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Un espion du KGB aux côtés du général de Gaulle ? Enquête sur l'affaire Pierre Maillard

Journalistes, élus, conseillers, diplomates… Ils ont tous fréquenté assidument l’Elysée. Leur autre point commun ? Ils étaient des espions du Kremlin. Le KGB et ses successeurs ont recruté ces "taupes" en misant sur l’idéologie, l’égo, parfois la compromission, souvent l’argent. Ils devaient rapporter tout ce qu’ils voyaient. Dans les grandes occasions, on les missionnait pour intoxiquer le "Château". Révélations sur la pénétration russe au sein du pouvoir français, jusqu’à la présidence de la République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron.

EPISODE 1 - Les espions russes au cœur de l'Elysée, nos révélations : comment la DGSI protège les présidents

EPISODE 2 - "André", l'espion du KGB au journal "Le Monde" : les derniers secrets d’un agent insaisissable

Il faut imaginer le contre-espionnage français fouiller dans le coffre de la voiture d’un proche du général de Gaulle, alors président de la République. Les policiers y cherchent – et trouvent – des documents classifiés "très secret", qu’il est interdit d’emporter avec soi. Les dossiers sont relatifs au retrait de la France de l’Otan et à l’emploi de ses troupes en Allemagne. Deux sujets qui passionnent l’URSS en cette année 1968. Pierre Maillard, le diplomate visé par cet étonnant fric-frac, est justement suspecté de trahir la France au profit des services secrets soviétiques.

Entre 1959 et 1964, il a été le conseiller diplomatique du "général", à l’Elysée. Son bureau donnait sur la cour d’honneur du palais, lui permettant d’observer au mieux les allées et venues, rappelle le diplomate Jean-Paul Alexis dans Au protocole du général de Gaulle. Entre 1964 et novembre 1968, cet homme "de gauche", s’amuse Jean Lacouture dans sa biographie de de Gaulle, devient… secrétaire général-adjoint à la défense nationale (SGDN). C’est-à-dire n° 2 de ce service de Matignon chargé d’accorder les habilitations secret-défense et de dresser les procès-verbaux des conseils de défense, les réunions du gouvernement les plus sensibles. En clair, la DST craint d’avoir laissé prospérer une taupe au sommet de l’Etat. Ce serait à coup sûr le plus grand scandale d’espionnage jamais vu en France.

Ce morceau de l’histoire confidentielle de la Ve République est resté secret pendant cinquante ans. Il est détaillé dans une "note blanche" de la direction de la surveillance du territoire (DST), l’ancêtre de la DGSI, que L’Express a pu consulter et authentifier auprès de trois sources. Ce document intitulé "Note sur le cas Maillard" est non signé et non daté, comme le veut la coutume au sein du renseignement, mais il est possible de le situer entre 1972 et 1975. Il récapitule les éléments collectés par les policiers contre Pierre Maillard, alors ambassadeur auprès de l’Unesco, à Paris. On y apprend qu’une très discrète enquête a été diligentée à partir de novembre 1967, avec l’accord préalable du Premier ministre d’alors, Georges Pompidou. Elle est justifiée par des échanges clandestins que le diplomate aurait entretenus avec des agents du KGB à Paris, entre 1956 et 1967. "Ces contacts n’ont été connus que par des interceptions téléphoniques et ne représentent donc qu’une faible part des contacts effectifs", relève la DST. Le secrétaire général-adjoint à la défense nationale est alors à son tour filé dans la rue, écouté au téléphone.

Cette investigation a tout à voir avec une autre affaire ayant empoisonné les relations diplomatiques franco-américaines. En décembre 1961, Anatoli Golitsyne, commandant du KGB, fait défection aux Etats-Unis. Avide de prouver sa valeur, il livre de nombreux noms d’espions. Concernant la France, il affirme, entre autres révélations, que le cabinet de Charles de Gaulle abriterait une taupe soviétique. John Kennedy écrit directement au président français pour le prévenir. Plusieurs délégations du renseignement français se déplacent pour interroger le transfuge ; il ne connaît pas l’identité de l’espion mais peut donner des précisions. Les noms de Jacques Foccart, Louis Joxe ou Georges Gorse circulent, mais ils sont rapidement disculpés. Devant ce qu’elle perçoit comme une inaction française, la CIA cesse de collaborer avec ses homologues.

"Un très important transfuge soviétique"

En 1967, l’écrivain américain Leon Uris utilise librement l’histoire dans Topaz. Le roman d’espionnage devient un best-seller, lui-même adapté au cinéma par Alfred Hitchcock dans l’Etau, en 1969. Philippe Thyraud de Vosjoly, ex-agent du renseignement français aux Etats-Unis, a chuchoté à l’oreille du romancier. Il fait alors savoir dans un article de la revue Life que Colombine, la taupe croquée par Uris, existe bel et bien. Au moment de la sortie de Topaz, l’Elysée rétorque à l’inverse au Monde, qui consacre un article à cet imbroglio, le 16 avril 1968, que "la mise en cause d'un collaborateur du président de la République constitue une affabulation grotesque, totalement dénuée de fondement".

Or tout dans l’enquête de la DST montre à l’inverse que l’exécutif prend ce soupçon très au sérieux. Le témoignage de Golitsyne est reproduit. Il est indiqué qu’un "très important transfuge soviétique" a déclaré que "le KGB avait pu se procurer à plusieurs reprises, entre 1958 et 1960, des renseignements auprès de ce qu’il appelait 'la chancellerie de la présidence de la République' et que cette source avait fourni notamment, entre 1958 et 1959, des informations sur la position française à l’égard d’un problème de l’Otan ".

Né en 1916, Pierre Maillard, agrégé d’allemand et diplômé de l’Ecole normale supérieure, a intégré le ministère des Affaires étrangères en 1942. Le diplomate a été en poste en Suisse, au Royaume-Uni et en Autriche, avant de devenir chef du très stratégique service du Levant, chargé du Proche-Orient, en 1954. Selon Jean Lacouture, le biographe du général de Gaulle, Maillard "ne cache pas ses sympathies socialistes et 'mendésistes'", et est "fort bien vu du monde arabe". C’est à cette époque que la DST a repéré de premiers contacts avec un officier du KGB. "D’août à septembre 1956, Monsieur Maillard a eu quatre contacts avec Gavritchev, troisième secrétaire à l’ambassade soviétique, officier important du KGB", écrivent les enquêteurs, qui considèrent que "le rôle officiel subalterne" de l’espion soviétique "explique mal" de tels échanges répétés avec "le responsable d’un service important du Quai d’Orsay". La troisième de ces rencontres a eu lieu le 11 septembre à 10 heures, "sur demande pressante" de Serguei Gavritchev, note encore la DST, qui dresse un "parallèle" entre ces entrevues et "l’affaire de Suez", ce conflit entre l’Egypte et Israël que l’URSS suit de très près.

Plusieurs découvertes déconcertantes

Au passage, les policiers mentionnent également que Serguei Gavritchev a été "l’un des manipulateurs de Pâques" à la même époque. Pas la moindre des précisions. Georges Pâques, haut-fonctionnaire à l’état-major de la défense puis au service de presse de l’Otan, a été convaincu d’espionnage au profit de l’URSS. Il a fourni des multitudes de documents, dont des plans de Berlin décisifs au moment de l’érection du mur, en août 1961. Persuadé de mener une mission au service de la paix, il est condamné à la prison à perpétuité en 1964. Or Pâques et Maillard étaient "amis", note la DST, et camarades de promotion à l’ENS. Durant l’enquête judiciaire, après son arrestation, Georges Pâques reconnaîtra d’ailleurs avoir livré deux biographies de Pierre Maillard au KGB. Il dira aussi avoir obtenu de Maillard… des documents officiels du quai d’Orsay sur la crise de Suez, immédiatement remis à ses officiers traitants.

La DST soutient que le diplomate a également entretenu des contacts avec Mikhaïl Tsimbal, alias Rogov, alors chef de poste du KGB en France, en 1958. Autre élément troublant, lors d’une perquisition chez le militant communiste égyptien Henri Curiel, ce dernier a tenté de faire disparaître des documents citant Pierre Maillard. "La première de ces notes se terminaient par une citation attribuée à Monsieur Maillard, la deuxième précisait, dans son second paragraphe : 'les renseignements qui suivent résultent d’une étude à laquelle nous nous sommes livrés après avoir consulté Maillard, Pons et Brunet du quai d’Orsay'", exposent les policiers.

Pendant son enquête lancée en novembre 1967, la DST fait plusieurs nouvelles découvertes. Au cours d’une filature du SGDN-adjoint, les enquêteurs constatent "la présence très voisine de l’attaché naval-adjoint soviétique Rodionov". Ce diplomate "appartient au GRU", le renseignement militaire, indiquent les policiers. Il rentre ensuite à son ambassade "après avoir accompli un parcours de sécurité". Les enquêteurs ont l’impression d’avoir été à deux doigts de surprendre une rencontre clandestine avec Maillard. Sur le plan politique, les policiers ont la surprise de constater que Maillard sollicite et obtient un rendez-vous avec François Mitterrand, au domicile de ce dernier, le 23 juillet 1968. Le 19 mai 1968, lorsque Pierre Mendès France demande au pouvoir de se retirer, l’ex-conseiller de de Gaulle s’en "réjouit", indique la DST, qui écoute ses conversations au téléphone. Ultime bizarrerie, lors d’une mission à Helsinki, du 22 au 29 juin 1972, Maillard "a fait une escapade dans un pays voisin où il devait rencontrer un ami", a indiqué une "source sûre" à la DST. Les policiers en concluent qu’il s’agit "sans aucun doute d’un voyage à Moscou qui est resté totalement clandestin".

"Un interlocuteur de choix"

Las, ces soupçons mis bout à bout ne font pas une culpabilité. En 1979, après une période de légère disgrâce, Pierre Maillard devient ambassadeur de France au Canada. Trois ans plus tard, il est nommé conseiller de Jean-Pierre Chevènement, ministre de François Mitterrand. Dès les années 1970, il a intégré des groupes d’experts du Parti socialiste. "Je me souviens d’un homme timide, réservé, qui ne se mettait jamais en avant, ne disait jamais qu’il avait travaillé avec le général de Gaulle. Il était couleur de muraille. J’ai beaucoup de mal à l’imaginer espion", témoigne Henri Fouquereau, fondateur avec lui du très souverainiste Forum pour la France. En 2005, Maillard s’était engagé contre le référendum sur une constitution européenne, après avoir tempêté contre l’usage de "l’anglo-américain", comme langue commune en Europe, comme il l’avait indiqué dans une tribune au Monde titrée "gare à la colonisation culturelle", en juin 1985. "C’était un universitaire de grand talent, très modeste. Je n’ai eu que de bons renseignements à son égard. Le fait qu’il ait été conseiller de de Gaulle avait une certaine valeur pour moi", indique Jean-Pierre Chevènement. Contacté, son fils Jean-François Maillard balaie les suspicions : "Ce sont des ragots absurdes. Ce n’était pas du tout l’esprit de mon père. La DGSE en particulier ne supportait pas qu’il ne soit pas atlantiste. En 1979, sa nomination comme ambassadeur en Chine a été empêchée par le département d’Etat américain, c’est ça la vérité".

Dans La DST sur le front de la guerre froide (Mareuil), publié fin 2022, Raymond Nart, Jean-François Clair et Michel Guérin, ex-directeurs-adjoints du service secret français, reviennent rapidement sur cette affaire. "Une hypothèse de travail a été bâtie autour de Pierre Maillard", écrivent-ils, en citant Golitsyne. Pierre Maillard est mort le 22 juillet 2018 à 102 ans, "sans que sa culpabilité ait été formellement établie", précisent les trois policiers. Dans Les visiteurs de l’ombre (Grasset), publié en 1990, Marcel Chalet, directeur de la DST entre 1972 et 1975, cite le cas d’un haut-fonctionnaire ayant "occupé parfois d’importantes fonctions dans l’appareil d’Etat" et dont les contacts avec des diplomates soviétiques "s’étaient toujours situés au niveau du résident ou du résident-adjoint du KGB". Pour la DST, cela signifiait "qu’il constituait un interlocuteur de choix", voire "qu’il était un collaborateur du KGB". Après une enquête, constate Chalet, "le dossier s’épaissit sans que rien ne fût obtenu qui permette d’envisager une quelconque suite judiciaire". Le chapitre suivant a été pensé comme un clin d’œil, nous a confirmé son co-auteur, Thierry Wolton. Son titre ? A colin-maillard avec les espions.

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