Incontournable aux Pays-Bas, la géothermie ne prend pas en France… et pourtant
Aéroport d’Amsterdam Schiphol, début décembre. La nuit a déjà enveloppé le ciel hollandais. Jérôme Stubler, le président d’Equans, invite à "un voyage dans le futur". Pour celui-ci, les avions sont superflus. Direction le parking souterrain d’un immeuble de bureaux non loin des terminaux, où une enfilade de tuyaux, pompes et échangeurs a remplacé les voitures. L’entreprise française, cédée par Engie à Bouygues en 2022, y finalise l’installation d’un système de géothermie peu profonde nommé Ates (Stockage intersaisonnier de chaleur, en français), qui sera prêt en février 2025. L’outil idéal, estime le patron, pour "franchir une nouvelle frontière : celle de la décarbonation de la chaleur".
L’Ates utilise l’eau du sous-sol comme réservoir naturel pour stocker l’énergie thermique à long terme. Aux Pays-Bas, sa température dans les nappes phréatiques est d’en moyenne 12 °C. En hiver, l’eau prélevée dans un premier puits, profond d’environ 80 mètres, passe dans une pompe à chaleur, permettant de chauffer les bâtiments, avant d’être refroidie puis réinjectée dans une seconde cavité souterraine. En été, chemin inverse pour rafraîchir les locaux et se passer de la climatisation. L’eau des deux poches, distantes de près de 300 mètres, ne se mélange pas, garantissant la possibilité de puiser du chaud ou du froid selon la saison. Une ressource renouvelable, locale et presque invisible. "Elle doit nous permettre d’être 'zéro émission' en 2030, avec vingt ans d’avance sur l’objectif national", sourit Jörgen Pikker, responsable immobilier pour Schiphol. Le quartier de l’aéroport - dont le terminal 3 - compte déjà plus d’une vingtaine de systèmes Ates, dont l’un des plus anciens du pays, presque tous signés Equans. Et ce n’est pas fini : l’exploitant va encore investir 6 milliards d’euros dans les six prochaines années, notamment pour équiper les terminaux 1 et 2.
"Plus aucun bâtiment dans le pays ne se construit sans ce genre d’installation", assure Richard Dujardin, vice-président exécutif d’Equans, en charge des Pays-Bas et de la Suisse. A quelques kilomètres de l’aéroport, le bâtiment d’accueil du parc de Keulenhof, célèbre pour ses millions de tulipes colorées, en est équipé. L’hôpital Zuyderland, dans le sud du territoire, qui date du milieu des années 2000, bénéficie de cinq paires de puits – eau froide et eau tiède – lui permettant d’être l’un des meilleurs du pays en matière d’efficacité énergétique. Plus récent, le Brainport Industrie Campus (BIC), sorte de Station-F à la sauce hollandaise et au style industriel, jouit lui aussi de son propre système Ates. De quoi garantir à la cinquantaine d’entreprises axées haute technologie et robotique, comme Philips ou ASML, le géant des semi-conducteurs, un chauffage totalement dispensé du gaz naturel.
Terrain propice en France
Pendant des décennies, les Pays-Bas se sont enrichis grâce à de généreux gisements fossiles, et notamment celui de Groningue. Au point de devenir l’une des nations les plus prospères du continent. Mais de nombreux séismes provoqués par l’exploitation gazière, et les questions de sécurité sous-jacentes, ont poussé le pays vers un changement radical. Les problèmes de disponibilité électrique, avec un réseau très congestionné, n’ont fait que complexifier le casse-tête hollandais. Les autorités ont donc cherché toutes les solutions possibles pour réduire rapidement leur consommation de gaz. La géothermie en a bénéficié… Equans aussi, puisque le spécialiste des énergies et des services a déjà construit près de 700 installations.
Celles de Schiphol permettent à l’aéroport d’éviter la consommation, chaque année, de 625 000 m3 de gaz. Si "l’autre pays du fromage" fait figure de bon élève dans ce domaine, il n’est pas le seul : la Belgique, la Suisse ou l’Allemagne ont également fortement investi dans la géothermie. La France, elle, n’y est pas : l’ensemble des projets, toutes technologies confondues, n’y représentent que 1 % de la chaleur produite, d’après les chiffres du gouvernement.
Le potentiel géothermique existe pourtant. Cette énergie renouvelable serait disponible sur la quasi-totalité du sol français. Dans le détail, "entre 50 et 60 % de la population pourrait avoir accès à du stockage intersaisonnier", affirme le président d’Equans, auparavant à la tête de Vinci Construction. Ce système requiert certaines conditions de sol : il faut des aquifères (des roches abritant de l’eau) et un souterrain poreux où l’eau se déplace lentement. Les Pays-Bas sont bien dotés, surtout l’aéroport d’Amsterdam, construit sur un ancien polder. En France, les grands bassins sédimentaires réunissent à peu près les mêmes critères : le nord, l’est, et un couloir Paris-Bordeaux en passant par le Centre-Val-de-Loire, ainsi que les vallées alluviales. "La notion de climat est aussi importante pour le succès d’un Ates, poursuit Jérôme Stubler. C’est parfait pour le nord, mais pas intéressant pour le sud, où il fait trop chaud."
Coûts et procédures
Moins de cinq projets sont pour le moment opérationnels. Quelques autres, au fonctionnement analogue, sortent de terre, comme celui de l’écoquartier Nanterre Cœur Université (Hauts-de-Seine), où plusieurs dizaines de sondes géothermiques offrent un stockage intersaisonnier. "La technique est en place, certifie David Coutelle, président de la commission géothermies du Syndicat des énergies renouvelables (SER), également directeur des métiers au bureau d’études Ginger Burgeap. Sauf que deux freins persistent. Le premier est réglementaire : les procédures, qui reposent sur le code minier, sont longues pour les grands projets. Le second, sûrement le plus important, est le coût : c’est très économe une fois en fonctionnement, mais très cher en investissements. C’est rentable si on raisonne sur le long terme. Ce qui n’est pas toujours le cas…"
Le patron d’Equans, qui aimerait multiplier son système en France, regrette que certains échecs passés aient refroidi les esprits sur le développement de ces solutions. "Il y a eu des contre-performances dans les années 1980-1990, avec des installations tombées en panne en raison d’un manque de suivi, obérant un peu leur essor", convient David Coutelle. Or la donne a changé avec le besoin urgent de réduire les émissions de CO2. Dans un rapport publié en décembre 2023, l’Académie des technologies juge que "le stockage intersaisonnier de chaleur est un atout pour le climat et pour la souveraineté. Cela permettrait de décarboner à moindre coût dans la durée, de le faire en utilisant moins d’électricité notamment en période de pointe de consommation, de valoriser plus efficacement que d’autres procédés des surplus d’électricité renouvelables".
Le gouvernement en a, semble-t-il, pris conscience. Il a présenté en février 2023 un plan d’action pour accélérer le déploiement de la géothermie. Deux mois plus tard, la ministre de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, visitait un site d’Equans aux Pays-Bas équipé d’un système Ates. Mais depuis, peu d’avancées. "Si le plan n’est pas porté, ce n’est pas suffisant. Et si on ne prend pas de choix tranchés sur les énergies fossiles – ici le gaz, le principal concurrent de la géothermie -, on ne progressera pas", déplore le responsable du SER. Les incertitudes politiques et budgétaires, notamment sur le budget de l’Ademe et du fonds chaleur, n’ont pas arrangé la situation.
Pourrait-elle changer avec François Bayrou comme Premier ministre ? Le Béarnais est un soutien de la filière. Le plan d’action gouvernemental est d’ailleurs tout droit issu d’un rapport publié quelques mois auparavant par le Haut-commissariat au plan, instance qu’il dirigeait. Fin 2022, le maire de Pau a même poussé pour la création d’une nouvelle formation à la géothermie de surface à l’Ecole française de forage, située à Lescar, dans la banlieue de sa ville. Reste désormais à savoir s’il aura assez de latitude pour porter cet engagement depuis Matignon.