Une culture du faire ensemble ou du bien vivre ensemble
Franck Fischbach, professeur de philosophie à l’université Paris I, est spécialiste de philosophie allemande. Ses recherches actuelles portent sur les domaines de la philosophie sociale, du travail et du capital. C’est justement sa connaissance précise de la philosophie allemande qui offre un appui pertinent à la réflexion qu’il déploie dans ce dernier ouvrage. Non seulement l’auteur garde l’œil tourné vers les transformations sociales possibles de notre époque, mais il va puiser ses ressources chez les « jeunes hégéliens » (Marx, Hess…) pour se ré-emparer de la question du « vivre ensemble ». Cette veine de pensée traverse entièrement l’ouvrage, en articulant la pensée de ces « jeunes hégéliens » à celle de Max Weber ainsi qu’à l’École de Francfort.
Il est certain, face à ce que nous appelons très souvent les « défis » du temps présent, les problèmes écologiques et climatiques, les dimensions économiques et politiques de l’existence, la complexité des relations inter-individuelles, qu’il nous faut nous concentrer sur la manière dont nous pouvons (ou nous devons) nous engager les uns vis-à-vis des autres, sur la mutualité de nos relations, et par conséquent sur ce « faire ensemble » ou « agir conjoint », reformulé à partir de l’allemand Zusammenwirken (Marx, Hess, Honneth…), qui fait le titre du livre. Les citations en exergue l’expriment de manière percutante : Moses Hess, Karl Marx, Émile Durkheim, Charles Taylor, Axel Honneth s’y côtoient dans un bel ensemble, indiquant que l’essentiel de notre réflexion sociale, de nos jours, doit porter sur le « nous », traduit ici en « faire ensemble ». L’auteur résume cela de la manière suivante : « Faire ensemble est l’exigence de notre temps, la tâche qui nous attend ».
Le faire comme relation
Cette citation puisée dans la conclusion du livre souligne que le « faire » est une dimension humaine centrale, mais qu’il ne convient pas de le réduire à des activités individuelles ou au travail. Le faire n’existe réellement que s’il articule les rapports sociaux et les relations sociales. De quoi s’agit-il ? D’une précision décisive pour ceux qui confondent rapports et relations, reprise de nombreuses fois, notamment dans une note conséquente de l’introduction. Fischbach étaye ce propos en ayant recours à John Dewey : une société n’est pas une communauté. La communauté est faite des relations, d’interactions directes entre individus. C’est proprement le lieu du « faire ensemble ».
Encore faut-il préciser deux choses : tout d’abord, dans notre contexte social et politique, les relations interindividuelles et interactives ont fait place à des rapports (sociaux), dont la propriété est de rester extérieurs aux individus et de provoquer l’exclusion réciproque (jalousie, concurrence…). Les relations, quant à elles, sont volontairement choisies par chacune et chacun. Ensuite le terme « relation », destiné à forger des « communautés », ne doit pas évoquer un retour aux communautés anciennes, closes sur elles-mêmes. Ce vocabulaire, sous la plume de l’auteur, désigne au contraire une ouverture sur des activités communes, une association d’individus qui désirent construire quelque chose ensemble.
Quoi donc ? Un « Nous ». Et un « Nous extensif », puisqu’il peut envelopper les non-humains, et conduire à la question de savoir si les humains et les non-humains sont capables de faire des choses ensemble. Un « Nous » qui est moins défini par la production des biens et des services que par des activités non productives, mais qui sont indispensables à l’existence et au maintien de la vie sociale en tant que telle.
Le mutuel ou la socialité
Mais se plonger dans l’ouvrage, c’est aussi rencontrer une foule d’auteurs anciens ou récents à partir desquels Fischbach construit son propos. C’est d’aileurs là que réside son originalité. L’abondance des références et l’omniprésence des notes en bas de page, qui renvoient à des ouvrages en général (Arendt, Butler, Descombes, Spinoza, Morizot, Viveiro de Castro…) indiquent plusieurs choses : d’abord que la réflexion de l’auteur relève d’une « communauté » de penseurs et de philosophes dont l’intérêt commun est de repenser nos sociétés ; ensuite que les questions qui nous taraudent (atomisation, individualisme) trouvent des formulations et des traitements différents selon les époques (modernes en général) ; enfin qu’un courant de mutualité, et sans doute de solidarité, parcourt la pensée philosophique depuis longtemps.
Certes, de nombreuses menaces pèsent sur la vie sociale contemporaine du fait de cette atomisation des individus. Le courant de socialité entre les personnes est soumis à des atteintes graves, qu’un « socialisme », au sens d’une défense des relations que le capitalisme ne cesse de cannibaliser, doit contrer. La situation des femmes, celle des soins aux personnes, du soin aux enfants, la sphère des relations interpersonnelles, pour n’évoquer que quelques exemples, sont au cœur de l’exploration proposée, marquée par la comparaison avec les pensées d’auteurs issus d’autres champs. Pensées de sociologues, historiens, écrivains, ou encore militants portant sur les relations mutuelles, qui donnent de l’ampleur au développement de l’ouvrage, et par conséquent justifient l’omniprésence des appels de note.
La coopération est la condition pour que nous concevions la société elle-même comme notre œuvre. Elle ne peut se réduire au vivre-ensemble, notion floue entendue de nos jours, aux connotations moralisantes. Ce vague vivre-ensemble n’est conçu que comme une forme de coexistence pacifique entre des individus ou des groupes. Il contourne l’essentiel : comment faire réellement société sans une coopération vivante ? Il s’intéresse à ce que nous avons ensemble, à ce qui serait une identité commune et non au « faire ». Il y a là loin de la préoccupation de Fischbach. Il pose que ce que nous pouvons faire ensemble résulte de ce que nous faisons effectivement, de ce à quoi nous collaborons.
Des appuis
Afin de penser philosophiquement la pertinence et la fonction potentielle de la notion de « faire ensemble », l’auteur prend des appuis dans l’histoire de la philosophie. Franck Fischbach ne choisit pas les philosophes grecs ou romains, dont les titres font certes écho aux problèmes de cohésion et de cité, mais se focalise d’emblée sur les modernes, et en particulier Hegel. Il est vrai que ce dernier échappe au naturalisme et au contractualisme, en affirmant que le social est présent à l’individu, autant que l’individu est présent au social, sans cesser d’être un individu. L’importance de cette formulation ne peut échapper aux lecteurs : elle met en avant les deux pôles autour desquels Fischbach articule son propos : les rapports et les relations sociaux.
Dès lors il convient bien de réfléchir à la manière de poser le problème des liens entre le « je » et l’« autre », et entre le « je » et le « nous ». De belles pages y sont consacrées, dans lesquelles l’auteur montre que le « nous » ne doit pas être pensé en termes d’addition des « je », mais comme un « je dilaté » en chacun(e), chaque « je » devant se reconnaître dans le « nous » qu’il forme avec les autres, et contre lesquels il se contracte lorsqu’il se referme sur lui-même ou lorsque les rapports sociaux l’isolent. L’éthicité hégélienne est bien centrale dans cette démarche, et l’idée que la réalité sociale repose sur l’agir ensemble des individus est non moins décisive.
L’exploration de ces appuis se poursuit alors de Hegel à Marx, de ce dernier à Georg Simmel, et ainsi de suite jusqu’à l’École de Francfort – l’enchaînement éclairant cette idée selon laquelle la société est d’abord le produit de l’action réciproque des humains. Voilà qui donne fort bien corps à l’idée de différencier clairement entre le fait, pour les individus, d’avoir quelque chose en commun, du fait, pour les individus, de se co-appartenir ou d’éprouver leur coappartenance mutuelle.