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"The Beast" ou le prix du spectacle sportif

En 1995, la coupe du monde de rugby était organisée en Afrique du sud, quatre ans après la fin de l'apartheid. La compétition devait être un symbole de la réconciliation nationale à travers les valeurs du sport. Cette image idyllique a été quelque peu ternie par un événement néanmoins banal dans un pays encore fortement prisonnier de la discrimination "raciale": à l'occasion de la demi-finale entre les Springboks et la France, 150 hommes noirs sont entrés sur le terrain pour drainer la pelouse gorgée d'eau de pluie. Dans les tribunes, 80 000 Blancs. La "nation arc-en-ciel" est finalement devenue championne du monde, Nelson Mandela a remis la coupe au capitaine François Pienaar et l'épisode malheureux de la demi-finale a vite été oublié.

Lors du tournoi 2014 des quatre nations - qui oppose des équipes de l'hémisphère Sud -, le sélectionneur sud-africain Heyneke Meyer a été critiqué parce qu'il avait préféré miser sur des joueurs blancs trentenaires plutôt que sur de jeunes recrues noires. En février dernier, la Fédération sud-africaine de rugby (SARU) a annoncé la mise en place de quotas : au moins 7 joueurs "non blancs" doivent aujourd'hui faire partie de la sélection nationale, dont au minimum deux Noirs (les autres étant métis). 9 ont été retenus parmi les 31 pour la coupe du monde de 2015 en Angleterre. Cela n'était pas assez aux yeux d'une organisation politique sud-africaine, l'Agency for a New Agenda : estimant que les critères de sélection étaient "racialement discriminants et biaisés en faveur des Blancs", elle a saisi la justice pour empêcher l'équipe de participer à la coupe du monde. Ce recours n'a pas abouti.

En 1995, seul un joueur de l'équipe d'Afrique du Sud n'était pas blanc : il s'agissait de l'ailier Chester Williams. Il avait déclaré : "J'ai toujours voulu être un Springbok, mais je n'ai jamais été qu'un joueur de rugby noir". Avec la politique de quotas, la proportion de joueurs noirs devra passer à 50% à horizon 2019 pour toutes les équipes du championnat et des sélections nationales. Bien que les Blancs constituent moins de 10% de la population du pays, et bien que les rugbymen noirs ou métis talentueux soient nombreux (Bryan Habana est par exemple le meilleur marqueur d'essais en coupe du monde, à égalité avec Jonah Lomu), une discrimination positive sera nécessaire dès le plus jeune âge pour que la diversité soit de mise au plus haut niveau. C'est non seulement une question de justice sociale mais aussi... d'image internationale, de softpower. Est-ce à dire qu'on ne peut plus, désormais, brandir les valeurs du sport sans les mettre en pratique ?

La métaphore animale, réservée aux sportifs noirs

Largement utilisée pour caractériser le trait "saillant" d'un sportif, la métaphore animale ne concerne cependant que des joueurs noirs ou métis : dans les années 1990, Bernard Lama était "souple comme un félin", Laura Flessel était "la guêpe", Marie-José Pérec, "la gazelle", et aujourd'hui le surnom de "The Beast" est attribué au footballeur Adebayo Akinfenwa comme au rugbyman sud-africain Tendai Mtawarira. Quand ce n'est pas la comparaison de l'animal, c'est celle du monstre qui est convoquée : ainsi le footballeur brésilien Givanildo Vieira de Souza est-il surnommé Hulk. Ces sportifs (hommes) devraient de tels surnoms à une musculature et à une puissance physique imposantes. Le symbole de la bête, que l'on admire tout autant que l'on doit craindre, c'est celui du combat, mais aussi du sacrifice. Cependant, il ne vient que rarement, voire jamais à l'idée d'en affubler des joueurs blancs. La référence à la guerre est certes présente à propos de ces derniers - ainsi Jean-Pierre Rives, guerrier sanglant un jour de match de 1984 contre le Pays de Galles, était-il surnommé "casque d'or" -, mais pas celle de l'animal. L'an dernier, les propos de Willy Sagnol sur les "footballers africains" avaient déclenché la polémique car ils essentialisaient les joueurs selon leur origine géographique - en fait, ethnique -, sous couvert de l'argument classique d'une "complémentarité heureuse" qui fige en réalité les individus dans des rôles sociaux (les joueurs "physiques" contre les joueurs tacticiens) en raison de leur couleur de peau.

Une mise en scène qui étanche notre soif de spectacle

Dès lors, la convocation de la "part animale" des sportifs noirs symbolise-t-elle le fantasme d'une perpétuelle suprématie blanche et occidentale qui, tout en souhaitant le spectacle, n'assume pas l'émancipation par le sport, et en caricature les acteurs ?

C'est bien l'image de l'arène qui est sans cesse reproduite. Les sportifs sont des gladiateurs fabriqués pour être "surperformants" et satisfaire une insatiable aspiration pour le spectaculaire. Les scandales de dopage ou de médicalisation dangereuse se multiplient, sans parler de "préparations physiques" de plus en plus intenses. "Doper le coureur est aussi criminel, aussi sacrilège que de vouloir imiter Dieu", écrivait Barthes. Cependant, l'avidité pour un spectacle sportif de plus en plus impressionnant ne cesse pas de surprendre. Certains arguent que les sportifs sont livrés en pâture à des téléspectateurs qui, à défaut de lever ou de baisser le pouce, peuvent à tout moment faire chuter l'audience en changeant de chaîne.

Il est alors bon de rappeler une nouvelle fois les valeurs du sport : la solidarité, le respect de l'autre et le sens collectif ne doivent pas être occultés. Lorsqu'un coureur du Tour de France est sifflé en plein effort, lorsque la haine s'exprime dans certaines tribunes par banderoles et insultes interposées, l'on sait qu'on est au spectacle et l'on n'est plus lié par une performance collective. Même les rugbymen commencent à se rouler au sol pour simuler une blessure. L'arbitre Nigel Owens a ainsi rappelé à l'Ecossais Stuard Hogg qu'il s'était trompé de sport... Nous sommes tous sélectionneurs ; nous pouvons également être tous arbitres, pas celui dont on critique les décisions au gré du camp que l'on défend, mais celui qui tente de réguler imperfectiblement le jeu. Ne pas dévoyer le sport est l'affaire de tous.

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