La méthode gagnante d’Eric Lombard, le nouveau patron de Bercy : "Pour réussir, il lui faudra…"
"Il coche toutes les cases". Qu’ils soient élus, économistes, anciens collaborateurs, grands patrons ou proches, tous ou presque ont étonnement prononcé la même phrase au moment où nous leur demandions de commenter la nomination récente d’Eric Lombard à la tête d’un grand Bercy. Après sept années passées à diriger la Caisse des dépôts - un record de longévité depuis le mandat de Robert Lion dans les années quatre-vingt -, cet ancien banquier vient d’être propulsé ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique. Une consécration pour ce spécialiste de la finance se revendiquant de gauche et se définissant comme un éternel rocardien. L’été dernier, son nom avait un temps circulé pour Matignon.
Son nouveau poste à la fois convoité et redouté au vu de la situation actuelle, Eric Lombard le doit beaucoup à son mandat teinté de succès à la direction générale de l’institution financière bicentenaire. Lorsque Emmanuel Macron le désigne en 2017 pour prendre la suite de Pierre-René Lemas, il a pourtant tout à prouver. Son profil détonne et une tradition se brise : contrairement à ses prédécesseurs, le nouveau patron du bras armé de l’Etat n’est pas passé par l’ENA. Mais Eric Lombard a d’autres arguments à faire valoir. "Il a un parcours équilibré, entre une carrière professionnelle brillante dans l’entreprise centrée sur la finance et un intérêt constant porté à la chose publique, notamment sur le plan social et environnemental", brosse Bernard Spitz, son ami de lycée et ancien président de la Fédération française des sociétés d’assurance.
Conseiller ministériel de Michel Sapin entre 1991 et 1993, Eric Lombard n’a jamais perdu de vue l’intérêt général. Pur produit de la banque lors de ses premières années chez BNP Paribas, il met un pied dans le monde de l’assurance chez Cardif avant de partir chez Generali France. "Cette double expérience de la banque et de l’assurance lui permet de comprendre les bilans, les mécanismes financiers et les effets qu’ils peuvent produire", avance Marie-Claire Capobianco, membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts - composée de parlementaires et de personnalités qualifiées - qui a côtoyé Eric Lombard au comité exécutif de BNP Paribas. Une connaissance fine de l’économie bienvenue à l’heure où le cas français - avec un déficit attendu à plus de 6 % en 2024 et une dette qui n’en finit plus de filer - se retrouve dans le viseur des marchés. "S’il y a une ministre comme Elisabeth Borne capable de dire qu’elle ne connaît rien au sujet de l’éducation, à l’inverse, on peut se féliciter qu’Eric dispose de toutes les compétences pour être ministre des Finances", raille le dirigeant d’une des filiales de la Caisse des dépôts.
Une méthode managériale éprouvée
Aura-t-il cependant les coudées franches à Bercy comme ce fut le cas au sein de la "vieille dame" ? Dès son arrivée rue de Lille, Eric Lombard a pu mettre en pratique une méthode qui a porté ses fruits lors de ses années dans le privé. "La hauteur de vue et la confiance qu’il inspire, avec une autorité qui est à la fois bienveillante et exigeante, tout en étant très accessible, m’ont tout de suite frappé", raconte Olivier Sichel, qui vient d’être nommé directeur général par intérim de la Caisse des Dépôts, après avoir été son second pendant sept ans. Cet énarque parle même d’un "modèle managérial" avec "une très large délégation et une responsabilisation avec beaucoup de confiance, et aussi des points de contrôle assez fréquents. Comme il y a beaucoup d’écoute et une facilité d’accès, le partage de l’information est aisé, y compris s’agissant de difficultés". Pour l’économiste Emmanuelle Auriol, nommée il y a un peu plus d’un an et demi membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, "il est aussi un meneur extrêmement soucieux de l’égalité hommes femmes. Cela crée un climat de respect. Il sait s’entourer et valoriser les gens autour de lui. C’est ce qu’on attend d’un capitaine à bord."
Car la Caisse de dépôts est une hydre où cohabitent plus d’une vingtaine d’entités, dont certaines comptent plusieurs milliers de salariés comme La Poste ou BPI France. "Ses qualités relationnelles et sa capacité d’écoute ont fait qu’il a pu manager de façon très humaine des personnalités marquées à la Caisse des dépôts comme Nicolas Dufourcq (BPI France) et Philippe Wahl (La Poste)", décrit Marie Claire Capobianco. A son arrivée, Eric Lombard ne bouscule pas l’ordre établi et laisse une certaine liberté aux différents dirigeants du groupe. "Nous avons un mode de fonctionnement coopératif. Certains patrons considèrent que la compétition interne est saine. Nous avons prôné un partage très clair des rôles entre les différentes entités", explique Olivier Sichel.
La modernisation de la Caisse
En revanche, la Caisse des dépôts va connaître sa petite révolution. Bousculer, tout en réduisant ses dépenses. C’était en quelque sorte la feuille de route que lui avait fixée le chef de l’Etat pour faire évoluer l’institution vers plus de modernité. Eric Lombard n’attend pas avant de se mettre en valeur. Moins de six mois après sa nomination en décembre 2017, il annonce la création de la Banque des territoires. La nouvelle marque est actée dans son bureau avec Olivier Sichel et une poignée de collaborateurs. Cette entité est depuis devenue une référence du financement sur le temps long des projets des acteurs territoriaux comme les collectivités et les entreprises. "On sous-estime ce qu’elle apporte au pays. Elle transforme nos territoires. C’est un annuaire de belles histoires", assure Nicolas Dufourcq. Le directeur général de la BPI, filiale de la Caisse des dépôts, assure qu’aucune autre banque n’est capable de réaliser ce que fait au quotidien la Banque des territoires. "C’est de l’ingénierie sociale. Il faut un nombre incalculable de réunions, convaincre l’élu, le commerçant, l’hôtelier".
Autre grand chantier auquel s’attaque Eric Lombard : le rapprochement en 2018 entre CNP Assurances et la Banque Postale. Nom de code : opération Mandarine. "Il a été un acteur clé. C’était un sujet qui était pourtant très discuté à l’intérieur même de la Caisse des dépôts. Comme il connaît le monde de l’assurance, il avait tout de suite compris que le modèle de la CNP était vulnérable sans réseau de distribution propre", commente-t-on du côté de La Poste. "L’opération Mandarine était un nœud gordien. Nous partions d’un sujet byzantin de co-contrôle de la CNP. Nous avons renversé la table. Eric Lombard a eu une approche très directe et révolutionnaire", complète Olivier Sichel. L’opérateur des services postaux était alors en grande difficulté, sa branche de distribution étant largement déficitaire, il fallait diversifier ses activités afin de compenser les pertes massives.
Difficile à infléchir
Comme à chaque nouveau mouvement, le directeur général de la Caisse des dépôts impose un cap. Et quand une décision stratégique est prise, il s’avère souvent impossible de lui faire changer d’avis. "Quand il est parti sur une option, il est très difficile de faire infléchir. Il cherche toujours à trouver une justification sociale, même si c’est antisocial", affirme Jean-Philippe Gasparotto, secrétaire général CGT à la Caisse. Comme lorsque Eric Lombard acte en 2023 la vente du chalet de Courchevel - détenue par l’établissement public et mis à disposition de ses salariés - pour 64 millions d’euros à un fonds d’investissement. "Son premier argument était : ce n’était pas bon pour les agents de la Caisse. La vie est trop chère dans cette station", relate le syndicaliste qui souligne une forme de contradiction chez son ancien patron. "Il plaide publiquement pour rétablir un meilleur équilibre dans la répartition des revenus du capital, mais il fait à peu près l’inverse à la Caisse des dépôts. Il doit respecter aussi les valeurs du marché. In fine, c’est le deuxième item qui l’emporte."
Lors de son discours d’investiture, le nouveau locataire de Bercy a déclaré que "trop de nos concitoyens ont des revenus insuffisants pour vivre dignement et il nous faut ici travailler à une meilleure répartition des revenus, augmenter dans les mêmes mouvements, la quantité de travail et aussi la justice sociale". Des principes qu’il n’a pas toujours appliqués. Comme en 2019. Eric Lombard fait alors le choix de ne pas renouveler les contrats à durée déterminée des jeunes collaborateurs du groupe public. "Il y a eu un dépassement budgétaire en partie dû aux autorités de tutelle. Il a donné un grand coup de volant. Les premiers à morfler ont été les jeunes. Cela nous a beaucoup choqués collectivement", se souvient Patrick Borel, secrétaire du Comité mixte d’information et de concertation et délégué syndical CFDT.
Avec les syndicats, les relations auront été cordiales. "Ce n’est pas le patron qui a joué le plus au théâtre avec nous. Il honorait toujours les rendez-vous", poursuit Patrick Borel. La plupart ont salué la prise de contrôle d’Orpea, en décembre 2023, par un groupement mené par la Caisse des dépôts. Le groupe d’Ehpad sort alors tout juste d’une crise sans précédent après la publication du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet qui révélait les cas de maltraitance de résidents et une course effrénée à la rentabilité. Encore une fois, Eric Lombard a joué un rôle fondamental dans l’opération. "C’est une preuve de son courage. Il a été très tôt intéressé par ce qu’était Orpea, alors que la réputation du groupe n’était pas la meilleure. L’équipe avait certes été changée, mais l’histoire passée était encore récente. Il a mis tout son poids dans la balance pour convaincre la commission de surveillance de la Caisse des dépôts de donner son accord", se rappelle Laurent Guillot, le PDG d’Emeis - anciennement Orpea - depuis 2022.
Le budget, son prochain défi
Le portefeuille de participation de la Caisse, Eric Lombard l’a largement fait évoluer durant son mandat. Prochainement, c’est l’un des principaux groupes de transport public français, Transdev, qui va passer sous pavillon privé. En 2021, l’institution financière a cédé 42 % de la société d’ingénierie Egis au fonds Tikehau. "Il a toujours eu une vision financière", regrette Patrick Borel. Avec des résultats probants : en 2023, le groupe public a dégagé un résultat net de 3,9 milliards d’euros, contre 1,9 milliard d’euros en 2017. "Ce n’est pas un exemple d’économie, nuance toutefois un membre de la Commission des finances de l’Assemblée nationale. La Caisse des dépôts est une institution unique. C’est un modèle un peu à part. Personne ne lui a remis la médaille d’or de la gestion interne et on ne peut pas dire que c’est une performance particulière."
Avec le recul, beaucoup s’accordent à dire qu’Eric Lombard sera parvenu à moderniser la Caisse. "Elle ne s’est jamais aussi bien portée. En sept ans, il aura été le plus grand directeur général depuis Robert Lion. Si on le compare à Pierre-René Lemas, il n’y a pas photo, tandis que Jean-Pierre Jouyet n’était pas fait pour le métier. Il faut des hommes d’entreprises, cela ne peut pas être des préfets", juge l’un des dirigeants du groupe.
Désormais grand argentier de l’Etat, Eric Lombard va devoir s’attaquer à une tâche bien plus complexe : monter un budget d’ici la mi-février. "Il va être un formidable ministre des Finances. C’est un excellent technicien et absolument pas démagogue. Il est incroyablement préparé", veut croire Nicolas Dufourcq de BPI France. Tout ne dépendra pas de lui. La précédente censure du gouvernement Barnier l’a montré : les désaccords politiques prennent souvent le dessus sur le fond. "Il a le profil pour rassurer les marchés, même s’ils jugeront sur les actes. Pour réussir, il lui faudra disposer des moyens suffisants et négocier avec les forces politiques en présence", anticipe son ami Bernard Spitz. Quant à Bercy, l’adaptation devrait être express. Et pour cause. "C’est un observateur de la vie politique, il connaît très bien les acteurs. Il est en relation permanente avec le ministère de l’Economie. La caisse et l’Etat ont des rapports quotidiens sur les politiques publiques", rappelle Jean-René Cazeneuve, le président de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts. D’après lui, il faudra "un alignement des planètes politiques", pour qu’un budget soit bouclé en temps et en heure. Un consensus qu’il va falloir aller chercher, au risque de ne pas faire de vieux os.