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Antoine Levy, économiste : "J'ai longtemps pensé que la France était trop grosse pour tomber..."

On ne compte plus les gouvernements qui, dans l’histoire de la Ve République, se sont cassé les dents sur la question des retraites. Ce mercredi 4 décembre, Michel Barnier en a fait l’amère expérience. Alors que la France fait face à un déficit public incontrôlable, l’ex-Premier ministre espérait venir à bout d’un budget qu’il voulait responsable, fruit de nombreux compromis. Les députés du Nouveau front populaire et du Rassemblement national en ont décidé autrement, et ont rappelé qu’en France, on ne touche pas aux acquis sociaux, encore moins aux retraités. Quitte à plonger le pays dans l’abîme et l’incertitude ?

Pour Antoine Levy, assistant professeur à la Haas School of Business de l’université de Berkeley, ce vote est incompréhensible, d’autant que la décision du RN de censurer le gouvernement "était non pas de lutter contre la désindexation des retraites, mais spécifiquement de lutter contre la désindexation appliquée uniquement à la moitié des retraités les plus riches". L’économiste dénonce, dans L'Express, un "choix économiquement catastrophique", motivé par la seule volonté de protéger un système de retraites "instable, injuste et dangereux" pour la santé économique du pays.

L’Express : Une motion de censure, déposée par le Nouveau front populaire, a été votée grâce aux voix du Rassemblement national, faisant tomber le gouvernement Barnier. Quel sentiment cela vous inspire ?

Antoine Levy : C'est un gâchis de temps et d’énergie. On a passé beaucoup de temps à débattre d’un budget, certes très imparfait, mais qui dont le vote était nécessaire pour apporter de la stabilité fiscale et de perspectives de moyen-terme sur la stabilisation de la dette. La censure apporte beaucoup d’incertitudes sur cette stratégie, et je ne vois pas très bien comment on va s’en sortir, surtout que l’alliance entre l’extrême gauche et l’extrême droite qui a fait tomber le gouvernement n’a ni l’intention ni les moyens de gouverner ensemble.

Tout part du refus, de la part de Michel Barnier, de renoncer à la désindexation des retraites sur l’inflation. Pourquoi pensez-vous que cette désindexation était nécessaire ?

Non seulement la désindexation était nécessaire, mais il aurait fallu qu’elle soit bien plus large, et qu’elle arrive plus tôt. En particulier, la valorisation des pensions de 5,3% pour l’année 2024 a été une énorme erreur, qui a coûté entre 15 et 16 milliards d’euros au contribuable.

Pour être précis, le dernier casus belli du RN dans sa décision de censurer le gouvernement était non pas de lutter contre la désindexation des retraites, mais spécifiquement de lutter contre la désindexation appliquée uniquement à la moitié des retraités les plus riches, puisque le budget final présenté par Michel Barnier prévoyait bien une indexation complète pour les retraites en dessous du Smic. Donc cette non-indexation ne touchait que la moitié des retraités les plus riches, qui représentent un peu plus de 80% des pensions payées.

Concrètement, le gouvernement est tombé pour garantir à la moitié des retraités les plus riches une augmentation de leur pension de 400 à 500 euros par an. C’est pour cette raison que ce choix est économiquement catastrophique. Dans un tel contexte de déficit public, cette décision revient à protéger une catégorie aisée de la population, au détriment des actifs, qui vont devoir porter le poids de la nécessaire réduction des dépenses publiques.

À vous entendre, il y a là un problème évident d’équité intergénérationnelle. Est-ce la faute au système par répartition ?

En fait, il s’agit moins de dénoncer le système par répartition, que le système par répartition français tel qu’il fonctionne actuellement. Il y a trois aspects de ce système qui le rendent instable, économiquement injuste, et dangereux pour la santé économique du pays. Le premier, c’est qu’il est très morcelé. Il est constitué de dizaines de systèmes différents qui ont chacun leurs règles, et des régimes spéciaux extrêmement généreux pour certaines catégories de la population. Le deuxième aspect, c’est qu’il n’est pas pilotable économiquement. Simplement parce que ces dernières années, les gouvernements successifs ont augmenté massivement les pensions au rythme de l’inflation, alors qu’il aurait été plus raisonnable de les augmenter en suivant la croissance des salaires. En faisant cela, on a déconnecté le versement des pensions, des cotisations payées par les actifs tout au long de leur carrière.

Enfin, le système de retraite français est injuste, car il organise une redistribution massive des actifs vers les retraités les plus aisés. En effet, tel qu’il fonctionne, notre système de retraite se constitue d’un étage de base pour les retraites les plus faibles, composé du minimum contributif et de l’Allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa). Lorsque l’on augmente les dépenses des retraites, ça n’est pas cet étage de base qui en bénéficie, mais bien la part des retraités les mieux lotis. Surtout, ce transfert est injuste puisqu’il est financé par les actifs, qui subissent un niveau de prélèvement très élevé, de l’ordre de 30% du salaire brut si on compte les cotisations patronales et salariales.

Cela revient à faire peser sur les actifs les plus fragiles, qui ont un niveau de vie faible et qui ne sont pas propriétaires, un transfert vers les retraités les plus aisés, qui eux sont à plus de 70% propriétaires. Je rappelle enfin que pour des raisons démographiques, la génération aujourd’hui à la retraite a très peu cotisé. Au contraire, la génération actuellement active, qui connaît des niveaux de cotisations inédits, recevra des pensions autour de 25 à 30% plus faibles, voire 40% si on suit certaines projections du Conseil d’orientation des retraites.

Pour toutes ces raisons, les premiers bénéficiaires de la censure, ce sont les retraités aisés !

Il y a un manque de culture économique et comptable chez un certain nombre de nos politiques

Justement, que pensez-vous des arguments et contre-budgets avancés par ceux qui ont voté la censure. Le Nouveau front populaire, par exemple, propose de nombreuses dépenses supplémentaires, financées par une augmentation de la fiscalité sur les plus riches…

La taxation des riches en France est déjà très élevée. Les taux qui s’appliquent aux hauts revenus du travail, tout compris, s’élèvent à 65-70%. Et pour les revenus du capital, en prenant en compte l’impôt sur les sociétés, la flat tax, l’impôt sur la fortune immobilière et la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, ils sont autour de 45 à 50%.

Or, ces taux sont tellement élevés que les augmenter ne rapporte plus grand-chose, car ils risquent d’être compensés par la réduction de l’activité, c’est-à-dire toute forme de réduction de leur base fiscale par les plus riches, par exemple en travaillant moins, en s’expatriant, en se versant moins de dividendes… Donc toutes ces formes de réactivité des plus riches font qu’aujourd’hui, augmenter la fiscalité sur les plus riches rapporte extrêmement peu en termes de recettes.

Ce que j’ai estimé, c’est que l’augmentation de la taxation des plus riches rapporterait autour de 15 milliards grand maximum, donc on parle de 0,3 à 0,5% du PIB. Le déficit qu’il faut réduire, il est de l’ordre de 6% du PIB, et ce, sans compter les nouvelles dépenses prévues par les programmes des oppositions. À elle seule par exemple, l’abrogation de la réforme des retraites engagerait une hausse des dépenses de 1% du PIB.

Taxer les plus riches rapporterait seulement 0,3 ou 0,5% du PIB, c’est-à-dire 1/15 e de ce qu’il faudrait faire pour réduire le déficit. On ne parle pas du tout des bons ordres de grandeur ! La réalité, c’est que l’essentiel de la réduction du déficit ne peut se faire qu’en baissant les dépenses, au premier rang desquels les retraites, mais aussi les dépenses des collectivités locales, les dépenses de transferts sociaux, etc.

@lexpress

♬ son original - L’Express

Le Rassemblement national, de son côté, dit regretter l’absence "d’économies structurelles", et propose de réduire les dépenses du côté de l’aide médicale d’état (AME), de l’aide au développement, de la contribution de la France dans l’UE, sur l’immigration… Que pensez-vous de ces propositions ?

C’est évidemment démagogique de penser que l’on peut réduire les dépenses uniquement en s’attaquant aux coûts de l’immigration, comme l’AME, l’aide au développement, les dépenses de transferts sociaux aux immigrés, ou la contribution de la France au budget européen, qui serait par ailleurs totalement illégale.

Surtout, comme pour les propositions du NFP, les ordres de grandeur ne sont pas du tout bons. Alors que l’on doit réduire le déficit de 180 milliards d’euros, les propositions d’économies proposées par le RN sont chiffrées entre 10 et 15 milliards d’euros ! Le RN, par ailleurs, refuse un certain nombre d’économies nécessaires, comme la désindexation des retraites ou le déremboursement de certains médicaments, tout en proposant des dépenses supplémentaires, comme l’abrogation de la réforme des retraites ou le fait de revenir sur la réforme de l’assurance chômage.

Face à cette situation, comment expliquer qu’une part si importante des politiques tiennent un discours aussi irresponsable sur la question des retraites ?

Il y a un dicton qui dit "ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer". C’est évidemment difficile de savoir ce qui relève de l’un ou de l’autre. Je pense qu’il y a un manque de culture économique et comptable chez un certain nombre de nos politiques. Cela étant dit, ils répondent à des incitations, et à cet égard, la demande des citoyens est claire. Quand on regarde les sondages, 70 à 75% des Français se disent favorables à l’abrogation de la réforme des retraites. Le problème vient donc, en partie, d’un manque criant de culture comptable et économique dans la population générale.

Cela s’explique aussi par le fait que depuis très longtemps, la démagogie à consisté à ne pas expliquer ces chiffres, à ne pas mettre ces ordres de grandeur sur la table des débats économiques. Quand on interroge la population dans son ensemble, la grande majorité n’est pas du tout capable de savoir quelle est la part des retraites dans les dépenses publiques. Un autre exemple significatif, qui traduit l’opacité du système que je dénonçais plus tôt, c’est qu’une majorité de Français pensent qu’ils sont contributeurs nets au système. Pourtant, entre 60 et 70% de la population est bénéficiaire nette de la redistribution. Donc il y a vraiment un manque de culture économique et budgétaire, et les choix des politiques ne font que refléter avec un certain cynisme cette réalité.

Ce déni collectif ne peut-il pas s’expliquer par la dimension symbolique du système par répartition, qui apparaît comme un des totems du "modèle social français" et de son Etat providence ?

Une fois encore, le problème ne vient pas forcément du système par répartition. La plupart des pays ont un système par répartition de base couplé à un étage de capitalisation pour les plus hauts revenus. Cela leur permet de séparer l’assurance de base d’une part plus flexible, et donc de donner la liberté aux individus de choisir de travailler plus ou moins longtemps, de recevoir plus ou moins de retraites.

Donc ça n’est pas que le système de répartition est un problème en soi, c’est qu’il occupe une telle place dans nos dépenses publiques et nos cotisations qu’il ne laisse pas la place à ce degré de flexibilité individuelle. Le problème, c’est davantage l’opacité du système, son manque de transparence.

La réforme des retraites de 2018, proposée par le rapport Delevoye, aurait pu régler ce problème grâce à l'instauration d'un système par points. C’est en quelque sorte le péché originel d’Emmanuel Macron que d'avoir renoncé à cette réforme. Il a fait d’autres réformes très impopulaires, il aurait dû faire celle-là en priorité.

Selon vous, est-il raisonnable d’imaginer que la France pourrait vivre un scénario à la grecque dans les prochaines années ?

Pendant très longtemps, je m’étais laissé convaincre que la France était trop grosse pour tomber, que quoi qu’il arrive, notre dette représentait une telle part des marchés financiers européens qu’elle s’autosoutenait par sa simple existence.

Aujourd’hui, je pense qu’il y a une vraie question, de la part de nos créanciers et de nos prêteurs. Est-ce que la France peut maintenir sa dette sur une trajectoire soutenable ou pas ? Actuellement ça n’est clairement pas le cas, car la trajectoire de la dette est en roue libre. Si on n’est pas capable de stopper cette dynamique, alors il y a un vrai risque d’emballement des craintes sur la dette française. Est-ce que ce scénario à la grecque va arriver demain ? Non. Mais l’incapacité de la France à maîtriser son budget en 2024 et en 2025 rend ce scénario moins improbable qu’il ne l’était auparavant.

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