Une tempête d’idées aux Pins maritimes
Conférences, ventes-dédicaces, rencontres et débats au programme. A la salle El Djazaïr, les 7es Rencontres euro-maghrébines des écrivains ont connu dès la première conférence, modérée par Ameziane Ferhani, un vif débat sur le roman policier, la violence, la langue, la société.
Le Tunisien Atef Attia, la Finlandaise Johanna Holmström, le Grec Kostas Kalfopoulos, l’Espagnol Alexis Ravelo, l’Italien Santo Piazzese, et l’Algérien Amin Zaoui ont développé leur vision par rapport au polar, devenu un genre littéraire à part entière ces dernières années.
Découvrant Alger pour la première fois, Kostas Kalfopoulos a eu l’impression d’être dans une aventure de Tintin ! Il a trouvé l’affiche choisie pour illustrer la rencontre qu’organise l’Union européenne fortement expressive de l’atmosphère d’Alger et du polar. Il a évoqué le livre La Question, d’Henri Alleg et la littérature de Rachid Boudjedra.
«Le polar grec souffre d’une mauvaise distribution au niveau de l’Europe. Il est peu traduit en raison d’une faillite du management culturel. Je le constate à chaque fois que je visite la Foire de Francfort. Le fondateur du polar grec, Yanis Maris, peu connu en dehors du pays, n’a pas été traduit.
Tous les auteurs du polar en Grèce s’inspirent de ce qu’il a fait», a expliqué Kostas Kalfopoulos, qui reste réservé sur l’idée de «moderniser» le polar. Yanis Maris et Petros Markaris ont, à travers le polar, dressé, au fil des ans, un portrait presque complet de la Grèce contemporaine, ses tourments et ses contradictions. «Nous devons trouver de nouvelles façons d’écrire, de nouvelles stratégies narratives sans rompre avec les fondateurs du polar», a-t-il conseillé.
Versé dans le roman noir, le Tunisien Attef Attia a, pour sa part, relevé qu’il n’existe pas encore de tradition de polar en Tunisie. «C’est une littérature considérée comme mineure. J’ai lu beaucoup de polars, mais je ne pense pas que je suis influencé par une tradition, mais par tout ce que j’ai lu comme auteurs. Il y a aussi les côtés social et politique qui entrent en jeu.
Mon approche est plutôt abstraite. Ecrire est pour moi une passion, pas un métier», a estimé Attef Attia, auteur d’un livre qui a suscité le débat, Sang d’encre. «Nous vivons dans une société de violence. Violence dans les gestes, la langue et même sur les traits des visages. Peut-être est-ce la sauce pour faire le roman noir. Pourtant, nous avons peu d’écrivains de polar en Algérie.
Nous disposons de centaines de milliers de policiers, en tenue officielle ou sans tenue, tous grades et appellations confondus, mais nous n’avons pas d’écrivains de polar. Vous me dites Yasmina Khadra. Une hirondelle ne fait pas le printemps», a relevé Amin Zaoui, qui a cité la trilogie du commissaire Llob.
«Nous avons des prisons surchargées avec tous les genres de crimes commis au nom de l’honneur ou de la religion, mais nous n’avons pas d’écrivains capables de dénicher les abeilles et les mouches, les éléphants et les singes. Nous vivons dans une société moisie par la prostitution. Toutes les prostitutions qui peuvent exister : sexuelle, politique et autres.
Et nous n’avons pas d’écrivains de polar», a insisté Amin Zaoui, qui vient de publier aux éditions El Ikhtilaf Qabla el hobi bi qalil (Juste avant l’amour).
«C’est un roman qui fait un retour sur la période des années 1970. Période marquée par un discours glorieux sur l’Etat. Le roman cherche dans les détails et les failles de cette période, surtout sur le sacrifice des libertés individuelles au profit de la collectivité.
Durant cette période, l’individu a été anéanti», nous a déclaré Amin Zaoui après son intervention. Yassin Temlali vient, lui, de publier aux éditions
Barzakh, à Alger, La genèse de la Kabylie, aux origines de l’affirmation berbère en Algérie, 1830-1962, un récit historique.
«C’est un livre qui part de l’hypothèse qu’il existe une spécificité berbère en Algérie, spécialement kabyle. Une spécificité qui s’exprime par un paysage politique différent du reste du pays avec une plus grande implication dans les luttes démocratiques et syndicales. L’idée, c’est d’essayer de savoir comment cette spécificité s’est construite à travers l’histoire moderne de l’Algérie, l’histoire qui a commencé avec la colonisation française.
Une colonisation qui a été un bouleversement culturel et économique et qui a redessiné la carte ‘‘identitaire’’ de notre pays (…) les sentiments identitaires régionaux devaient, selon l’administration coloniale, travailler dans l’intérêt de la colonisation et de le perpétuation de la situation coloniale. Il s’est trouvé que la région de Kabylie est devenue un bastion nationaliste, un bastion de la guerre d’indépendance nationale. La politique coloniale a subi une sorte d’effet boomerang assez spectaculaire», a souligné Yassin Temlali en marge d’une vente-dédicace.
«L’Empire des hygiénistes»
A l’espace Esprit Panaf’, consacré à la littérature africaine, au pavillon central, le politologue français
Olivier Le Cour Grandmaison est venu débattre de son ouvrage L’Empire des hygiénistes, vivres aux colonies, qui vient de paraître aux éditions Apic à Alger. Cet ouvrage, bien référencé, s’intéresse à l’hygiène coloniale. «Cette hygiène avait joué un rôle essentiel après la phase de conquête militaire et politique dans un contexte où il fallait faire en sorte que les militaires, les fonctionnaires et les colons bénéficient d’une sécurité sanitaire maximale afin qu’ils puissent accomplir leur mission. Autrement dit, comme cela était évoqué entre les deux guerres, mettre en valeur les colonies.
L’hygiène coloniale a permis d’établir un certain mode de vie avec une hantise, celle de l’indigène. A l’époque, on trouvait dans les manuels coloniaux une formule qui revenait constamment, celle de considérer l’indigène comme un réservoir à virus. Il présentait donc une dangerosité sanitaire importante.
Cette représentation de l’indigène va être à l’origine de pratiques de discrimination et de ségrégation hospitalière, spatiale et urbaine», a expliqué Olivier Le Cour Grandmaison.
L’hygiène coloniale, défendue par les médecins militaires, va, selon lui, légitimer la construction des quartiers européens dans les villes bâties par l’Empire français, comme Alger ou Oran en Algérie. Il a relevé que le développement des sciences coloniales (à l’image de la psychologie ethnique) va avoir des effets politiques, juridiques et institutionnels. «Les hommes politiques vont s’appuyer sur les savoirs coloniaux permettant d’ajuster leurs pratiques. Pour les contemporaines du début du XXe siècle, qu’ils soient républicains ou autres, l’indigène appartient à une race et une civilisation inférieures.
A ce titre, il ne méritait pas d’être traité comme un semblable, un égal», a précisé l’universitaire, enseignant au collège international de philosophie. L’espace Esprit Panaf accueille plusieurs débats, comme celui consacré à la littérature, ce lundi 2 novembre en présence de la Tunisienne Azza Filali, le Togolais Kangni Alem, l’Algérien Habib Tengour, et le Nigérien Adamou Ide Ario.
Dans son dernier roman, Les intranquilles, paru aux éditions Elyzad à Tunis, Azza Filali s’intéresse à la Tunisie post-révolutionnaire avec des personnages représentatifs de la société (chômeur, islamiste, mineur…). Un débat est prévu autour de ce livre dans le même espace ainsi qu’avec l’Algérienne Aïcha Bouabaci pour son livre Le désordre humain conté à mon petit-fils.
Trouver la voie dans l’ouverture
Leïla Aslaoui a signé son premier roman Chuchotements, paru aux éditions Dalimen. «Un roman bien construit. Nous sommes dans le présent, nous partons vers le passé... Toute une histoire autour d’une famille comprenant plusieurs événements, comme la colonisation, la guerre de libération, l’indépendance, les années du terrorisme.
Des questionnements d’une jeune fille», a précisé Dalila Nadjem, directrice des éditions Dalimen. Chuchotements est inscrit sur la liste du jury du premier prix Assia Djebar du roman, qui sera annoncé et attribué dans la soirée du 4 novembre à l’hôtel Hilton. Adriane Lassel revient, elle aussi, avec Une maison au bout du monde.
«C’est un récit sur son parcours. Adriane Lassel, qui a épousé un Algérien aujourd’hui décédé, revient sur sa maison au Chili. Une maison qui va mourir», a relevé la directrice de Dalimen, qui a parlé également du dernier récit de Fadéla Merabet, La piscine. L’essayiste y analyse les réactions après les attentats terroristes contre le siège du journal satirique français Charlie Hebdo en janvier 2014.
Mustpaha Cherif marque sa présence au SILA avec deux essais invitant à la réflexion, comme Une autre modernité, paru aux éditions Anep et Sortir des extrêmes, édité par Casbah. «Tous les peuples ont le droit de façonner la modernité à leur manière. Nous n’avons pas à imiter aveuglément un modèle. Nous avons à tirer profit des expériences des autres.
Et nous n’avons surtout pas à refuser la modernité, car il faut vivre avec notre temps. Certains s’enferment, se replient, craignent ou refusent la modernité. Il nous faut assumer la modernité, la façonner selon notre histoire, notre parcours, notre géographie, notre culture. Il est légitime de vouloir garder des repères et une certaine mémoire vivante», a plaidé Mustapha Cherif.
«Chaque peuple a le droit de trouver sa propre voie, mais dans l’ouverture, l’ouvert est mon concept», a-t-il appuyé. Plusieurs maisons d’édition ont traduit à l’arabe des ouvrages parus en français en 2014 comme Casbah avec Algérienne, de Louisette Ighilahriz ou Le Rempart, de Ali Haroun et Barzakh avec Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud.
Ce livre est publié avec la maison d’édition libanaise Dar Al Jadid. Sofiane Hadadj a dit beaucoup de bien du premier roman en arabe du jeune Miloud Yabrir, Djanoub El milh, (déjà primé aux Emirats arabes unis).
«La spécificité est que ce roman est publié en coédition également avec Dar Al Jadid à Beyrouth. Cela permet au livre d’exister à la fois en Algérie et dans le monde arabe parce qu’on sait que les maisons d’édition libanaises sont incontournables. Elles ont la tradition de la distribution», a-t-il expliqué.
Barzakh publie cette année d’autres romans avec Des pierres dans ma poche, de Kawthar Adimi, La fin qui nous attend, de Ryad Girod et Les fils du jour, de Yahia Belaskri.
L’essai d’Ahmed Tessa, L’impossible éradication, véritable plaidoyer pour l’enseignement de la langue française en Algérie, paru aux éditions Barzakh, pourrait susciter un grand débat, dans la continuité de celui entamé l’été dernier autour de la ‘‘darija’’ à l’école. Mardi 3 novembre, le ministère de l’Education nationale a programmé, en concertation avec le commissariat du SILA, une journée de débat sur l’école et le livre qui sera animé par, entre autres, Lila Medjahed, Meftah Benarous, Mohamed Daoud et Hocine Chelouf. «Les écrivains et les cinéastes algériens doivent trouver une place dans les manuels scolaires.
A cet effet, nous allons élaborer avec le ministère de la Culture un socle commun d’auteurs pour valoriser la dimension lecture au service de l’apprentissage au niveau de l’école. Au cours de ce Sila, nous organisons des ateliers de lecture et d’écriture avec des auteurs et des écoliers. C’est une manière de rapprocher le livre et son auteur de l’élève.
C’est un acte essentiel pour nous», a déclaré Nouria
Benghebrit, ministre de l’Education, lors de l’ouverture du Sila, plaidant pour la valorisation du patrimoine culturel national. Le stand de l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel (AARC) accueille des débats depuis le début du SILA.
Vendredi, Yahia Belaskri et le Français Mathias Enard (porté sur la short-list du Goncourt avec son roman Boussole paru chez Actes Sud) ont débattu autour de la thématique «Transmission, appropriation, circulation des savoirs».
Au niveau du même stand, Amel Chaouati a présenté Lire Assia Djebar. Assia Djebar dont les œuvres sont encore si peu traduites en langue arabe ou en tamazight en Algérie.