La vraie légende du général «Toufik»
Que cache le mythe Toufik qui vient de quitter ses fonctions après 25 ans à la tête du DRS ? Un homme, un soldat, un «monstre paranoïaque», une émanation de l’Ancêtre comme on appelle le MALG historique dans la «maison» ? Décryptage du parcours de l’homme le plus mystérieux d’Algérie.
Le militant algérois a de l’œil. Les années de militantisme dans le PPA-MTLD, le scoutisme et même en tant que membre du Mouloudia historique et la clandestinité de la cellule de l’organisation politico-militaire du FLN-ALN, ont aiguisé son regard. Et ce regard tombe sur ce jeune homme, un peu solitaire au lycée, bon élève et très discret, qui tranche avec la gouaille joyeuse des Algérois.
Le militant est du même quartier que le jeune homme, Saint-Eugène à Alger. Il connaît bien sa famille, notamment son père Ahmed, Ahmed Mediène. Il étudie longtemps son cas et son intuition lui dit qu’il faut recruter ce jeune homme renfermé. Il le voit souvent ce jeune Mohamed, assis seul sur une marche des escaliers à côté de l’ex-Opéra d’Alger, square Port-Saïd actuellement. Assis et silencieux, regardant le monde s’agiter autour de lui. Parfois des heures.
Il a quoi ? 18, 19 ans ? Petit gabarit à la peau claire et aux yeux scrutateurs qui s’imprègnent de son environnement, scannent la place de l’opéra en silence. Nous sommes en 1959. Le militant FLN-ALN approche le jeune homme : «Tout ce qu’on te demande est de rester ici et de noter mentalement tous les mouvements que tu aperçois, les flics français, leurs commissaires, quand ils rentrent dans le café, avec qui ils ont parlé…
Tu vois tout ça et tu me rends compte après verbalement.» Sans hésitation, le jeune Mohamed dit oui à son voisin, respecté dans le quartier pour ses engagements et son niveau d’étude (en droit). Quotidiennement, chaque soir à Saint-Eugène, Mohamed faisait un compte rendu au responsable clandestin. D’une précision terrible, oralement, sans notes écrites ou aide-mémoire, ce qui a permis à l’Organisation de mener pas mal d’opérations fructueuses. Puis c’est le maquis, les premiers coups de feu alors qu’il n’a pas encore vingt ans...
L’embuscade où il a failli y passer, n’était l’intervention héroïque du frère aîné de Betchine ! Ensuite, la Tunisie, les opérations à la frontière et ses débuts dans les transmissions chez le MALG, avec toujours ses silences et ses regards scrutateurs, sa retenue. Il observait le monde en chaos autour de lui et traçait son sillon dans cette armée embryonnaire qui, déjà aux frontières, était plus puissante que les armées du Maroc et de la Tunisie réunis.
Scanner vivant
«Cette incroyable faculté à observer que Mediène a développée très jeune lui a beaucoup servi dans sa carrière, témoigne un ancien colonel des services actions du DRS. Il a ce tempérament très calme d’un observateur hors du commun. Dans nos réunions, et sans en faire trop, il observait les visages de tout le monde, étudiant les réactions. Un vrai scanner vivant.» Un scanner vivant, selon cet ancien opérationnel à la retraite ? «Parfois, il nous étonnait, c’est sa faculté d’observer, son œil, son intuition qui nous surprenaient. Ecoutez ça», nous relance l’ancien colonel. Invité à dîner chez un de ses collaborateurs, un général des services opé’ (opérations à l’étranger), «Toufik» arrive dans son véhicule tout-terrain, sans escorte.
Il embrasse son hôte à l’entrée de la villa barricadée sur les hauteurs d’Alger, à Hydra, dans une impasse sécurisée, avant de se crisper et de reculer de quelques pas. «Qu’est-ce qui ne va pas ?» demande, intrigué, le barbouze. Pensif, le petit homme à la peau claire et aux yeux nerveux derrière ses grosses lunettes le bombarde calmement de questions : «Tu as changé ta garde ? Tu as reçu une livraison ?
Tes enfants sont venus avec des amis ? Tu as reçu des ouvriers pour des travaux chez toi ?... » Vexé, le général maître des lieux, perd patience : «Mais enfin, dis-moi ce qui se passe ? Rentre.» L’homme à l’écharpe rouge, souvenir des classes au KGB, attrape alors son talkie-walkie pour donner des ordres pour convoquer des démineurs. Une heure plus tard, la voiture du général-hôte est découverte pleine de TNT. De quoi souffler la maison, une partie du quartier, la famille du général opé’… et son invité, Mohamed Mediène.
Calme
«C’était dans les années 1990. A l’époque, une guerre fratricide déchirait les services secrets. Mediène a senti le danger, comme un détecteur d’explosifs ; son ami est resté bouche bée. Mediène a encore gagné contre le destin», conclut le colonel. Comment gagner contre le destin ? Comment rester à la tête des services secrets les plus secrets si longtemps, 25 ans ?
«Il écoutait tout le monde, ne coupait jamais la parole, témoigne un ancien collaborateur, puis il parlait à la fin, succinctement. Un jour, je lui avais signalé un fait gravissime, que je ne peux dévoiler ici. Il m’a juste écouté, sans être ni ébranlé ni choqué, son visage est resté de marbre. A la fin de mon rapport, il a juste dit :‘’Ok, alors il faut faire ceci et cela’’. Calmement, alors que je lui exposais une affaire de sécurité d’Etat. Il nous a toujours bluffés avec son calme.
Du coup, nous, ses collaborateurs, essayions de l’imiter, calme et discipline.» «Sa discipline était exemplaire et il n’a jamais remis en cause ou même commenté un ordre, confie un conseiller à la Présidence qui est pourtant très critique face à la puissance et à l’entrisme du DRS. Il n’a jamais traîné de scandale ni eu de sanction, même minime. Jamais de frasque. Ce n’est pas quelqu’un qui a ramassé du fric. Et surtout, c’est un patriote, un vrai.
Je ne suis pas d’accord ni avec ses méthodes ni avec sa manière de gérer le DRS comme un Etat parallèle, mais je dois reconnaître qu’il a un sens du patriotisme très élevé.» «En 2003, ‘’Toufik’’ remet un dossier complet sur le scandale Khalifa à Bouteflika. Ce dernier, 48 heures après et en plein Conseil des ministres, lance : ‘’Le patriotisme de Si Toufik me rappelle celui de Si Ben Boulaïd. Si Toufik nous a sauvés d’une vraie catastrophe‘’», raconte le cadre d’El Mouradia.
Et d’ajouter : «Sans le respect que lui devaient ses hommes, sans son autorité, il y aurait eu des dérapages contre le Président, je vous l’assure.» «Jamais il n’a dit un mot déplacé sur Bouteflika, pas une seule fois. Quand ils doivent se rencontrer, le protocole est très strict. Mediène suit la voie protocolaire et les deux responsables correspondent via leurs chefs de cabinet respectifs. Il l’appelle toujours Monsieur le président, Bouteflika lui, se contente d’un ‘’Si Toufik’’», explique le même conseiller.
Soldat
«Mediène est un soldat, on oublie cela souvent, indique un de ses hommes, chargé de la lutte antiterroriste. C’est un enfant du MALG et de l’ALN. Il était dans une projection, disons, historique, sans jamais bien sûr faire de l’ostentatoire par rapport à son rôle ou à sa puissance. D’ailleurs, il n’est pas un janviériste comme on le présente souvent. Quand les généraux Taghit, Touati, Djouadi, Lamari (Mohamed), Gheziel et Nezzar (venu tardivement à ce groupe) ont commencé à se réunir pour trouver l’astuce pour déposer Chadli en 1992, il n’était pas là.
Puis, dans les semaines qui ont suivi, il n’a ni dénoncé ni soutenu leur démarche. Sa priorité était de ramasser les lambeaux des services après le traumatisme de 1988, les accusations de tortures, le départ de Lakehal Ayat et de Mohamed Betchine.» «A un moment donné, les civils se sont barrés, s’emporte un commandant de l’ANP de l’époque. Djenouhat, Taghit, Touati et d’autres hauts officiers de l’armée étaient hors d’eux.
Structure globale
On est en 1992 et on avait ‘’gentiment’’ demandé à Chadli de partir en lui envoyant Djenouhat qui était son ami, avec tout le respect qu’on doit au chef des forces armées, à un moudjahid, à un colonel du temps de Boumediène. Il y eu alors une volonté de recentrage autour des forces armées et on avait les hommes pour ça : Touati, Mohamed Lamari et surtout Mediène qui s’occupa de sécuriser les militaires tandis qu’on militarisait la sécurité.» «Mediène avait hérité de la structure la plus compliquée en Algérie, mise en lumière après les accusations de torture d’Octobre 1988, décapitée de ses chefs ; il pensait qu’il fallait ramasser les morceaux, créer un corps de frappe capable de faire face à la guerre qui s’annonçait, explique un autre collaborateur de «Toufik» durant les années 1990, aujourd’hui à la retraite.
Face au fait que l’ANP, bâtie sur les schémas soviétiques et arabes lourds et inadaptés à la guérilla, face au fait qu’il fallait créer une structure globale qui assume le putsch contre Chadli avec intelligence et efficacité, Mediène a commencé ce travail titanesque de rassembler les services en un seul et créer le DRS, qui englobait à l’époque toutes les directions du renseignement militaire et civil, mais aussi pas mal de ‘’directions secrètes’’ pour maintenir le bon fonctionnement de l’Etat, au cas où.»
Et là, l’ancien colonel nous cite la DSE. «La Direction de la sécurité de l’Etat n’existe pas réellement, elle est constituée de l’état-major du DRS plus d’autres personnalités importantes, en cas de crise ; cela s’est produit quelquefois, notamment dans les années 1990.» Face à cette volonté de concentrer tous les services entre les mains de «Toufik», des oppositions naissent, notamment celle de Khaled Nezzar, ministre de la Défense à l’époque, qui ne portait pas Mediène dans son cœur et qui n’aimait pas trop les services de renseignement, mais qui a dû céder face aux sollicitation du «Cardinal de Frenda», le général Larbi Belkheir, protecteur du colonel Mediène.
L’autre à s’opposer est le chef de gouvernement de l’époque, Mouloud Hamrouche. «Si Mouloud s’est accroché avec Nezzar (qui a fini par défendre les thèses de Mediène) devant Chadli, raconte un ancien ministre ‘réformateur’. Il était à ses yeux hors de question de revenir sur la restructuration des services secrets pour en recréer un Léviathan, une machine gigantesque sous l’autorité d’un seul homme.
Le démembrement des services dans les années 1980, leur spécialisation et leur gestion par un général non issu de la boîte, le tankiste Lakehal Ayat, ont pu créer un début de transition entre police politique et services de renseignement performants. Même le chef du Mossad a reconnu que les services algériens l’ont complètement débordé au Liban pendant la guerre civile dans les années 1980.» Peine perdue. Chadli écouta plutôt Nezzar et Belkheir et le discret colonel Mohamed Mediène, qui devint par décret présidentiel de septembre 1990 le DRS, le directeur du renseignement et de la sécurité.
Sa fonction, son nom et sa structure se confondant en une seule entité qui a pu traverser la guerre et les pires crises politiques, souvent non sans dégâts. «Il a été au cœur de la guerre et de la gestion du sortir de la guerre, commente un de ses collaborateurs. Le DRS a été la première instance à penser qu’il n’y avait pas d’issue militaire à la lutte antiterroriste et les contacts des services avec l’AIS remontent en fait à 1994, à l’initiative du ‘’major’’ bien sûr. C’est pour cela que le DRS a trouvé en Bouteflika l’homme idéal qui endosserait cette politique, intégralement», assure un cadre de la boîte.
Dynastie
«Mais le patron a fait beaucoup d’erreurs, surtout deux, majeures : il aurait dû s’opposer franchement à la réélection de Bouteflika, comme l’a fait Smaïn Lamari (le défunt n°2 du DRS) et il aurait dû aussi ‘’ouvrir’’ les services à des compétences civiles, pour élargir nos champs de réflexion, regrette un ancien officier de la ‘‘maison’’. Au lieu de cela, le DRS s’est renfermé sur lui-même et la paranoïa interne nous a fait beaucoup de mal.» «Certains disent qu’il a été démis de ses fonctions, d’autres prétendent que c’est lui-même qui a démissionné dix jours avant l’annonce officielle. Peu importe, poursuit l’ex-DRS.
Le chef savait que parmi ceux, nombreux, qui courbaient l’échine devant lui, beaucoup voulaient le détruire. Mais il est resté étrangement passif.» «Personne ne peut absolument rien contre Toufik, même Gaïd Salah qui n’en a ni les capacités ni l’envergure. Toufik est malin, très malin ! Tu peux le poignarder plusieurs fois, il ne bronchera pas ! Un animal à sang-froid», nous disait l’ex-général Hocine Benhadid. Son départ arrange quelque part les deux pôles, la Présidence et le DRS. «Bouteflika ne veut pas partir en laissant le système qu’il a trouvé en arrivant en 1999, cela serait une preuve d’échec.
De son côté, Mediène sait que son temps est révolu, il a été le patron d’une structure dont la raison d’être a évolué et il ne peut plus jouer son rôle d’arbitre au sein d’une collégialité de la décision qui n’existe plus à cause de Bouteflika, analyse un ancien de la ‘‘maison’’ qui a commencé sa carrière au sein du MALG. Les services secrets, eux, continueront à vivre, Mediène n’étant qu’une étape de leur longue existence depuis le maquis. MALG, DSM, DCSM, DGPS, DRS… Qu’importe le sigle, les services sont l’ADN de l’Etat algérien et la dynastie révolutionnaire veille au grain et saluera un des siens, Si ‘’Toufik’’, chaleureusement. Et très discrètement.»