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La boîte du bouquiniste

« Paris est la seule ville du monde où coule un fleuve encadré par deux rangées de livres », dixit Blaise Cendras. Causeur peut y dénicher quelques pépites…


Le 9 mars 1990, sur le plateau d’ « Apostrophes », Bernard Pivot reçoit Boris Eltsine et le philosophe et sociologue Alexandre Zinoviev, expulsé de Russie en 1978, à la suite de la parution des Hauteurs béantes, livre satirique sur la société soviétique. Ce soir-là, il est question de ses deux derniers ouvrages – Les Confessions d’un homme en trop et Katastroïka – livres interdits en URSS malgré la glasnost encouragée par Mikhaïl Gorbatchev depuis 1986. L’action de Katastroïka se déroule à Partgrad, ville imaginaire d’une province typique de la Russie soviétique, avec ses usines, ses écoles militaires et ses « maisons misérables, magasins vides, longues files d’attente et autres attributs de la vie de province russe ». Pour mieux faire apprécier la perestroïka, le Comité central du PC décide de faire de Partgrad une ville modèle où les Occidentaux seront autorisés à venir découvrir les tares soviétiques, mais aussi les premiers progrès dus aux réformes initiées par Gorbatchev. Une commission spéciale est créée par un apparatchik de la région, Souslikov, lequel rêve surtout de voir son buste de bronze sur la place principale de la ville qu’il espère pouvoir un jour rebaptiser Souslikovgrad. Pour Zinoviev, la Russie pérestroïkaïsée demeure intrinsèquement communiste et souffre des mêmes maux que celle de Staline. Partgrad est une façade. Au fond rien ne change : la production industrielle et les rendements agricoles restent erratiques ; la vodka, trop chère, est remplacée par la « gorbibine », alcool frelaté « dont une seule goutte aurait suffi à empoisonner une ville européenne moyenne » ; les oligarques locaux sont tous corrompus ; etc. La perestroïka, écrit Zinoviev, n’est pas un progrès mais « une crise, une maladie de la société communiste » – et l’écrivain satiriste de décrire des scènes hilarantes où se côtoient, encore et toujours, l’absurdité bureaucratique, la bêtise brutale, la cupidité des carriéristes du Parti, et l’ingénieuse débrouillardise des Russes imbibés de « gorbibine ».

Antistalinien dès son adolescence, Zinoviev avouera pourtant avoir connu une « crise morale » dépressive après la mort de Staline, crise accentuée par son exil en Europe où il ne se sentit jamais à sa place. « Si j’étais né ici, je serais entré en opposition avec le système », écrit-il en critiquant la « gorbimania » occidentale et en considérant que « nous assistons aujourd’hui à l’instauration du totalitarisme démocratique ou, si vous préférez, de la démocratie totalitaire ». En Allemagne, où il vit à l’époque, la parution de Katastroïka est boycottée par le milieu médiatico-culturel qui lui reproche, affirme-t-il, « de ne pas vouloir lécher le derrière de Gorbatchev ». Rares sont les intellectuels occidentaux faisant aujourd’hui référence à cet auteur original, paradoxal, virulent et, pour certains, visionnaire – ses propos sur la manipulation des masses en Occident, entre autres « le mensonge médiatique qui, ayant monopolisé les appréciations morales, prend la forme du bien tandis que les tentatives de le dévoiler prennent la forme du mal », résonnent cruellement aux oreilles des nationalistes européens qui subissent, avec la complicité des médias, les oukases de l’impériale Commission européenne. Comme la plupart des livres de Zinoviev, Katastroïka n’a jamais été réédité.

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