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Autopsie de la pulsion d’achat

Pourquoi désirons-nous obtenir un objet particulier, même si nous n’en avons pas besoin ? Comment expliquer que nous soyons prêts à dépenser une somme d’argent pour acquérir cet objet déterminé ? Quels sont les ressorts qui le rendent si éminemment désirable ? Économie de marché et inconscient a pour ambition de mettre au jour les raisons pour lesquelles nous voulons entrer dans l’échange économique, au moyen d’une « exploration systématique de la dimension inconsciente de l’échange marchand dans les catégories de la théorie analytique », un projet à la fois audacieux et original.

Les conditions de l’échange : marché et société

L’auteur expose en guise de préalables le cadre psychique et économique dans lequel nous entrons dans l’échange, celui de l’économie de marché, qui n’apparaît qu’à une époque donnée et qui a pour corollaires des changements de mentalité. Il apparaît ainsi évident que la disposition d’esprit de celui qui entre dans l’échange est lié à un acquis civilisationnel, par lequel l’individu qui désire un objet ne le prend pas de force, mais peut « reporter la jouissance en la symbolisant pour la transformer en désir ». La validité de l’échange est alors symboliquement garantie par un « tiers-validant », qui assure les partenaires de l’échange de la légitimité de leur action. Une économie de marché est une forme d’organisation sociale liant des acheteurs et des vendeurs qui n’ont entre eux d’autres rapports que l’interaction marchande, ce qui présuppose que l’activité économique soit une sphère autonome de la vie sociale et que la seule justification de l’échange se trouve dans sa capacité de répondre à l’intérêt individuel d’un marchand. Si en effet, à l’intérêt purement économique se mêlent des considérations morales ou religieuses (ai-je le droit de vendre ou d’acheter cela à telle personne), d’autres dimensions entrent en ligne de compte et compliquent l’analyse de l’échange en tant que tel.

Pour l’auteur, avant l’économie de marché, les deux partenaires de l’échange agissaient en ayant incorporé dans leur psychisme le père symbolique. Suivant Freud, en effet, la société repose sur un certain nombre d’interdits formulés par les frères après la mort factuelle du père, car le père mort se transforme en père symbolique source d’interdits. C’est en quelque sorte sous l’œil du père symbolique (et donc en accord avec ses lois et en craignant qu’une transgression de ces lois soit très dommageable) que se déroulent les échanges antérieurs à l’économie de marché. Car l’économie de marché, pour l’auteur, représente le moment où se transforment les structures psychiques puisque le père symbolique est refoulé et qu’un « complexe de normes morales et sociales […] remplace l'ancien impératif éthique ». Les Lumières auraient eu entre autres pour effet un affranchissement du père symbolique, en particulier parce qu’elles visaient faire sortir l’homme d’une forme d’immaturité et de minorité. Comme le dit l’auteur : « Le père symbolique ne meurt pas mais il se déplace. Il migre du devant de la scène vers ce que Freud appelle « ein anderer Schauplatz ». Cette autre scène, c'est l'inconscient. L'émergence d'une société de marché autour de l'auto-organisation consciente et voulue des agents individuels est concomitante de la constitution d'un inconscient dans le sens de la psychanalyse freudienne […]. Le père symbolique nié au niveau social continue ainsi à régir l'inconscient des agents individuels sans que ces derniers ne se retrouvent dans un signifiant maître commun, tel le totem ou son avatar, le Dieu des religions abrahamiques, ou dans la structure inaltérable des variantes du mythe d'Œdipe ». En lieu et place du père symbolique, on trouve une codification des valeurs et des comportements.

La désirabilité de l’objet

L’auteur met en évidence la cécité volontaire de l’économie, qui a longtemps prétendu que la valeur des objets était déterminée par leur fonction d’usage, et non par leur valeur d’échange. Autrement dit, les économistes ont expliqué que ce qui faisait la valeur d’un produit était son utilité, sa fonctionnalité et non sa désirabilité. En réfléchissant ainsi, l’économie faisait disparaître l’inconscient de la démarche de l’échange, puisque c’est la seule raison (à laquelle était trop souvent réduit le sujet de l’économie) qui, comparant l’utilité de différents produits, décidait de celui qu’elle voulait acquérir en fonction de critères visibles, objectifs et cohérents. Or ce que fait valoir l’auteur, c’est que, bien au contraire, « ce n’est jamais la valeur d’usage, associée au besoin et au plaisir, qui organise l’économie de marché. Cette dernière est polarisée, pour le meilleur et pour le pire, par la valeur d’échange qui se fixe dans un prix établi par des processus de mimétisme récursif. La valeur d’usage n’y est pour rien, même si elle peut fonctionner comme un prétexte utile, un « simulacre » (Baudrillard), pour mieux cacher les forces à l’œuvre. L’expérience sensible de la valeur d’usage se déroule dans le privé, voire l’intime, et se dérobe face à toute saisie épistémique. C’est la valeur d’échange qui se négocie pour établir un prix comme un indice public. Dans ce processus de convergence des inférences interpersonnelles, le représentant de l’objet d’échange, son signifiant, se détache des sensations procurées dans l’usage dont il est censé être l’expression. C’est précisément l’autonomisation du signifiant marchand qui mobilise une charge libidinale spécifique, ce qui rend l’approche analytique indispensable pour comprendre les forces à l’œuvre ».

Pour Jacques Lacan, le désir est caché à la conscience et l’objet véritable du désir consiste en un manque à être : c’est pourquoi il manque toujours quelque chose d’inconnu. Lacan appelle objet a l’objet cause du désir. Selon l’auteur, l’objet économique est ainsi « coloré et illuminé par l’objet a. Ce dernier relance chaque fois le désir pour des nouveaux objets économiques qui se révèlent les uns après les autres incapables de combler la béance laissée par la perte des objets de jouissance corporelle de la première enfance ». Pour rendre compte de ce que l’acheteur croit que va lui apporter l’objet, l’auteur s’appuie sur les travaux de Lacan, et en particulier sur son concept du « plus-de-jouir », dérivé du concept de plus-value dans les écrits de Marx, (et que l’auteur analyse soigneusement en lien avec le fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire l’idée que ce qui fait la valeur d’une marchandise, c’est sa forme de marchandise plus que sa valeur d’usage) en lien avec ce que Lacan appelle l’objet a. Pour schématiser, le sujet passe sa vie, pour Lacan, à désirer ce qu’il a perdu. Et il croit inconsciemment que l’objet a lui permettra de compenser sa perte. Dans l’échange marchand, l’objet économique désiré par l’acquéreur se donne comme « un pansement éphémère pour pallier la perte de ces objets perdus ». Ainsi, la marchandise se charge au moment de l’échange (et non au moment de l’usage) du surplus pulsionnel de l’objet a avant de susciter déception et frustration, parce que l’objet est toujours par principe incapable de nous combler dans les faits autant que nous avions pu inconsciemment croire qu’il le ferait. Mais l’insatisfaction dans laquelle nous laisse l’objet acquis nous pousse immanquablement à désirer un autre objet auquel nous prêtons la vertu de nous satisfaire complètement et durablement, de telle sorte que l’économie de marché fonctionne au rythme de l’alternance de nos désirs de marchandises et de nos déceptions.

L’auteur montre également qu’on appréhende l’objet convoité comme une « icône », c’est-à-dire comme un signe codifié, isolé de sa réalité matérielle – et de ses conditions de production. Ainsi quand on désire une voiture de telle marque, ce n’est pas la voiture qui roulera qui est l’objet du désir, mais le fait d’être le propriétaire d’une voiture de telle marque, comme si ce qu’on voulait acquérir se désolidarisait de sa réalité. Les marques en effet suscitent « la coïncidence des désirs dont la fonction principale est leur reconnaissabilité et leur désirabilité dans les yeux d’autrui ». L’attractivité de ces icônes est augmentée par la publicité qui lie dans notre imaginaire le signe-objet désiré à des valeurs auxquelles nous adhérerions inconsciemment. Ainsi, par exemple, l’auteur démasque dans certaines publicités ciblées une technique de phallicisation de l’objet marchand, au moyen de laquelle on lui associe des images de maîtrise et de force, supposées correspondre à l’image que les hommes voudraient renvoyer. Le consommateur n’aurait alors plus qu’à acquérir l’objet vanté pour trouver un bref apaisement de ses tensions libidinales au moment de l’échange, avant que l’usage de l’objet ne le fasse déchoir, et ne le réduise à sa valeur d’usage, nettement moindre. En effet, comme le formule précisément l’auteur, « la différence entre valeur d'échange et valeur d'usage se mesure précisément par le degré de phallicisation que l'objet est capable de soutenir dans le contexte de l'échange. Aucun objet ne fonctionnera comme phallus dans l'usage. Les consommateurs en ont jusqu'à un certain degré conscience ».

L’auteur examine la pensée d’Adam Smith, pour lequel, il y a un désir de sympathie inconscient en l’homme, et montre que ce qui rend un objet désirable est le fait qu’il procure de la sympathie, et non sa valeur d’usage. La recherche de cette sympathie et de la reconnaissance sociale structure les désirs des hommes. La sympathie s'installe chaque fois quand on reconnaît ses propres sentiments chez un autre. La motivation pour chercher cette harmonie des sentiments provient du désir de se sentir respecté et aimé, le moteur ultime des actions humaines. L'objectif principal des hommes dans la Théorie des sentiments moraux est donc d'être aimés, d'être respectés ou, pour le moins, de ne pas être méprisés. Le lien essentiel entre cette anthropologie smithienne et le monde économique est constitué par le fait qu'il est plus facile d'attirer de la sympathie si elle est attirée par des biens qu’on reconnaît facilement pour des signes extérieurs de richesse. C'est le désir de sympathie qui produit des agents économiques désireux de s’enrichir. Car la richesse en termes de bien reconnaissables est l'attribut le plus évident et le plus puissant qu'une personne puisse posséder pour inspirer de la sympathie. L’auteur montre que, pour Smith, ce que l’homme recherche dans la richesse, ce n’est pas la possibilité d’obtenir des marchandises pour leur valeur d’usage (bien-être, confort, sécurité) mais la sympathie, l'estime et l'approbation sociale qu'elle procure à son propriétaire auprès de ses pairs. Chez Smith, la richesse a avant tout une fonction sociale. Comme le souligne l’auteur, Smith considère ainsi que « la principale valeur d'usage d'un bien consiste en sa valeur d'échange. Un bien vaut pour son propriétaire ce qu'il vaut dans les yeux d'un autre, pas plus, pas moins ».

L’auteur s’appuie également sur les travaux de Jean Baudrillard, qui lui-même se fonde sur les travaux du philosophe Thorstein Veblen (1857-1929) et la notion de consommation ostentatoire. Avec les travaux de Baudrillard, nous comprenons que « le mode ostentatoire de la consommation ne se limite plus à des récréations coûteuses ou à l'acquisition de compétences valorisantes telles l'apprentissage d'un instrument de musique mais s'étend aux objets les plus banals et à la satisfaction des besoins les plus fondamentaux ».

L'auteur se livre aussi à une analyse de la pensée de Freud qui distingue deux modes de choix d'objet impliquant un investissement libidinal. Le premier est le choix dit par étayage, dans lequel l'objet choisi est censé reproduire la satisfaction ressentie au moment de la procuration des soins corporels par la mère. Du point de vue économique, il s'agit d'objets qui procurent une valeur d'usage. Le second choix se fait sur le mode narcissique. Dans ce cas, l'investissement libidinal de l'objet ne vise pas le plaisir mais la reconnaissance et l'amour. Ce narcissisme, appelé narcissisme secondaire, se tourne vers des objets capables de renforcer le moi idéal (la projection imaginaire de ce que j’aimerais être). Le narcissique choisit ses objets pour combler l'écart entre son moi, entendu ici dans le sens freudien comme l'ensemble des pensées et sensations conscientes, et son moi idéal. Contrairement à Smith, ce n'est pas le regard des pairs, du moins pas au premier abord, mais la propre image dans le miroir qui établit le moi idéal avec ses attributs extérieurs vérifiables. C’est pourquoi, pour que l'objet économique puisse accomplir sa fonction de compléter le moi idéal, il doit être socialement validé. En d’autres termes, on ne jouit dans l'échange marchand que d'objets socialement codifiés qui complètent le moi idéal.

Le volumineux ouvrage de Jan Horst Keppler développe d’autres nombreux points d’analyse, notamment sur la science économique en tant telle, mais il aurait été vain de tenter de rendre comptes de la somme de ses réflexions pertinentes et novatrices en quelques pages. Qu’il suffise d’indiquer que la qualité du soin apporté par l’auteur à expliquer, contextualiser et justifier ses pistes de recherches ne le cède en rien à l’originalité du propos.

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