des opérations de nettoyage en fin de vie des satellites soit plus élevé chez ces acteurs que pour nombre de missions gouvernementales. Ce qui les conduit parfois, en forme de provocation, à montrer du doigt les agences spatiales pour qu’elles s’alignent sur leur niveau d’exigence… Tout cela fait bien sûr partie de stratégies de communication dont il faudra évaluer la réalité quand plusieurs dizaines de milliers de satellites seront en orbite, ce dont personne, et pas même ces sociétés bien sûr, ne peut prédire les effets.

 

Parmi ces acteurs privés, Space X se démarque avec 6 000 satellites en orbite en 2024, composant la « constellation Starlink ». Sa capacité innovatrice, à l’image de l’usage de l’IA pour éviter les collisions, en font un acteur incontournable. Quels liens entretiennent Washington et les cadres de Space X ?

Depuis les débuts, Elon Musk n’a jamais entretenu de bonnes relations avec les instances de Washington. Il est même allé jusqu’à faire des procès à ses principaux clients, la NASA et le Pentagone, le type même d’attitude que les industriels se gardent normalement d’avoir ! Et il a gagné ces procès. Le premier pour dénoncer une aide qu’il estimait excessive apportée par la NASA à des anciens de l’agence qui envisageaient à l’époque les premières fusées réutilisables. Le deuxième pour revendiquer le droit de concourir pour des activités militaires jusque-là réservées à Boeing ou à Lockheed Martin. Dans les deux cas, il estime avoir gagné une position de leader en s’étant battu et il tente d’insuffler ce syndrome du « seul contre tous » à toutes ses équipes jusqu’à en faire une image de marque de SpaceX. La réutilisation des lanceurs est l’exemple parfait de cette orientation générale alors que personne ne pensait qu’elle deviendrait réellement opérationnelle.

Ces rapports compliqués se sont répétés pour Starlink ou pour le lanceur lourd Starship. Musk et ses équipes livrent régulièrement bataille à la Federal Communications Commission (FCC) qui réglemente l’octroi de fréquences aux États-Unis et organise le développement de l’internet aux États-Unis à coup de financements publics. Depuis plus de deux ans, Elon Musk s’estime maltraité par cette agence dont les nominations sont présidentielles… La Federal Aviation Administration (FAA) croise régulièrement le chemin de SpaceX quand il s’agit d’accorder des autorisations de tirs, notamment pour le lanceur lourd Starship dont on se rappelle quelques déboires lors de ses premiers tirs. Chargée de garantir la sécurité des tirs, la FAA est régulièrement la cible de Musk qui critique surtout sa lenteur.

L’arrivée pour une deuxième fois de Donald Trump à la présidence des États -Unis pourrait de ce point de vue changer les choses. Le choix de placer Musk à la tête d’une structure de niveau ministériel chargée de « l’efficacité gouvernementale » autorise toutes les craintes ; non seulement au sein de ces administrations qui vont probablement devoir subir de nombreux départs, mais plus largement de la part de nombreux observateurs qui voient se profiler l’ombre de nombreux conflits d’intérêt. Cette perspective ne contribue pas à renforcer l’image de SpaceX au sein de l’appareil administratif actuel. Mais les têtes changeront après l’arrivée de Trump au pouvoir, ce qui devrait faciliter, au moins dans un premier temps, les entreprises de Musk. Mais une trop grande concentration industrielle entre les mains de SpaceX pourrait cependant trouver des limites avec un Congrès, qui, bien que du côté du président, est surtout composé d’élus locaux soucieux de préserver l’emploi dans leurs états. Il sera intéressant de voir jusqu’à quel point SpaceX pourra avoir les coudées franches dans ce contexte, avec un Congrès qui pourrait bien constituer le seul rempart contre cette volonté de puissance.

 

A lire également sur Nonfiction.fr :

Florence Gaillard-Sbrorowsky, « Peut-on sécuriser l’espace ? », septembre 2023.


Notes :
1 - p.190

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