Un hymne aux médecins
Une fois de plus, c'est la fête pour les amoureux de la littérature russe : les librairies de Suisse et de France reçoivent aujourd'hui même une nouvelle traduction française des Notes d'un médecin de Vikenti Veressaïev – la première depuis 1910 ! Elle est due aux éditions lausannoises Noir sur Blanc et à la traductrice Julie Bouvard.
Je serais franche : Vikenti Veressaïev, né Smidovich, n'est de loin pas l'écrivain russe le plus connu – certainement pas dans le monde russophone, et encore moins à l'étranger. Pourtant, dans sa ville natale de Toula, sa maison-musée n'est pas moins emblématique que le célèbre pain d'épices local.
La biographie de Veressaïev est étonnante dès lors que l’on met en rapport certaines dates. Imaginez qu'une seule et même personne ait à la fois pu être, en 1919, le dernier lauréat du prix Pouchkine – le prix littéraire le plus prestigieux de la Russie prérévolutionnaire (ce pour ses traductions des œuvres du poète grec Hésiode : La Théogonie et Les Travaux et les jours) –, puis le récipiendaire, en 1943, du Prix Staline en raison « de nombreuses années de réalisations exceptionnelles ». J’ignore si le prix Pouchkine en est la cause, mais c'est après l'avoir reçu que Veressaïev a rédigé deux ouvrages documentaires très intéressants sur Alexandre Sergueïevitch : Pouchkine dans la vie, puis Les compagnons de Pouchkine. Quant aux « réalisations exceptionnelles », il les a poursuivies jusqu'à sa mort, le 3 juin 1945.
Dès sa jeunesse, Vikenti Veressaïev s'intéresse à la fois à la littérature et à la médecine : après avoir obtenu une médaille d'argent au lycée classique de Toula en 1884, il entre à la faculté d'Histoire et de Philologie de l'Université impériale de Saint-Pétersbourg, puis, y ayant à peine soutenu sa thèse, entre à la faculté de Médecine de l'Université impériale de Dorpat – actuel Tartu – en Estonie. On peut seulement imaginer ce qu'un étudiant de 25 ans, responsable d'une baraque au sein de la mine de Voznesensky, non loin de l'actuelle Donetsk, put vivre lors d'une épidémie de choléra ! Vikenti Vikentievich, c'est tout à son honneur, n'a jamais oublié ce qu'il avait vu – ni lorsqu'il a débuté son activité médicale à Toula sous la direction de son père, ni lorsqu'il a travaillé comme interne surnuméraire et responsable de la bibliothèque de l’Hôpital des pauvres nommé après Sergeï Botkin, d'où il a été renvoyé sur ordre du gouverneur de la ville et déporté à Toula… ce pour avoir participé au cercle littéraire des marxistes légaux. Jamais il ne l’a oublié.
Un médecin-écrivain n'est pas un phénomène nouveau ni rare en Russie ; ce n'est pas pour rien qu'au début du vingtième siècle, une plaisanterie populaire affirmait que dans ce pays, les écoles de médecine produisaient le plus d'écrivains. Qu’il suffise de rappeler Tchekhov et Boulgakov, les premiers à venir à l'esprit. Pourquoi cela ? N'est-ce pas parce que la profession de médecin donne l'occasion de voir la vie dans sa forme la plus découverte, la plus nue – « matière première » inestimable pour un auteur qui s'efforce de trouver la vérité dans son œuvre ?
Veressaïev s'y est efforcé ; aussi n’est-il pas surprenant que son roman autobiographique daté de 1900 et intitulé Notes d'un médecin ait à la fois choqué le public et connu un succès sensationnel.
Un roman autobiographique à l'âge de 33 ans, n'est-ce pas un peu tôt ? Non, pas trop tôt, car à cette époque Veressaïev a déjà vu tant de choses qu'il en a emmagasiné assez pour le reste de sa vie. Les inquiétudes du jeune médecin, les décalages entre les attentes et la réalité, la peur folle de se tromper et le désespoir qui l'étreint parfois… tout cela est décrit avec une telle sincérité et une telle vérité que le récit s’en trouve élevé au rang de confession et perçu comme un cri de l'âme qui ne laissera personne indifférent. Comment lire calmement les expériences menées sur des personnes vivantes ; les tourments d'une jeune fille de 13 ans atteinte de syphilis ; les souffrances insensées des femmes en couches ; les traitements « au petit bonheur la chance », sans pour autant avoir confiance en leur utilité ? « Que savons-nous de l’organisme humain et des lois qui le régissent ? Fort peu de chose. En essayant un nouveau traitement, un médecin n’en prévoit qu’approximativement les effets : il se peut que ce traitement soit bénéfique, il se peut également qu’il se révèle nocif. Comment, cependant, s’en offusquer ? Nous avançons à l’aveuglette, et il nous faut être prêt à toutes les éventualités », lisons-nous, frémissant à la pensée que, si on y réfléchit bien, peu de choses ont changé.
On ne peut s'empêcher de songer à la qualité de l'échange d'informations et de la coopération entre les médecins de différents pays à cette l'époque encore privée d'Internet. Vikenti Veressaïev raconte ainsi, comme une chose tout à fait banale, le fait que « lorsque Pirogov, sur ses vieux jours, développa un cancer de la mâchoire supérieure, le docteur Vyvodtsev, chargé de le soigner, a proposé à Billroth d'opérer Pirogov ». Nikolaï Ivanovitch Pirogov est ce grand chirurgien qui, entre autres choses, fut le premier au monde à documenter l'opération sous anesthésie sur le terrain. Une rue de Moscou et l'Université nationale russe de recherche médicale portent aujourd'hui son nom. Et Theodore Billroth, non moins grand chirurgien allemand, invité en 1859 à Zurich en tant que professeur de médecine, fut l'ami de Brahms et soigna non seulement Pirogov mais aussi le poète Nikolaï Nekrassov.
Il est intéressant de constater que, de Tolstoï à Molière, la littérature trouve également sa place dans ces pages apparemment sans rapport. Veressaïev se permet même un quasi-reproche à Léon Tolstoï, qu’il connaissait au reste bien personnellement. « L'une des principales qualités de Léon Tolstoï en tant qu'artiste est qu’il considère avec un scrupule remarquable et une rare humanité des personnages qu'il dépeint ; il ne fait qu’une seule exception – à l’endroit des médecins. Des médecins, Tolstoï ne peut s’empêcher de les évoquer avec exaspération, multipliant les clins d'œil entendus à l’adresse du lecteur, à la façon de Tourgeniev. Il y a donc bien quelque chose de tangible qui provoque contre nous une levée de boucliers aussi générale », écrit-il. Entendez-vous là un agacement sincère, à la limite de l'offense, et un désir non moins sincère de comprendre la raison d'une telle attitude à l'égard des confrères, et de la chercher d'abord en eux-mêmes ? Ou peut-être n'aurions-nous pas dû creuser si profondément, et l'affaire était-elle simplement que Tolstoï lui-même s'offusquait de ce que Veressaïev refusait de venir le soigner à Yasnaya Polyana, ne voulant pas abandonner ses patients à Toula ?
La lecture des Notes d'un médecin, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de plaisante, fascine étonnamment, attire et repousse à la fois, inquiète et fait réfléchir. Ainsi, le lecteur qui, après les premières pages, en avait conclu que l'objectif du livre était de décourager les jeunes d'exercer la médecine, change d'avis au final… et pense exactement le contraire ! Il n'est pas surpris d'apprendre que ce sont les Notes d'un médecin qui furent recommandées à l'écrivain parisien d’origine russe Dimitri Bortnikov – et ceci par sa mère, une gynécologue-chirurgienne expérimentée – au moment où il considérait le fait de devenir médecin.
La préface écrite par Dimitri Bortnikov pour cette nouvelle édition des Notes d'un médecin est un cadeau exquis au lecteur francophone. Elle est précise comme le scalpel d'un chirurgien et étonnamment poétique. C'est là un hymne aux médecins. Aux vrais ! Je citerai pour conclure ce passage de cette préface : « Il y a deux espèces de médecins. Ceux, qui, comme des garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres... » Qu’ils soient loués !