On ne sort pas du socialisme sans douleur. L’exemple de l’Argentine de Javier Milei
Je veux ici vous parler de la France, mais faisons d’abord un petit détour par l’Argentine de Javier Milei. La politique économique qu’il mène depuis son accession à la présidence il y a exactement un an suscite en France des commentaires bien différents selon qu’on s’en remet à la presse de gauche, a priori hostile à toute désétatisation et complètement mutique sur la situation initiale, ou à une presse à la fois plus ouverte au libéralisme et plus volubile sur la faillite irrémédiable du socialisme argentin dans ses variantes péroniste et kirchneriste.
La première, celle de gauche, préfère souligner :
- le bond du taux de pauvreté (de 41,7 % au second semestre 2023 à 52,9 % au premier semestre 2024)
· et l’aggravation de la récession (-1,6 % en 2023 et -3,5 % prévu en 2024).
De son côté, la seconde, plus ouverte, met l’accent sur :
- la chute du taux annuel d’inflation (de 211 % fin 2023 à une prévision de 140 % pour la fin de 2024),
· le redressement des comptes publics, revenus à l’équilibre cette année après une longue succession de déficits (5,4 % du PIB en 2023) - et l’assainissement du marché du logement : la suppression de l’encadrement des loyers a favorisé le retour de nombreux biens sur le marché locatif (hausse de 170 % à Buenos Aires) puis entraîné une chute des loyers en termes réels de l’ordre de 40 %.
Tous ces chiffres(*) sont parfaitement exacts (voir source en fin d’article) et nos deux presses ont l’une et l’autre raison. Si ce n’est que la première, enfermée dans son idéologie anti-marché, ne s’intéresse qu’aux aspects douloureux du redressement économique et s’en prévaut pour le refuser en bloc, tandis que la seconde, tout à son optimisme d’y trouver des solutions pour la France, ne voit que les bénéfices obtenus et attendus.
L’optimisme de cette dernière se trouve cependant justifié par les récentes prévisions du FMI : en 2025, l’Argentine retrouverait une belle croissance de 5 % et son inflation continuerait de choir jusqu’à 45 % annuel en fin de période, comme indiqué dans le tableau ci-dessous, extrait du « World Economic Outlook » publié en octobre dernier :
De plus, selon les calculs de l’Université catholique argentine à partir des données de l’Institut argentin de la statistique (INDEC), le taux de pauvreté de 52,9 % au premier semestre de 2024 se décomposerait en 54,9 % au premier trimestre 2024 et 51,0 % au second trimestre, semblant indiquer un début de reflux :
À prendre avec précaution, bien sûr, tant c’est léger, donc fragile. Il n’en demeure pas moins qu’un frémissement d’optimisme commence manifestement à poindre aussi en Argentine.
Javier Milei a été élu en novembre 2023 avec 55 % des suffrages, et après un plus bas de 46 % en octobre 2024, il a retrouvé une popularité proche de 50 % en novembre, même après l’amère potion qu’il sert aux Argentins depuis un an. Selon le même sondage, ces derniers sont 56 % à approuver la privatisation de la compagnie aérienne argentine et 54 % celle des entreprises publiques du pays. Concernant l’inflation, ils sont 57 % à penser que le gouvernement est en train de résoudre le problème :
Les Argentins voient la route s’éclaircir peu à peu devant eux et surtout, ils savent de quoi le passé était fait.
De pays riche et prospère grâce à son blé et ses autres ressources naturelles avant la Seconde Guerre mondiale, l’Argentine a plongé en 1946 dans les subventions, la redistribution, les emplois publics comme remède au chômage et le strict encadrement du peuple par le tout-État associé aux syndicats de travailleurs, sous la houlette autoritaire de Juan et Eva Perón et leur Parti justicialiste. Un régime essentiellement clientéliste, fondé sur le culte de la personnalité du généreux leader qui pourvoit à tout, dont l’Argentine n’est jamais vraiment sortie.
À partir des années 1960, ont suivi les dictatures militaires des généraux Videla puis Galtieri, la guerre des Malouines lancée et perdue par ce dernier contre le Royaume-Uni de Margaret Thatcher (1982), quelques épisodes de centre droit de courte durée et pas mal d’instabilité politique dans les intervalles.
Du péronisme, l’Argentine est passée au kirchnerisme au début des années 2000. D’abord Nestor Kirchner, puis son épouse Cristina, puis leur héritier Alberto Fernández, flanqué de Cristina comme vice-présidente, jusqu’en 2023. Même Parti justicialiste, même politique, même laxisme qu’auparavant dans le monétaire et le budgétaire et encore plus de corruption.
Résultat, la dette publique argentine a atteint 155,4 % du PIB en 2023 et comme cela ne suffisait pas à maintenir le pays à flot et à remplir toutes les poches, il a aussi fallu activer la planche à billets. D’où une inflation galopante culminant à 211 % à la fin de l’année 2023. Vous vous rappelez notre inflation galopante de 2022 et 2023 ? On parlait de 6 % à tout casser et c’était déjà l’horreur sociale. Alors 211 % ! Comment penser qu’il eût fallu s’en tenir au statu quo ?
Comparaison n’est pas raison, mais une telle situation me fait penser au traitement du cancer. Sans traitement, vous allez mourir à brève échéance, c’est une certitude. Avec traitement, vous avez des chances de vous en sortir. Mais voilà, le traitement est long, douloureux, difficile, vous perdez vos cheveux, vous vomissez partout, vous n’avez plus de forces ; j’en sais quelque chose. Mais au bout du tunnel, il y a l’espoir que la vie reprenne. Et quand, quelques mois plus tard, vous lisez dans votre premier bulletin d’étape « bonne réponse partielle au traitement », vous ne pouvez vous empêcher d’esquisser un petit sourire timide.
Les Argentins en sont là. Quant à Milei, il a commencé par prévenir ses compatriotes que les premiers temps seraient durs, puis sans attendre, il a sorti sa fameuse « motosierra » (tronçonneuse). Objectif, baisser les dépenses publiques de 5 points par rapport au PIB (de 38 % à 33 %, on y est), libéraliser le marché du travail, privatiser les entreprises publiques, assainir les finances et la monnaie et redonner envie aux investisseurs de se tourner vers l’Argentine :
- le nombre de ministères est passé de 18 à 9, celui des secrétariats d’État de 106 à 54 ;
· sur un objectif de baisse du nombre de fonctionnaires de 75 000 agents, 28 000 ont déjà été licenciés ; - 300 normes ont été supprimées ;
- une soixantaine d’agences d’État ont été soit fermées, soit sévèrement redimensionnées à la baisse, ou sont sur le point de l’être ;
- le parlement argentin a approuvé le programme de privatisation des entreprises publiques ;
- le peso argentin, notoirement surévalué, a été dévalué de 54 % (!) en décembre 2023.
C’est raide, mais à la mesure des décombres engendrés par le laxisme antérieur ; et comme je le disais, les résultats positifs commencent à se voir. Dès lors, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a peut-être là quelques leçons utiles à tirer pour la France d’aujourd’hui, asphyxiée qu’elle est dans ses dépenses publiques, sa dette et ses déficits de compétition. Mais nous sommes prévenus, ce sera douloureux. Douloureux à la mesure de notre dette publique de 3 300 milliards d’euros (soit 115 % du PIB).
Comment pourrait-il en être autrement ? On ne passe pas sans dommage de l’illusion de la dette et de la création monétaire débridée au monde réel. À ce propos, rappelons-nous que l’économiste Jacques Rueff qualifiait Keynes, grand inspirateur des politiques social-démocrates, de « magicien de Cambridge ». Pas pour s’extasier devant la puissance de ses raisonnements ou la justesse de ses recommandations, mais pour signifier qu’il avait un don incomparable pour inviter les politiciens à semer l’illusion en même temps que l’argent magique.
Les aides publiques, les subventions, le soutien social poussé à l’extrême dans les salaires, les emplois publics, les pensions et le blocage des prix, tout cela finit par créer une bulle de revenus parfaitement illusoires ne correspondant à aucun travail réel, à aucune création ou production réelle. Quand la bulle se dégonfle, soit sous l’effet inéluctable de la faillite et/ou de l’hyperinflation, soit auparavant par réforme économique du pays, les revenus en question s’évanouissent ou redescendent de plusieurs marches jusqu’à atteindre un niveau compatible avec l’économie réelle.
Il vous semblera peut-être curieux de me voir insister autant sur les grandes difficultés qui surgiront forcément d’un retournement libéral du pays. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, dit-on. Mais je fais partie de ces gens qui pensent qu’en politique, il faut tout dire avant, même les choses difficiles, pour pouvoir tout faire après. Dans la bouche de Javier Milei lors de son discours inaugural du 10 décembre 2023, même intention : « Je préfère vous dire une vérité qui dérange plutôt qu’un mensonge confortable. »
Notons au passage que ce discours de vérités désagréables est tout sauf populiste. Méfions-nous plutôt des politiciens qui passent leur temps à nous dire : avec moi, tout ira bien, je vais vous protéger, on va taxer les riches, on va renvoyer les étrangers, on va mettre des droits de douane, on n’a pas besoin de rembourser la dette, etc.
Et n’oublions pas que si période douloureuse il y a, c’est entièrement de la faute des politiciens qui ont préféré entretenir leurs électeurs dans l’illusion pour assurer leur réélection, certainement pas celle des politiciens qui auront suffisamment de courage pour réparer leurs dégâts, exactement comme les traitements du cancer, aussi lourds à supporter soient-ils, ne sont pas les responsables des désordres du cancer.
(*) La plupart de mes chiffres proviennent d’une intéressante note de conjoncture sur l’Argentine publiée le 15 novembre 2024 par notre Direction du Trésor. On y trouve notamment le tableau suivant :