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Dassault, une famille politique : manoeuvres électorales et liens avec Emmanuel Macron

Etant passé, comme d’ordinaire, par la secrétaire pour obtenir rendez-vous, Victor Habert-Dassault petit-déjeune avec son grand-père dans l’hôtel particulier du rond-point des Champs-Elysées, pièces immenses dont les couleurs, autrefois fastueuses, fanent doucement. Le jeune homme connaît le palais comme sa poche, c’est là que sa famille, dans la somptueuse salle de bal du duc de Morny aux dorures Napoléon III, fête Noël, anniversaires et mariages. De grandes tablées, auxquelles sont conviés deux représentants du groupe, confondant dans un alliage singulier cousinade et conduite de l’empire. Au sous-sol, le fondateur Marcel Dassault fit d’ailleurs construire un cinéma, 80 sièges de cuir blanc entourent une scène sur laquelle Chantal Goya donnait des concerts quand un des petits soufflait ses bougies.

Au-dessus des ritournelles, dans les étages, la holding fourbit ses Rafale. Mais ce matin de l’hiver 2018, le temps des chansonnettes est révolu pour le jeune avocat qui se réjouit de revoir son grand-père. De méchante humeur, malgré son jus de gingembre quotidien, le nonagénaire n’est guère attendri. Au contraire. Séance de remontage de bretelles, durant laquelle celui-ci est houspillé, grondé, il n’aurait rien accompli, il gâcherait sa jeunesse, gaspillerait ses talents. L’entrevue est brève, l’avocat sonné. Deux mois plus tard, avril 2018, célébration de l’anniversaire du patriarche. Victor, boucles noires et yeux charbon, a préparé un texte, sa réponse à la soufflante. A l’aïeul, il exprime admiration et reconnaissance, puis il évoque son exigence, son impatience, la dureté comme discipline, des mots finement troussés, entre lesquels se laissent deviner l’infernale malédiction de ce clan où les pères, toujours, blessent les fils. Cette fois, Serge Dassault pleure. On trinque, on parle fort, on oublie vite. Les semaines suivantes, le très vieil homme réclame à Victor le document écrit, mais celui-ci joue la montre, redoutant sa lecture à froid. En mai, il meurt assis à son bureau. "Dans cette famille où même se faire un prénom passe pour de la mégalomanie", Victor Habert-Dassault date de ce jour-là ses ambitions politiques. Elles prendront corps autour d’un mort.

"N’importe qui s’appelant Dassault aurait été élu"

Mars 2021, son oncle Olivier, l’aîné des enfants de Serge, la troisième génération Dassault, se tue dans un accident d’hélicoptère. Il était le seul à ne pas occuper un bureau au rond-point des Champs-Eysées, lui préférant l’avenue Montaigne et la distance d’avec le père puissant. Après la messe aux Invalides, la foule se rassemble au cimetière de Passy. Marie-Hélène Habert, la sœur du défunt, seule fille de la fratrie de quatre, questionne sa veuve : à qui songe-t-elle pour lui succéder comme député de l’Oise, la circonscription fétiche de la dynastie ? Natacha Dassault estime que Victor, le fils de Marie-Hélène, l’habile rédacteur de l’hommage, aurait les épaules. Seulement les fiefs parlementaires ne se laissant pas hériter sans élection, il faut manœuvrer.

Olivier Dassault n’avait pas de suppléant et son fidèle directeur de campagne, le professeur d’histoire-géographie Olivier Paccaud, siège depuis 2017 au Sénat. Il est toutefois consulté, il connaît les 153 communes autour de Beauvais comme sa poche. Mauvaise pioche, il ne veut pas du neveu, il propose un candidat local, un maire de droite enraciné. L’épouse du défunt le presse, elle se déplace au Sénat, accompagnée d’un avocat, pour le persuader. De son côté, Victor Habert-Dassault hésite. Comment succéder à celui qui fut élu et réélu depuis 1988 – hormis une défaite en 1997 ? Comment trouver sa place ? "Il faut prolonger une histoire incroyable, immense, ça prend toute une vie d’assimiler une histoire pareille", confie le trentenaire. Il avait 19 ans quand il trouva dans la bibliothèque le premier tome des Mémoires du général de Gaulle dédicacé, le 11 novembre 1954, à son arrière-grand-père en ces termes : "A Marcel Dassault, en témoignage de ma haute considération pour la part qu’il prend au 'standing' de la France." Les mots l’ont électrisé : "Notre ADN est niché au cœur de l’âme de la France, et puise sa force dans l’amour de notre pays." Ça oblige, ça écrase. La famille le presse, il tergiverse. Et demande rendez-vous à Nicolas Sarkozy. Qui le reçoit dès le lendemain et sait trouver les mots.

Le voici mis sur orbite, lesté des quatre assistants, du local et même du chauffeur de son oncle. Il n’est que la cravate bleu-blanc-rouge que sa tante lui offre en guise de talisman qu’il refuse. La transmission fonctionne. Il obtient 58 % des voix. Son élection fut-elle fêtée par ses proches ? Pas par tous, tant le clan est rongé de disputes, celles qui prospèrent quand les parents les attisent. "N’importe qui s’appelant Dassault aurait été élu", grince ainsi Laurent Dassault, frère d’Olivier, en froid avec sa veuve, à laquelle il reproche de ne plus le convier aux anniversaires dans le cimetière de Passy. Un mensonge selon la sémillante Natacha, qui assure l’inviter au déjeuner qui suit l’hommage avec roses blanches. Elle ajoute toutefois qu’elle le prie de ne pas y faire d’esclandre.

Une chute observée jusqu'aux Etats-Unis

La concorde n’est pas l’ordinaire du clan, et ce point n’est pas sans lien avec leur goût des mandats. Chez les Dassault, l’élection présente l’avantage patent de défendre au Parlement leurs idées – libérales et conservatrices –, elle permet tout autant d’éprouver dans les urnes le réconfort narcissique du suffrage. "Olivier adorait sa circonscription, il avait besoin de cet amour, la reconnaissance qu’offre la politique lui permettait de prouver qu’il n’était pas 'que' un Dassault", analyse sa veuve. Paradoxale réparation chez les héritiers de la cinquième fortune de France. Victor Habert-Dassault reprenant le flambeau familial éprouvait-il ce même désir ? En 2022, il est réélu avec 32 % des voix. Puis battu, malgré le soutien de la gauche, en juin dernier.

Quand le parti de Marine Le Pen lui propose de faire alliance, et qu’Eric Ciotti, un ami de son oncle, le presse avec insistance de le suivre dans l’union des droites, il refuse. Il reconnaît au RN un savoir-faire pour parler aux classes populaires, mais il réprouve l’histoire du parti, qu’il estime en contradiction avec les valeurs de son arrière-grand-père, déporté à Buchenwald. Il en parle à sa tante, Olivier aurait-il accepté les voix du RN ? Pas d’alliance, le conforte la veuve. Partant, la campagne l’opposant à sa rivale Claire Marais-Beuil est abracadabrante. Il enchaîne les bourdes, traquées avec gourmandise par la presse locale, sa voiture garée sur deux places handicapées, fuyant la caméra d’Envoyé spécial en se cachant dans la boutique d’un fleuriste, déclinant les débats proposés par l’antenne de France 3 et, surtout, licenciant son chauffeur après un excès de vitesse. La décision lui vaudra une condamnation par les prud’hommes. Victor Habert-Dassault confie que l’employé l’inquiétait, il lui aurait joué des tours. En face, la médecin, sexagénaire et frontiste, écume les exploitations agricoles et les salles de fête, s’accommodant d’être escortée par la télévision américaine et un reporter du New York Times, sa victoire sera d’ailleurs annoncée en direct par l’agence Bloomberg. On se pince, mais la chute politique d’un Dassault passionne jusqu’aux Etats-Unis.

La déception avec Nicolas Sarkozy, l'idylle avec François Hollande

Depuis, le représentant de la quatrième génération prépare son retour à Beauvais, où il a gardé un appartement en location. Il se présentera dès le prochain scrutin, mesurant combien la tâche sera ardue, le RN ayant soufflé six des sept circonscriptions du département, mais, dit-il, réfléchi, "je dois prolonger l’histoire dans l’Oise". Impossible de conclure sur une défaite un règne entamé par l’arrière-grand-père Marcel, élu de 1955 à sa mort, en 1986, poursuivi par l’oncle Olivier, et étendu, dans l’Essonne, par le grand-père Serge, maire de Corbeil-Essonnes puis sénateur, dont la dernière élection municipale sera, en 2009, invalidée par le Conseil d’Etat.

Dans la famille, tous se piquent de politique, la locale, et la très grande, la nationale comme l’internationale. "Pour mon grand-père, le budget de la France importait autant que celui de son entreprise", observe Victor Habert-Dassault, qui doit se féliciter que son ancêtre ne soit aujourd’hui plus de ce monde. Et puis "il faut être bien avec ses clients, et les clients ce sont les présidents en place", rappelle un intime. Les avions portent la bombe nucléaire, deuxième composante de la dissuasion française, et le groupe aéronautique ne peut vendre ses Rafale ou ses Falcon qu’en passant par les chefs d’Etat, d’où l’importance d’une conversation soutenue, entamée par Marcel. Avec Chirac, ce fut fusionnel, adoration mutuelle. Avec Sarkozy, chaleureux et décevant. "Il n’est resté que cinq minutes à notre mariage", pique Natacha Dassault, et surtout il a échoué à exporter les bijoux de la famille. Sous Hollande, contre toute attente, l’idylle. Le président élu en 2012 a beau être "socialo", comme dit Serge Dassault, quand il réclame, à peine élu, la tête d’Etienne Mougeotte, fervent soutien de Sarkozy et patron du Figaro, propriété Dassault depuis 2004, il l’obtient dans la journée. Les affaires sont les affaires, si la gauche pilote, on la sert. Bien lui en prit, car le ministre Jean-Yves Le Drian comble les attentes de l’avionneur, le carnet de commandes explosant.

Avec Emmanuel Macron, les liens sont courtois, sans plus. Le président a certes fait son stage de sortie de l’ENA à la préfecture de l’Oise auprès du préfet Michel Jau, peu le rapproche de la famille. Etrangement, Olivier Dassault le tutoyait, mais il ne possédait pas son numéro de portable, dictant ses messages à Nicolas Bays, député socialiste puis LREM de 2012 à 2017, qui les lui transmettait de sa part. Le procédé stupéfie. Par la suite, le petit-fils de Marcel Dassault écrivit ses messages tout seul, ayant enfin accès au numéro présidentiel. Quand le député décède, Emmanuel Macron téléphone à sa veuve, "un long moment, doux", se souvient-elle, puis Brigitte Macron prend le relais, déjeunant au rond-point des Champs-Elysées, où elle est reçue par Marie-Hélène, Thierry et Laurent Dassault. "Elle est charmante, très attentive, très agréable", s’enthousiasme ce dernier, que le président a convié en voyage officiel en Inde en janvier 2024.

Les Dassault sont reçus à tous les dîners autour d’un chef d’Etat étranger avec lequel leur société est en affaires, mais, hormis ces égards de bon aloi, la relation demeure distante. Au rond-point des Champs-Elysées, on se félicite que le Palais n’attende rien du Figaro, comptant un seul coup de fil durant toute la présidence Macron. C’était en juin dernier, un conseiller très proche du président exprimait son désaccord avec le positionnement d’Alexis Brézet, patron des rédactions, jugé favorable à Marine Le Pen au second tour de la présidentielle. La conversation n’a pas duré, le rond-point en a connu d’autres et de moins amènes. Dans la salle de bal du duc de Morny, tandis que chute le gouvernement de Michel Barnier, un artisan gomme les portes dont il efface une à une les taches maculant la blancheur. Les Dassault demeurent. Les politiques passent. Toujours, ils composent.

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