Mal de maires
Dans les hautes sphères administratives, tout le monde est convaincu que le mille-feuilles territorial et la fonction publique qui va avec nous coûtent un pognon de dingue. Cependant les élus locaux ont de solides arguments pour résister aux coups de laminoir envisagés à Paris.
Dans les années 1990, les cours de Sciences-Po parlaient des « grandes lois de décentralisation ». Le pouvoir se rapprochait du peuple. Aujourd’hui, on ne sait plus comment se dépêtrer de cette usine à gaz territoriale devenue pompe à fric. Début octobre, la Cour des comptes a rendu public un rapport pointant une dérive des dépenses des collectivités (communes, départements et régions). L’analyse des sages de la rue Cambon est assortie d’une proposition : se séparer de 100 000 agents de la fonction publique territoriale (FPT) pour économiser 4 milliards d’euros par an.
Agacée, l’AMF (Association des maires de France) a rejeté en bloc les chiffres comme les propositions du rapport. Les élus locaux n’en démordent pas : leurs collectivités, qui ne cessent d’assumer de nouvelles compétences, ont besoin de personnel. Ce n’est pas chez eux qu’on trouvera du gras. Résultat, Michel Barnier, qui dans une de ses premières moutures budgétaires pensait leur imposer un régime minceur de 5 milliards d’euros, a battu en retraite. Au-delà des polémiques, ce dialogue de sourds entre l’État et les collectivités par le truchement de la Cour des comptes met en lumière une question fondamentale : qui fait quoi et qui paie quoi ?
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Dans cette affaire, tout le monde a raison et tout le monde a tort. Pour le comprendre, il faut mettre de côté les « villes-mondes » comme Paris, où se trouvent les plus grands centres de décisions et qui attirent les talents internationaux, pour s’intéresser aux communes plus modestes, dans lesquelles vit la majorité des Français. Sur ces territoires, qui font le charme du pays, le maire n’est pas seulement un dirigeant, il est un pilier social, l’incarnation de l’existence même d’une communauté politique.
Recruter est une course d’obstacles pour les élus locaux
L’édile d’une ville moyenne confie, non sans une pointe d’amertume : « Il y a des agents que nous conservons simplement parce qu’ils ne trouveraient jamais un emploi ailleurs. Les licencier créerait un drame. Je suis le premier employeur de la ville ! » Un « maire poule » en somme. Et d’ajouter : « Quelques dizaines d’autres glandouillent, mais ils sont intouchables à cause du statut des fonctionnaires. » La gestion des ressources humaines dans la FPT, ce n’est pas seulement une affaire de comptes, mais de parents qu’on croise au marché, d’enfants qu’on a vus naître. Et puis, il y a tous ces risques de procès si l’on touche à un cheveu du personnel. Sans oublier les calculs électoralistes et leur volet clientéliste. Les maires se trouvent souvent face à des dilemmes difficiles à trancher.
En prime, recruter est une course d’obstacles pour les élus locaux, qui doivent en permanence jongler entre statuts et contraintes administratives. Surtout que les agents de la FPT, majoritairement de catégorie C (71,3 % contre 20 % pour l’État), souffrent d’une rémunération modeste et ne bénéficient pas des mêmes avantages que leurs collègues de la fonction publique d’État. Nombre de ceux que nous avons interrogés indiquent, par exemple, ne pas disposer de titres-restaurant.
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Un indicateur clé permet cependant d’esquisser une analyse comparative : le taux d’encadrement, qui mesure le nombre d’agents municipaux pour 1 000 habitants. À première vue, ces chiffres semblent éclairants. Avec 20 agents pour 1 000 habitants, la commune du maire cité plus haut affiche un ratio similaire à des villes comme Rennes ou Angers, mais largement supérieur à celui de métropoles comme Marseille (13,8) ou Lyon (14,3). « On ne peut pas comparer les mairies sur le simple taux d’encadrement, cela dépend énormément des niveaux de gestion territoriale », relativise le maire. Il n’a pas tort. Un directeur de mairie en Île-de-France explique : « Nous avons de nombreux équipements sportifs et culturels qui profitent aux habitants des communes voisines, mais ce sont nos agents qui les gèrent. » Ces disparités brouillent les comparaisons.
La nécessité d’une simplification drastique du mille-feuilles administratif
Reste un constat implacable : la décentralisation, amorcée par la loi Defferre en 1982, a multiplié les échelons administratifs. Et les « mutualisations » annoncées n’ont pas toujours fait diminuer les effectifs. Car il ne suffit pas de répéter que « le service public a un coût légitime ». Il faut répondre aussi à la question : ce coût est-il optimal ? Or, malgré des dépenses conséquentes, le citoyen moyen continue de pointer du doigt la qualité des services publics, qu’il juge insuffisante. L’exemple de Montpellier est édifiant. Entre 2015 et 2021, la Ville a vu ses charges de personnel augmenter de 18 millions d’euros, tandis que ses effectifs passaient de 3 510 à 3 710, malgré une mutualisation avec la métropole et une externalisation de certains services. « Toujours de bonnes raisons d’embaucher, mais peu de critères objectifs pour évaluer l’efficacité », alerte un rapport de la chambre régionale des comptes d’Occitanie.
Dans les plus petites villes, le sujet est tout autre. En Île-de-France, un élu raconte comment sa commune a privatisé la gestion des crèches : « Cela a réduit les coûts et satisfait les parents, mais les anciens agents municipaux ont été maintenus jusqu’à leur départ en retraite. » Une transition peu optimale, qui s’explique à la fois par les difficultés administratives quand on veut réaffecter un agent, et par l’effet « petite ville » où tout le monde croise tout le monde.
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À ces problématiques s’ajoutent les nouvelles missions confiées aux communes, comme la délivrance des passeports ou des cartes d’identité. Dans une autre mairie d’Île-de-France où nous avons enquêté, deux agents ont dû être embauchés pour cette tâche, alors que les recettes générées reviennent intégralement à l’État.
Pour les élus et les fonctionnaires locaux, la solution passe par une simplification drastique du mille-feuilles administratif et une autonomie accrue. « Laissez-nous faire les grands choix dans un cadre légal clair et égal pour tous, assuré par l’État », plaide un maire. Les grilles salariales figées, la rigidité statutaire et le manque de flexibilité découragent les talents, particulièrement chez les cadres, et ne permettent pas d’attirer des techniciens hautement qualifiés. Bref, il ne faut rien s’interdire. Surtout pas de réfléchir à la pertinence d’un statut protecteur qui finit par pénaliser tout le monde, y compris les principaux intéressés.
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